Chapitre quatorze
Il leur fallut un peu plus de quatre jours avant d’atteindre les rives de la rivière Esma, qui marquaient ainsi la frontière du royaume de Tademna, là où ils devaient se rendre. Ils en découvrirent la berge au moment même où leurs pieds la foulèrent, quittant ainsi brusquement les sous-bois parmi lesquels ils voyageaient afin de continuer d’éviter la route principale. De fait, la forêt s’arrêtait soudainement pour ne laisser devant les voyageurs que la grève, qui alors s’étendait sur près de seize pieds et était recouverte de galets grisâtres qui roulèrent allègrement sous leurs pas. Plus avant, la rivière s’écoulait dans son lit avec lenteur, ses eaux tranquilles défilant paresseusement sous leurs yeux et qui, bien plus à l’ouest, finiraient par se mêler aux courants tumultueux du fleuve Mémos, qui lui-même se jetterait finalement dans la mer profonde, au sud du Continent.
Sur l’autre bord de la rive, la Cuivrée s’élevait avec fierté, pleine de ses couleurs orange et brunes qui teintaient éternellement les ramures de ses bois. Érables, séquoias, ribambelle extraordinaire de sapindacées de toutes sortes se réunissaient en ces lieux, plus nombreux et variés qu’ils ne pouvaient l’être ailleurs, créant ainsi une sorte de majesté aux lieux dont les tademnains ne cessaient de se targuer. En contraste, se dressait au nord-est de leur position une immense montagne solitaire dont le pic était recouvert d’une épaisse couche de neige sempiternelle, sa tête frôlant les grands nuages de bronze qui sillonnaient le ciel blanchâtre, toisant les voyageurs de toute sa puissante hauteur.
Moréla ne s’attarda que peu devant le paysage qui s’offrait à ses yeux, préférant porter son attention sur la rivière qui leur faisait face. S’étant éloignés de la route principale, les voyageurs se retrouvaient contraints de devoir en traverser les eaux par leurs propres moyens, privés de quelque pont que ce fût. Une traversée à la nage était à proscrire, la plupart des jeunes Magiciens ne savaient pas nager. Et même si cela avait été le cas, Moréla ne s’y serait pas tentée. Malgré l’apparente tranquillité de la rivière, les courants qui la parcouraient étaient particulièrement forts. Associée à cela la profondeur de son lit, et toute tentative de traversée à la nage se résulterait en une noyade assurée.
Cela n’était néanmoins pas le seul problème avec la rivière Esma. Le deuxième tenait plus de la légende, que tous en Quatrième Terre prenaient néanmoins très au sérieux. Les tademnains avaient un goût particulièrement prononcé pour la réclusion de leur peuple vis-à-vis des autres. Aussi, par précaution, il était dit qu’ils avaient infesté une partie de la rivière de créatures immondes aptes à vous engloutir d’une seule et même bouchée.
Personne, à la connaissance de Moréla, ne s’était donné la peine de vérifier ces faits. Et si d’avance un téméraire s’était aventuré à en tester la véracité, il n’en était jamais ressorti pour s’en vanter. Quant aux livres que Moréla avait pu lire enfant, aucun ne démentait ces légendes, que les tademnains aimaient entretenir.
Restait donc une seule solution pouvant leur éviter un détour faramineux : élever eux-mêmes un pont qui enjamberait la rivière et leur permettrait d’en gagner l’autre rive.
La tâche était toutefois plus facile à formuler qu’à exécuter. Malgré les entraînements plus intensifs qu’auparavant qu’elle faisait faire à ses apprentis, ceux-ci n’avaient cependant pas encore réussi à rattraper le retard qu’ils avaient en comparaison avec les cousins Vinsere. Leur contrôle de la magie s’était quelque peu amélioré, certes. Mais aucun des exercices qu’elle leur soumettait ne ressemblait de près ou de loin à la tâche qu’elle s’apprêtait maintenant à leur confier. Moréla ignorait si ses apprentis seraient ne serait-ce qu’à même de relever le défi. Ils n’avaient pas le choix cependant.
Quelque peu à contrecœur, la Magicienne leur exposa son idée. À sa grande surprise, aucun ne protesta et les principaux concernés s’attelèrent à la tâche sans tarder. Les Magiciens manipulant l’art de la Terre s’approchèrent prudemment du lit du torrent, s’agenouillèrent et posèrent une main au sol. Ainsi accroupis, les quatre Magiciens — Antoine Alaekyn et Lenny Vinsere se trouvant de part et d’autre de Len Sararic et Abigail Staynhal — fermèrent les yeux et se concentrèrent, puisant tout au fond de leur être l’énergie nécessaire à la création d’une passerelle.
Les minutes défilèrent sans que rien ne se produisît, ce qui fit de plus en plus douter Moréla des capacités déjà moindres de ses novices. Si l’élévation d’une telle construction devait en effet nécessiter plus de concentration et d’énergie qu’ils n’avaient l’habitude d’user, le temps qu’ils y mettaient était cependant bien trop long pour que Moréla ne fût épargnée d’un lourd sentiment d’inquiétude.
Qu’avait-elle fait de travers ? Elle avait pourtant enseigné à ses apprentis de la même manière qu’elle avait elle-même été éduquée. Elle leur avait appris les bases essentielles du contrôle et de la manipulation de la magie. Ils auraient dû en être capables. Alors pourquoi échouaient-ils ? S’ils n’étaient pas à même de faire cela, qu’adviendrait-il d’eux, une fois face à l’ennemi ?
Cette pensée lui glaça les sangs. Ils n’étaient plus ni dans les forêts aslaviennes, ni entre les murs protecteurs de Syracuse. Alors que les minutes défilaient, elle sentit les yeux d’Aelina et Tany se poser sur elle, leur regard la dévisageant avec jugement. Moréla n’osa pas tourner les yeux vers elles.
