Chapitre seize

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Le soleil n’était pas encore levé, mais cela ne changeait rien pour lui. Le sommeil l’avait fui et il n’y avait aucun moyen pour lui de le récupérer. Il ne le pouvait jamais. Qu’importe. L’aube ne tarderait pas à se montrer, cela n’aurait guère valu la peine pour quelques minutes supplémentaires.

Avec un soupir, Kisumi se redressa, étira son dos, ses membres engourdis. Un léger fourmillement lui vint de son pied nu. Il baissa ses prunelles sur le millipède qui le parcourait. Lentement, il s’accroupit et tendit l’oreille. Les yeux fermés, il écouta le chant des centaines de pattes minuscules qui s’agitaient. Il rouvrit les yeux, salua la créature d’un mouvement de tête. Celle-ci le quitta et disparut sous une feuille morte, s’enfonçant dans les profondeurs de la forêt. L’Elfe se redressa à nouveau et huma l’air. Le temps serait humide. Peut-être même pleuvrait-il.

Il délaissa le nid de feuillages et de branches qu’il s’était forgé pour la nuit et marcha résolument dans les bois. Il n’avait guère marqué son chemin, pourtant il n’eut aucun mal à s’y retrouver. Les insectes étaient ses guides, il lui suffisait de tendre l’oreille pour entendre les directions qu’ils lui soufflaient. Suivant toujours ses minuscules camarades, Kisumi jeta un regard alentour, leva les yeux au ciel. Il n’avait plus vu trace de Ranoli ou Vackyrie depuis leur arrivée, mais cela ne l’inquiétait guère. En tant qu’Elfe de la Forêt, Ranoli était plus que dans son élément. Il voulait certainement demeurer seul le plus longtemps possible, et ne le rejoindrait que lorsqu’il n’aurait plus le choix. Comme à son habitude. Quant à Vackyrie… Kisumi se préoccupait bien peu d’elle. Les affaires des Aëlez ne le regardaient en rien, et Vackyrie était autrement plus capable que les deux Elfes de se débrouiller.

Il continua de cheminer dans la Cuivrée pendant de longues minutes, s’imprégnant de la quiétude qui l’habitait. Il regrettait devoir rejoindre le tintamarre des voix, du fer qui s’entrechoque, des pas lourds qui s’écrasaient sur la terre. Les humains ne savaient guère se mouvoir en silence, toujours trop de bruits accompagnaient leur marche. Kisumi secoua la tête, comme pour chasser ces pensées de son esprit. Il prit une grande inspiration, puis expira longuement.

Bientôt, se dit-il. Bientôt, ce sera fini.

Il s’en réjouissait en avance. Il secoua à nouveau la tête et se força à plus de froideur d’esprit. Chaque chose en son temps. Tout d’abord, il avait un travail à accomplir. Ensuite, et seulement ensuite, il pourrait se réjouir.

Plongé dans ses pensées, il se rendit à peine compte qu’il avait rejoint la barrière d’arbres massifs qui protégeait la cité de Tademna de l’extérieur. D’un pas léger, il s’approcha des grandes portes qui en marquaient l’entrée, béantes en ce début de journée. Ainsi, devant lui s’ouvrait Tademna la solitaire, présentant sa grand-place et son joyau de mosaïque à la vue des étrangers. Les lieux étaient presque vides alors que pointaient timidement les premiers rayons du soleil. Seules quelques rares ombres étaient présentes, immobiles entre les portes immenses de la cité.

Kisumi n’eut guère besoin de s’approcher pour découvrir qui elles étaient. Ses sens magiques l’assaillirent d’odeurs qu’il ne pouvait ignorer. Trois d’entre elles étaient à peine discernables, et dégageaient tout juste le même parfum que l’eau. La quatrième quant à elle laissa un goût de fleur de sel sur sa langue. Les deux dernières, enfin, étaient les pires à supporter. Vaguement perçut-il l’amertume de l’orange sanguine, noyée sous un flot nauséabond, pis, infect. Les effluves prenaient son nez, sa gorge, si bien qu’il dut fermer ses sens pour ne plus les sentir. Malgré cela, le miasme tapissait son palet d’un goût épouvantable. D’un geste brusque, Kisumi ouvrit la pochette accrochée à sa ceinture et, fouillant fébrilement l’intérieur, il en tira une feuille de citronnelle qu’il glissa sur sa langue.

D’un pas vif, il s’empressa de rejoindre les ombres immobiles, qui peu à peu prenaient forme avec le lever du soleil. La première qu’il distingua nettement fut celle de la princesse Aïly. Pour l’occasion, elle s’était départie de ses atours de petite dame pour préférer un accoutrement plus sobre, plus épais aussi, idéal pour un long voyage. Derrière elle, fidèle à son poste, se tenait son garde-servant, immobile et muet. Leur faisant face se trouvait Tany, ainsi que Lenny et Anthony Vinsere. Tous les cinq semblaient dans une conversation animée, que l’arrivée de l’Elfe interrompit brusquement. Il jeta malgré lui un regard irrité vers la Sorcière, qui l’ignora superbement, puis se tourna vers l’Aïly.

« Vous avez donc décidé de nous accompagner ? demanda-t-il, plus par politesse que véritable intérêt.

— Pas du tout, rétorqua la jeune créature d’un ton sec. Déambuler dans tout le Continent serait une réelle perte de temps, je n’en ai pas l’utilité, et Maître Merig saura parfaitement faire sans moi.

— Mais alors… ?

— Je vais à Ellesia. J’ai cru comprendre que votre reine saurait m’y accueillir, j’irai m’instruire là-bas.

— Certainement notre Mère la Reine vous accueillera avec plaisir, mais il vous sera difficile de trouver l’entrée d’Ellesia sans un guide.

— L’autre Aïly m’a indiquée comment rejoindre votre royaume. »

Un sourire pincé étira les lèvres de Kisumi.

« Vackyrie, oui. Eh bien je… la remercierai. »

La remercier n’était pas exactement ce qu’il voulait faire, mais il se garda bien d’exprimer à haute voix ce qu’il pensait réellement. Cela n’en valait guère la peine.

Il fallut peu de temps avant qu’ils ne fussent rejoints de Moréla, Aelina Sarteryön, et le reste des jeunes Magiciens qui se présentèrent les uns après les autres. Bien peu de mots furent échangés tandis que leur groupe s’agrandissait, et ce ne fut que lorsque Ranoli apparût enfin, alors que le soleil s’était entièrement levé à l’horizon, que la troupe se mit en branle.

Sans un mot, la princesse Aïly prit la tête du cortège et s’élança d’un pas vif hors des murs de sa cité. Elle ne jeta pas un regard en arrière, et ceux qui la suivirent en firent autant. Ensemble, ils