Alors que le rouge de la honte montait à ses joues et qu’elle pensait que s’en était fini d’eux, la terre sous les mains des Magiciens se mit enfin à trembloter, faisant vibrer les galets qui la tapissaient. Peu à peu, des racines sortirent de terre, décuplées en nombre et en taille par la magie de ceux qui les appelaient, et s’entortillèrent les unes aux autres alors qu’elles enjambaient lentement la rivière, créant ainsi un pont au-dessus de l’eau.
Lorsque les racines rentrèrent en terre sur l’autre rive, les Magiciens de Terre s’affaissèrent, exténués par la quantité d’énergie dont ils avaient dû user. Même Len, habituellement plus habile pour gérer ses flux et sa magie, était essoufflée par l’effort. Quelques gouttes de sueur perlaient à son front.
Moréla soupira. Ils avaient mis du temps, mais ils avaient réussi. En cet instant précis, c’était tout ce qui importait. Toutefois, le soulagement de les voir réussir n’atténua en rien la honte que la Magicienne ressentait. Tany, qui n’avait pas caché ses doutes quant aux capacités de ses apprentis, devait se réjouir d’un tel échec. Quant à Aelina… elle préférait ne pas y songer. Son regard posé sur elle était assez lourd de sens.
Les poings serrés, Moréla reprit ses esprits. Elle ne devait pas perdre la face plus que ce n’était déjà le cas. Elle devait reprendre le contrôle de la situation, coûte que coûte.
Elle posa un regard dur sur les Magiciens de Terre, qui reprenaient difficilement leur souffle.
« Levez-vous, nous n’avons pas de temps à perdre. »
Ils levèrent un regard indéchiffrable vers elle.
Elle contint sa honte du mieux qu’elle put, et se tourna vers leurs camarades.
« Aidez-les », les invectiva-t-elle.
Sous les ordres de Moréla, quelques de leurs compagnons les aidèrent à se relever et les soutinrent tandis que Moréla s’engageait d’un pas pressant sur la passerelle, qui paraissait solide sous ses bottes. Ses apprentis la suivirent, de même qu’Aelina. Alors qu’elle atteignait le bout de la passerelle, Moréla se retourna. De l’autre côté, Tany laissait passer ses compagnons devant elle. Lorsqu’elle fut la dernière encore sur la berge, elle posa un pied guère assuré sur les racines. Une grimace étira les lèvres de la Magicienne. La Sorcière traversa d’un pas pressant et ne put réfréner un soupir de soulagement lorsqu’elle arriva de l’autre côté.
« Tu n’as pas confiance en eux ? »
Tany releva les yeux et affronta le regard noir de la Magicienne. Elle la défia un instant du regard, s’abstint cependant de lui répondre, et la dépassa alors que la troupe s’apprêtait à reprendre la route. Moréla la regarda passer en silence, les lèvres pincées. L’attitude de la Sorcière lui déplaisait au plus haut point, elle avait cependant du mal à lui en vouloir. Un sentiment coupable l’envahit tandis qu’elle songeait qu’elle accordait elle-même bien peu de confiance en la magie de ses Magiciens.
C’est la première fois qu’ils usent d’autant de magie en si peu de temps, songea-t-elle. Il est normal qu’ils aient des difficultés.
Un sentiment d’aigreur l’envahissait néanmoins. Elle se garda cependant d’exprimer à voix haute ses pensées. Nul besoin d’enrichir le venin de la Sorcière.
Ce ne fut que quelque deux heures avant le crépuscule que la troupe effleura enfin les abords de la cité de Tademna. Ne pouvant plus éviter la route principale à l’approche des portes de la cité-royaume, les voyageurs se résolurent à rejoindre cette dernière. Ils la suivirent ainsi jusqu’à la bifurcation qui devrait les mener vers la ville unique qui composait le royaume de Tademna, et suivirent cette nouvelle route. Après une longue marche, ils débouchèrent à nouveau sur les rives de la rivière Esma, son lit étant toutefois bien plus étroit que précédemment, ses eaux moins profondes. Étant cette fois-ci sur la route principale, un pont bas et large s’étendait devant eux, enjambant la rivière.
Il était évidemment stupide d’avoir traversé la rivière dans un sens pour la franchir à nouveau dans l’autre, ce qui ne manqua pas d’interpeler les jeunes Magiciens. Moréla leur expliqua alors que, fiers de leur solitude, les tademnains avaient fait en sorte que le chemin qui menait jusqu’à eux soit suffisamment escarpé pour décourager la plupart des voyageurs — et, heureusement pour eux, ils n’avaient guère la nécessité de vivre du commerce, subvenant parfaitement à leurs propres besoins. De ce fait, outre la rivière réputée pour être infestée par des créatures peu sympathiques, il était également impossible pour tout voyageur de longer la rivière par l’est et de remonter jusqu’à rejoindre le royaume de Tademna, dans la mesure où une forêt plus que dense, dont les troncs se touchaient presque les uns les autres, barrait le passage. Ainsi, le seul chemin accessible était celui que la troupe s’apprêtait à prendre.
Par chance, la présence d’un pont leur évita d’entrer dans les eaux tumultueuses et certainement gelées de la rivière, qui s’écoulait lentement avec la tranquillité du temps, et ce jusqu’à rejoindre plus bas quelques rapides qui débouchaient ensuite sur une cascade scintillante, avant de reprendre à nouveau sa lente progression. Cette fois, les voyageurs purent voir de leurs yeux que les eaux étaient bel et bien peuplées de ce côté-ci de la rivière. Toutefois, les créatures qui y vivaient semblaient loin d’être agressives. Il s’agissait là des plus grosses carpes que Moréla eût été donné de voir de sa vie. Elles possédaient les couleurs du soleil et de l’été, tantôt blanches, tantôt mouchetées d’orange et de rouge, parfois même parcourues de quelques taches noires. Et l’eau était si claire qu’il était aisé d’en apercevoir le fond, recouvert de ces mêmes galets gris qui tapissaient la berge, percé ici et là par quelques bouquets d’algues vertes.
Ce fut au crépuscule même qu’ils atteignirent finalement les portes de Tademna. Le cœur battant, Moréla s’arrêta un instant devant les portes de la cité. C’était la première fois qu’elle s’y rendait. Bien qu’elle eût accompagné son père lors de quelques de ses voyages, elle n’avait jamais eu l’occasion de venir à Tademna. En raison de leur préférence marquée pour l’isolation, son père s’y rendait généralement seul. En de rares occasions était-il accompagné d’Aelina.
L’entrée de la cité trouait une colonne de hauts arbres, serrés les uns contre les autres au point de ne laisser filtrer aucune lumière entre eux. Ainsi se présentait la muraille qui finissait de préserver Tademna l’imprenable, la solitaire, l’acariâtre comme certains préféraient la désigner, et ceux-ci en soit n’avaient pas tout à fait tort. La troupe passa les portes de la cité et déboucha directement sur la grand-place, pratiquement vide de monde à cette heure du jour. Elle se composait principalement d’une grande mosaïque circulaire drapant son sol, teinte des couleurs de l’automne telles les armoiries du royaume l’étaient, et représentait une rose des vents magnifique, reproduite sous la forme d’un sublime nymphéa.
Autour de la grand-place, des ruelles s’étiraient dans toutes les directions à la manière des rayons d’une roue de chariot. Les bâtiments s’élevaient haut dans le ciel, où s’étendaient aux balcons et fenêtres nombre de cordages où séchaient vêtements et viandes de toutes sortes. Devant eux, et s’étalant sur tout l’horizon, se dressait la montagne précédemment aperçue, si haute que les voyageurs ne pouvaient voir d’elle que ses bases rocheuses. La ramure des résineux qui les entouraient leur cachait allègrement le reste de sa personne. Et sur les flancs de l’éminence naturelle poussaient des maisonnées de bois, pareilles à des champignons sauvages.
Les voyageurs traversèrent la grand-place sous les yeux curieux des rares badauds qui traînassaient encore dans les rues. Les enfants les montrèrent du doigt à force de cris, comme si la troupe était quelque attraction accompagnant une caravane de saltimbanques hauts perchés. Les plus curieux tentèrent bien de s’approcher, pour ensuite se carapater aussi sec lorsqu’ils entrevirent sous le capuchon de Tany ses yeux de Sorcière. Puis ce ne fut que chuchotements épars sur les raisons pouvant mener une compagnie de bonnes gens à fréquenter un être tel qu’elle.
Moréla retint un sourire. Qu’importe ce que Jasper pouvait dire de Tany, sa nature toujours reprenait le pas.
La nouvelle de l’alliance de Syracuse avec une Merig ne devait pas encore avoir atteint les oreilles des tademnains, chose qui ne surprenait guère la Magicienne. La réclusion, si elle convenait parfaitement à ce peuple, les tenait également éloignés des nouvelles du monde.
Le castel de Tademna se trouvait au plus profond de la ville, au pied même de la montagne, enfoui sous la frondaison de vénérables marronniers qui s’étendaient au-dessus de lui telle une coupole protectrice. Moréla ne savait si la notion de « castel » était idéale pour désigner le bâtiment supposé suprême du royaume, dans la mesure où le palais en lui-même n’était guère plus grand que le manoir d’Aelina, et ne possédait en tout et pour tout d’un rez-de-chaussée et un étage.
La façade avant de la bâtisse était arrondie et divisée en trois parties, dont celle du milieu était de loin la plus étendue. Les murs du palais étaient taillés dans une pierre étrange, lisse et incroyablement polie, qui possédait une curieuse couleur blanche crémeuse aux reflets rose pâle, telles les perles nacrées des Galéasses. L’étage était le seul à posséder des murs habillés de vitres, et encore s’agissait-il d’une seule et grande baie vitrée recouvrant alors tout ce qui aurait dû être de pierre.
Ainsi, les voyageurs pouvaient apercevoir à l’extrême droite la salle du Conseil dont le dossier royal tournait le dos à l’extérieur. À gauche se trouvait la salle à dîner commune, là où les invités devaient être conviés lorsqu’ils se rendaient jusqu’ici, la place seigneuriale tournant une fois de plus le dos à la baie vitrée. Enfin, la pièce centrale et probablement la plus importante, était réservée à la salle du trône, celui-ci ne montrant que son dossier à l’instar de ses confrères des autres pièces. Une disposition pour le moins curieuse que Moréla n’avait encore jamais vue jusqu’ici, particularité qui devait certainement être propre à Tademna, ce qui ne faisait que la conforter dans l’idée qu’il s’agissait là d’un royaume bien étrange.
Le seuil du castel n’était constitué que d’une grande arche qui laissait libre l’entrée, pareille à celles des vieux temples, avec à ses pieds trois marches taillées dans le même matériau que le reste de la bâtisse. Les voyageurs les montèrent prudemment, suivant Aelina qui connaissait bien mieux ces lieux que ses compagnons. L’intérieur du bâtiment était aussi surprenant qu’il le laissait penser de l’extérieur. Il n’existait ici aucun couloir, aucune porte menant à un énième endroit, et ne créait ainsi qu’une seule et vaste pièce qui s’étalait sur la totalité du rez-de-chaussée. Elle était remplie de vases colorés posés sur des piliers de bois, tous élagués en des formes différentes et dont le matériel lui-même variait d’un pilier à l’autre, aucun ne ressemblant à son voisin. Chaque vase offrait à la vue du visiteur des bouquets splendides aux parfums divers, tantôt doux et tendres, tantôt épicés et prenant à la gorge, suffocants.
Entre les piliers se dressaient également des statues de taille et de forme diverses, toutes également dans un bois différent, polies avec une perfection telle qu’elles réfléchissaient les derniers rayons crépusculaires du soleil. Aelina évolua entre elles, et apprit à ses compagnons que ces statues n’étaient autres que les effigies des rois et reines passés ayant gouverné le royaume de Tademna, et ce depuis sa création. Cela étonna grandement Moréla, tant qu’elle prit une attention particulière à l’observation des faciès qui l’entouraient. Elle remarqua ainsi que chacun portait à la boutonnière de son blason une fleur différente, comme une sorte de symbole. La troupe traversa la pièce d’un pas lent, épris d’un sentiment de respect vis-à-vis de cet endroit.
Arrivés au fond de la salle, ils tombèrent nez à nez avec l’immense bibliothèque royale, l’une des plus petites qu’il eût été donné à Moréla de voir. Comme pour l’étage du castel, le mur du fond qui la constituait avait été remplacé par une prodigieuse baie vitrée donnant vue sur un splendide jardin. Là s’épanouissaient nombre de cerisiers rouges dont les fleurs jonchaient le sol, le couvrant d’un tapis soyeux. Deux escaliers arqués encadraient élégamment la bibliothèque, menant du rez-de-chaussée à l’étage.
La compagnie s’engagea sur celui de droite, qui les mena alors à la salle du Conseil, où une table rectangulaire se trouvait en son milieu, que plusieurs dizaines de chaises encadraient. Devant eux, la grande vitre faisant office de mur leur présentait Tademna sous l’un de ses plus beaux aspects. C’est alors que Moréla comprit que tout dans ce royaume avait été fait pour que le voyageur admirât la ville, que son regard y soit accroché et que rien ne lui échappât. Quoi que plein d’orgueil, il s’agissait là d’un travail magnifique.
Les voyageurs ne s’attardèrent guère dans la salle du Conseil et se dirigèrent directement vers la suivante, la salle du trône comme Moréla l’avait précédemment remarqué. Comme quasiment tout ce qui faisait l’art de Tademna, le siège royal était tout de bois fait, sculpté de sorte à faire apparaître sur lui une sorte de mosaïque effilée, enchaînements de plusieurs liens de bois reliés les uns aux autres en des courbes gracieuses qui n’étaient pas sans rappeler certaines runes des temps passés. Et il n’y avait aucune tenture pour le draper, aucune peinture pour le colorer, laissant nu le bois taillé, l’enjolivant de sa brillance naturelle, le rehaussant d’une manière tout aussi pure d’un éclat cuivré.
Et, assise sur ce trône majestueux, se tenait une jeune Aïly dont le regard indifférent se posait sur eux avec une impassibilité de fer.
Moréla savait que les Aëlez, comme toutes les autres créatures magiques, cessaient de vieillir sitôt leur magie entièrement développée, ce qui, d’après Kisumi, arrivait généralement autour de leurs vingt-cinq ans. Pourtant, celle qui leur faisait face possédait un visage des plus juvéniles, propre encore à celui d’une enfant de douze ans à peine, dont la peau incroyablement blanche accentuait ses traits enfantins. Ses cheveux d’un blond translucide, néanmoins parcourus de reflets rose clair, lui arrivaient au niveau des omoplates et encadraient un visage triangulaire prématurément fin. Son cou gracile était paré d’un collier de perles rosâtres, de celles, rares, que seules les îles des Galéasses étaient à même de se procurer.
Sa robe cintrée soulignait sa taille déjà fine, beaucoup trop maigre cependant pour une enfant. Il s’agissait d’une robe en bustier qui laissait son dos à nu et dont la couleur était semblable à celle des perles qu’elle portait et du castel qui l’abritait. Une ceinture de soie bordeaux encerclait ses côtes saillantes, sous une poitrine n’existant pas encore. Ses fines jambes étaient croisées comme celles d’une dame à la différence que ses chevilles, d’une maigreur excessive, étaient également croisées comme seules les petites filles le font encore. Tranchant également sur sa tenue de femme, ses pieds étaient irrévocablement nus et rappelaient ainsi la préférence de certaines créatures magiques à ne point mettre de souliers.
Moréla remarqua aussi la présence, à l’index gauche de l’Aïly qui tapait avec impatience sur l’accoudoir de son trône, la présence d’une fine bague de cuivre surmontée de rubis qui, assemblés, formaient avec élégance un trèfle rouge. Enfin, dans son dos osseux naissaient une paire d’ailes étranges qui s’étendaient sur une courte distance. Elles dépassaient à peine la longueur de ses épaules, ses plumes désordonnées, duveteuses à la manière de celles d’un poussin, s’ébouriffant dans tous les sens en un assemblage alambiqué de plumes bordeaux qui, de temps à autre, pointaient ici et là en des courbes biscornues, telle une chevelure mal brossée.
Moréla se demanda alors si cela en était de même pour tous les Aëlez lors de leurs premières années, lorsque leurs ailes commençaient à se former, ou si au contraire celles-ci étaient particulièrement anormales.
Les jeunes Magiciens restèrent stupéfaits devant l’Aïly, ne croyant pas ce que pourtant leurs yeux leur montraient. Moréla comprenait aisément. Jamais personne n’aurait envisagé comme étant possible qu’une créature magique, et particulièrement une Aïly, pût être à la tête d’un royaume humain. D’aucuns se demanderaient quelles circonstances avaient fait que les choses en arrivassent là, car il était évident que l’enfant se tenant sur ce trône était née ici. Ce qui pouvait être d’autant plus surprenant. Cependant, ni Aelina ni Moréla elle-même ne réagirent à pareille vision.
Bien que Moréla venait en ces lieux pour la première fois, en tant qu’ancienne héritière du trône de son père elle n’ignorait rien de l’histoire des royaumes qu’elle aurait dû gouverner un jour. Aussi, l’histoire de Tademna faisait partie de ces connaissances que Moréla possédait. Le savoir cependant ne retirait en rien l’invraisemblance de la vision. Quant aux créatures magiques qui les accompagnaient, aucun ne réagit non plus. Cette histoire devait aussi être connue parmi leurs peuples. Moréla tourna rapidement un regard vers Vackyrie. Celle-ci demeurait impassible, le visage de marbre comme elle ne s’en départissait jamais.
Sa surprise première passée, Moréla découvrit ensuite qu’une autre personne se tenait-là, un peu en retrait, debout près du mur qui faisait face à la troupe et se tenant aussi droite et immobile qu’une statue de pierre. L’homme s’avéra être un rouquin aux multiples taches de rousseur sur le visage, à l’instar de Sloe. Ses yeux étaient dissimulés derrière des lunettes en pince-nez aux verres tintés, si bien qu’il était impossible pour la Magicienne de savoir où son regard se posait. Il portait une chemise en peau de daim ainsi que des bas en cuir de cerf. Ses hanches étaient saignées par une ceinture étroite à boucle d’or, tandis qu’un anneau d’or cerclait son biceps gauche et, pour finir, se trouvaient de hautes bottes en cuir d’ours à ses pieds.
Mis à part son air renfrogné, rien chez lui ne portait réellement à suspicion. Moréla supposa qu’il s’agissait probablement du garde-servant de la princesse, ou de son bras droit à la manière dont Jonal Vinsere l’avait été pour Père. Cependant, par précaution, Moréla étendit sa magie vers lui. Après tout, leur compagnie s’était rendue à Tademna à la recherche d’un être magique. Magicien ou Sorcier, cela Moréla l’ignorait. Rien aux sens de la Magicienne ne laissait présager chez l’homme la présence de quelque magie que ce fût, ce n’était donc pas un Magicien. Moréla rétracta sa magie. Elle reporta alors son attention sur la princesse, et attendit de voir comment les choses allaient tourner.
Tout d’abord, la princesse Aïly commença par décroiser ses chevilles et ses jambes avec une lenteur étudiée, puis elle se leva avec une grâce que Moréla n’aurait jamais soupçonnée chez une aussi jeune fille. Elle étudia les voyageurs d’un regard lent, qui s’arrêta un instant sur Vackyrie, en arrière d’eux. Aelina fit quelques pas en avant, puis s’inclina respectueusement.
« Votre Majesté, entonna la jeune femme, nous sommes des envoyés de Syracuse et nous souhaiterions nous entretenir avec vous d’un sujet important. »
La jeune princesse posa ses yeux sur elle.
« Je me souviens de vous, dame Aelina. Vous étiez la voix de Syracuse, du temps de mes parents.
— En effet, votre Majesté.
— Dîtes-moi, dame Aelina, pour quelle raison une Merig se trouve-t-elle avec vous ? »
Moréla tourna les yeux vers la Sorcière. Celle-ci ne sourcilla pas, soutenant avec audace le regard que la princesse avait soudainement posé sur elle. Moréla tressaillit.
« Votre Majesté, intervint alors la Magicienne sous le regard consterné d’Aelina. J’ai conscience que la présence d’une Merig en vos terres est une aberration, cependant croyez bien…
— Vous êtes… ? »
Moréla s’arrêta dans sa tirade. Une boule se forma dans sa gorge, tandis que la princesse posait sur elle un regard à peine curieux, presque indifférent.
« … je suis la princesse Moréla Sarteryön, répondit celle-ci d’une voix rauque.
— Oh, je vois ! poursuivit l’Aïly avec un haussement de sourcils. La renégate est donc rentrée au pays. »
La boule tomba lourdement dans son ventre, pesante.
« Et donc, princesse Moréla, êtes-vous la nouvelle voix de Syracuse ?
— Non, votre Majesté…
— Alors c’est avec dame Aelina que je m’entretiendrai. »
La boule tomba plus bas que terre. Moréla sentit ses joues brûler, et de honte elle baissa les yeux.
« Ross, invectiva la princesse, pourriez-vous guider nos… invités vers un lieu qui conviendrait mieux à leur attente ?
— Oui, votre Majesté. »
Le jeune homme s’inclina et s’éloigna sans attendre. D’abord confus, les jeunes Magiciens tournèrent des yeux perdus vers Moréla, puis Aelina. Celle-ci leur accorda un léger signe de tête, après quoi la compagnie s’élança à la suite du dénommé Ross. Ravalant sa fierté, Moréla les suivit d’un pas lourd.
Ainsi guidée, la compagnie quitta le palais, et s’en éloigna tout en longeant la montagne. Ils franchirent une allée de respectables érables dorés et rouges, qui faisaient tomber sur eux leur ramure colorée. Ils finirent par rejoindre le pied de la montagne et grimpèrent une envolée d’escaliers, jusqu’à rejoindre un amoncellement de maisonnées en bois que le dénommé Ross indiqua comme étant le quartier réservé aux invités. Après quoi il tourna les talons sans un mot de plus, et reparti.
Laissée à l’abandon, la troupe demeura immobile un long moment, plongée dans le silence. Moréla elle-même s’était murée dans le mutisme. Lui revinrent alors les paroles d’Aelina, le jour où ils étaient arrivés chez elle.
Nul souverain ne voudra parler avec une princesse renégate.
Plongée dans ses songes, la Magicienne sentit le regard pesant de ses Magiciens sur elle. Ils attendaient des ordres, une once d’indication. Elle sentit également les regards des Elfes, de Vackyrie. Elle sentit le regard de Tany. Un goût amer tapissa sa langue. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait pour, en cet instant, être invisible.
« Reprenez vos entraînements, dit alors la Sorcière d’une voix forte. Quitte à devoir attendre, autant mettre ce temps à profit. »
Alors que la honte grandissait en elle, Moréla vit Tany guider ses apprentis plus haut dans la montagne, à la recherche d’un terrain plat et dégagé.
« Tany ? »
Moréla tourna un regard incrédule vers Ashley. La jeune fille ne parlait que très peu avec qui que ce soit d’autre que son frère. À peine répondait-elle lorsque la Magicienne s’adressait à elle, et jamais ne l’avait-elle interpelée de la sorte.
La Sorcière posa les yeux sur elle, par-dessus son épaule.
« Oui ? répondit celle-ci le plus naturellement du monde, comme si elle était légitime, comme si elle avait sa place parmi eux, son mot à dire, comme si elle pouvait répondre de quoi que ce fût.
— Comment une Aïly est-elle devenue princesse ? » demanda Ashley.
Tany tourna les yeux vers Moréla, qui détourna les siens. Après un instant de silence, elle répondit.
« Par un concours de circonstances, dit alors la Sorcière. Les feux souverains de Tademna ont trouvé son Œuf dans les bois, et l’ont adoptée.
— Son… Œuf ?
— Toute créature magique naît d’un Œuf, poursuivit Kisumi. Pas un comme vous en avez l’habitude d’en voir, bien sûr. Les nôtres sont d’une taille largement supérieure, de couleurs diverses. Dépendamment de l’espèce, une femelle met entre dix-sept et vingt-deux mois pour concevoir un Œuf. Celui-ci est ensuite laissé au Monde Bleu, le royaume des Merÿnn, qui eux se chargeront de le couver et d’éduquer la créature qui naîtra. L’attente minimale pour voir un Œuf éclore est d’un an, mais plus celui-ci prendra des années à se développer, plus la créature qu’il renferme s’avérera puissante. À sa naissance, la créature est prise en charge par les Merÿnn, et ce jusqu’à ce qu’elle soit adulte. C’est du moins ce qui se passe habituellement.
— Cela n’a cependant pas été le cas pour la princesse de Tademna, car elle est née ici, reprit Tany. Les feux souverains de Tademna trouvèrent son Œuf alors qu’ils se promenaient dans les environs de leur royaume, et nulle trace de ses géniteurs. Ils prirent donc la décision d’adopter l’Œuf, et un an plus tard la princesse venait au monde. Ses parents adoptifs moururent encore un an après, ce qui fit d’elle la seule héritière du trône dont elle héritera légitimement à ses quinze ans, comme le veut la tradition. En attendant, c’est au Conseil de prendre les décisions du royaume et de superviser l’apprentissage de la princesse, même si en tant qu’héritière elle possède d’ores et déjà quelques pouvoirs.
— Comment sont morts les souverains ? interrogea Henri.
— On l’ignore. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils furent retrouvés morts dans les bois, la princesse à leurs côtés. D’après ce qu’on dit, elle ne garde aucun souvenir de ce qui s’est passé, aussi le mystère reste entier. »
Moréla fronça des sourcils à cette pensée.
Entier dans la simple mesure des faits, ce qui n’excluait pas les hypothèses que l’on pouvait émettre. La Magicienne en avait majoritairement une, que Tany partageait certainement, à n’en point douter. Mais elle ne pouvait la confirmer pour diverses raisons, sans parler du fait que cela soulèverait plus de questions que cela ne donnerait de réponse. La seule chose que personne ne pouvait nier était le fait que l’assassinat des souverains et la disparition des parents biologiques de la jeune Aïly s’étaient produits sur les terres de Tademna et ne pouvaient, en ces conditions, être l’œuvre du hasard.
Tandis qu’elle était plongée dans ces songes, la compagnie poursuivit son ascension. Ils montrèrent une ribambelle de marches taillées à même le flanc de la montagne et s’élevèrent au-dessus de la ville qui, alors, s’étendait à leurs pieds, la mosaïque de la grand-place éclatant en mille couleurs scintillantes sous les derniers rayons de soleil.
Ils grimpèrent ainsi jusqu’à arriver à une forme de palier où naissait un grand jardin creusé dans la pierre, dont un érable aux teintes orange se faisait le gardien de sa tranquillité. En attendant le retour d’Aelina, les jeunes Magiciens se répartirent en plusieurs groupes afin de poursuivre leur apprentissage. Au plus grand dégoût de Moréla, Tany eut même l’audace de prendre Ervey à parti et, le menant un peu en retrait de la bande, lui enjoignit de s’emparer du couteau rangé à sa ceinture et, se saisissant du sien, entreprit de lui apprendre l’art brut du combat au corps-à-corps. Et personne ne protesta. Ni les Magiciens, ni Kisumi. Dépitée, Moréla détourna les yeux.
Le jour tomba avec une lenteur accablante. Indifférents au silence de Moréla, les jeunes Magiciens poursuivirent leurs entraînements sans un regard pour elle. Puis, lorsque Tany leur intima de prendre une pause, ils obéirent et, sous sa direction, préparèrent ce qui leur servirait de repas du soir. Contrariée, la Magicienne les regarda faire sans un mot. Ses apprentis évoluaient autour de la Sorcière avec naturel, sans se soucier le moins du monde de ce qu’elle était. Et elle se plaçait au milieu de leur camp, surveillant du regard ce que tous faisaient. Une grimace étira les lèvres de Moréla.
Le jour était tombé depuis longtemps déjà lorsque leur revint Aelina. À ce moment-là, seul un petit feu de camp enflammé par les jeunes Magiciens leur permettait encore de s’y retrouver. Aelina leur arriva comme une apparition, surgissant soudain des ombres nocturnes, tenant une simple torche à la main.
« Alors ? » demanda Moréla d’une voix pressante, le premier mot qu’elle prononçait depuis qu’ils avaient quitté le palais.
La jeune femme lui jeta un regard indéchiffrable. Elle soupira, lasse.
« Alors je ne sais pas, répondit simplement Aelina. J’ai exposé la situation à Yatta, mais elle a refusé de prendre une décision. Je ne sais pas si sa réponse sera favorable, ou même si elle répondra tout court. Cela pourrait prendre des jours… Elle semble attachée à son peuple, et refuse de nous “livrer” l’être magique qu’elle cache. Je retournerai la voir demain, pour tenter de la convaincre. En attendant, il nous faudra être patients. »
Déçue, Moréla retomba dans le silence. Qui sait combien de temps la princesse les ferait attendre. Ce serait du temps perdu sur la mission qui était la leur, mais avaient-ils d’autres choix que de le supporter ?
Elle repensa avec amertume au fait que la princesse ait préféré s’entretenir avec Aelina, la dédaignant complètement. Aelina l’avait pourtant prévenue, la réalité n’en faisait pas moins mal. Et ce n’était que le début. Ils avaient d’autres royaumes à visiter, d’autres souverains à rencontrer. Une bile acide se posa sur la langue de Moréla à cette pensée.
Au moins, tenta-t-elle de se conforter, Aelina sera là pour me remplacer.
Leur mission ne serait pas un total échec, avec la jeune femme à leurs côtés.
Nul souverain ne voudra parler avec une princesse renégate.
Elle ne pensait pas, à ce moment-là, que ces mots seraient si vrais. Le dédain était donc le prix de son exil.
※ ※ ※
Au pied de la montagne, les portes de Tademna étaient éclairées de torches enflammées, et devant elles passaient de temps à autre un garde armé, ombre parmi les obscurcissements de la nuit. La ville était silencieuse et quasiment plongée dans le noir, seules quelques lumières persistaient dans certaines habitations, lucioles immobiles dans l’obscurité. Un peu en retrait de la ville, non loin du castel royal, des bicoques à peine plus imposantes que celles mises à la disposition des jeunes Magiciens abritaient les Conseillers royaux, et laissaient apparaître ici et là quelques bougies allumées aux fenêtres.
Derrière le palais se trouvait le jardin aux cerisiers où quelques lanternes rouges brillaient doucement, lui donnant ainsi une quiétude apaisante, presque irréelle. Enfin, tout au fond de l’enceinte se trouvait la demeure de Yatta, maisonnée à peine plus grande encore que celles des Conseillers, seulement éclairée par les lanternes du jardin aux cerisiers. Elle était perchée à flanc de montagne, élevée de quelques mètres à peine du sol. De sa fenêtre, la vue portait au-dessus des ramures des arbres. Seul un faisait exception, planté un peu plus haut que ses confrères, et dont les branches les plus élevées atteignaient ses fenêtres.
Penchée sur le linteau de l’une d’elles, Yatta scrutait le ciel des yeux. Cependant, les nuages bas attirés par la montagne et la noirceur de la nuit l’empêchaient de distinguer quoi que ce fut. Après de longues minutes, la jeune fille soupira de résignation et s’écarta du linteau. Le pas traînant, elle quitta ce qu’elle appelait son « balcon », la seule partie visible de sa demeure. Tout le reste était imbriqué dans la montagne même, comme cela était le cas pour beaucoup d’autres masures et commerces. Ces parties dans la montagne étaient toujours plus fraîches, ce qui était plutôt agréable en été, beaucoup moins en hiver.
S’éloignant ainsi du balcon, elle déambula sans réel but dans les pièces de sa demeure. Les sourcils froncés, elle mordillait son pouce du bout des dents. Soudain, un bruit sourd lui vint depuis le balcon. Elle se figea, le cœur palpitant, puis se retourna avec empressement et courut jusqu’à celui-ci. À nouveau, le bruit sourd se fit entendre, provenant du plafond. La jeune princesse se jeta alors sur le linteau de la fenêtre, le cœur battant. Se penchant en avant, elle se contorsionna pour parvenir à voir ce qui se trouvait sur son toit. N’apercevant rien, elle grimpa davantage sur le rebord de fenêtre, s’y assit et, les mains fermement accrochées, elle se pencha davantage en arrière. Étirant le cou le plus possible, elle chercha des yeux l’origine du bruit qu’elle avait entendu.
« Ici. »
La voix, grave et brusque, fit sursauter la jeune fille. Elle se tourna avec précipitation vers elle. En face d’elle, sur l’arbre immense qui avoisinait sa fenêtre, une ombre se tenait fermement debout sur l’une des branches. Yatta se demanda un instant comment cela se faisait. La branche, trop fine pour une telle carrure, aurait dû céder sous son poids. La jeune fille ne s’attarda cependant pas davantage sur la question. Son cœur bondit tandis qu’elle croisait le regard de l’ombre.
Le cœur au bord des lèvres, Yatta demeura silencieuse de longues secondes. Elle se rendit alors compte qu’elle ne savait pas quoi dire, alors même qu’elle avait espéré cette rencontre. Elle avait espéré pouvoir lui parler, dès l’instant même où elle l’avait vue, en retrait derrière ces Magiciens qui étaient venus l’importuner.
Quelque peu hésitante, Yatta se décida finalement à prendre la parole.
« Je… j-je suis heureuse que tu sois venue ! »
L’ombre ne bougea pas, ne prononça pas un mot. Incertaine de ce qu’elle devait faire, la jeune fille commença à danser d’un pied sur l’autre. Elle se retint, au prix d’un grand effort, de porter le pouce à ses lèvres.
« C-comment tu t’appelles ? »
L’ombre garda obstinément le silence, son regard rivé sur la jeune fille. Le cœur de celle-ci devint de plus en plus lourd dans sa poitrine. Puis, après un temps qui lui parut être une éternité, l’ombre se leva.
Elle s’en va !
Son cœur repartit de plus belle. Elle ne voulait pas la voir partir. Elle avait tant de choses à lui demander, tant que questions à poser, elle voulait savoir, elle voulait, elle voulait…
D’un coup d’ailes puissant, l’ombre quitta sa branche. La seconde suivante, elle faisait face à Yatta, son visage à quelques centimètres à peine du sien. Prise au dépourvu, la jeune fille recula de quelques pas.
L’Aïly paraissait plus immense encore, dans l’encadrement de la fenêtre. Seuls son visage et une partie de son buste étaient visibles. Dans son dos, ses ailes puissantes battaient à un rythme régulier, la maintenant à hauteur de la fenêtre. Yatta resta un instant silencieuse face à elle. Ses yeux se posèrent sur le visage anguleux de la créature, ses traits marqués, sa nuque large, ses clavicules dessinées avec précision, sa poitrine ferme où se dessinaient des muscles saillants.
C’était la première fois que Yatta rencontrait quelqu’un comme elle. Cette pensée la fit silencieusement rire. La jeune fille ne ressemblait en rien à l’Aïly qui se trouvait face à elle. Yatta n’était qu’os et maigreur, et si minuscule en comparaison. Elle releva les yeux, et croisa le regard bleu de la créature.
« Vak’y Rie », dit alors l’Aïly.
Yatta sursauta. La voix, rauque, l’avait prise au dépourvu.
Son cœur bâta à nouveau la chamade. Elle n’avait plus espéré entendre la voix de la créature. Bien qu’elle fût heureuse que l’Aïly lui répondît enfin, elle était également indécise. Elle n’était pas sûre d’avoir compris ce que l’Aïly lui avait dit. Les sons, gutturaux, avaient des sonorités qu’elle n’avait encore jamais entendues. Yatta ignorait si l’Aïly avait répondu à sa question, ou si elle avait dit tout autre chose. Et elle avait peur qu’en lui posant la question, elle l’offenserait. Mieux valait taire son incompréhension.
« J-j’ai tellement de questions à te poser », bredouilla la jeune fille.
L’Aïly la dévisagea en silence. Yatta se demandait si les Aëlez étaient normalement ainsi, laissant de longues secondes s’écouler entre chaque réponse.
« Tu devrais aller à Ellesia », répondit finalement l’Aïly.
Bien que soulagée que la créature s’adressât finalement à elle en langue commune, Yatta se renfrogna.
« C’est ce que dame Aelina a dit, répondit la jeune fille du bout des lèvres. Que je devrais les aider et aller à Ellesia.
— Tu devrais y aller.
— C’est pour ça que tu es ici ? Pour me convaincre ? »
Yatta regretta quelque peu son ton acerbe alors que la créature se penchait vers elle. Avec l’absence de lumière, son regard sombre paraissait noir. La jeune fille était bien incapable de deviner les pensées de son interlocutrice, mais croisant ce regard elle eut l’impression d’y déceler de la colère.
« Je me fiche de la guerre des humains, répondit l’Aïly d’une voix profonde. Ce qui les concerne ne nous regarde pas. »
Puis, se redressant et toisant la jeune fille de toute sa hauteur :
« Un royaume humain n’est pas une place pour une Aeliye. »
Cette fois-ci, le cœur de Yatta se serra. Elle baissa les yeux, le visage blême.
« Alors… tu es là pour me ramener auprès des autres Aëlez. »
Le silence tomba, pesant davantage encore sur les épaules de la jeune fille. Après quelques minutes, qui lui parurent être une éternité, elle osa jeter un regard vers l’Aïly. La créature la dévisageait d’un regard profond. La colère semblait l’avoir désertée, remplacée par quelque chose que la jeune fille ne s’expliquait pas.
« Personne, entonna la créature d’une voix cave, ne nous commande. Une Aeliye n’a pas sa place ici, mais ni moi ni personne ne sommes en droit de te donner des ordres. Si tu désires vivre parmi les humains, tel est ton droit. En revanche, tu restes une Aeliye. Tu dois apprendre ce qu’il y a à apprendre sur notre peuple, notre rôle, notre langue. Tu dois apprendre à soigner tes ailes, et à les utiliser. »
Elle appuya ses mots d’un regard lourd de sens. En cet instant, Yatta aurait aimé cacher ces ailes qui étaient siennes. En comparaison à celles, puissantes, de son interlocutrice, celles de la jeune fille paraissaient ébouriffées, sales et mal entretenues.
« Les Maeryën sont ceux qui normalement nous éduquent, poursuivit l’Aïly, mais je doute que tu puisses entrer un jour en leur royaume. Il est trop tard pour toi. Tu pourras néanmoins obtenir du savoir à Ellesia. La Reine Mère semble disposée à accueillir chez elle tous les santsefah que ses serviteurs lui enverront. Tu y trouveras sûrement, toi aussi, le savoir dont tu as besoin. »
Yatta baissa la tête une fois de plus. Au fond d’elle, elle savait que la créature disait vrai. Elle ne pouvait demeurer dans l’ignorance de ce qu’elle était. Elle releva la tête, planta les yeux dans ceux de l’Aïly.
« Que veut dire “santsefah” ? lui demanda-t-elle.
— Tu le sauras si tu vas à Ellesia. »
Un léger sourire étira les lèvres de la jeune fille.
« Alors j’irai. »
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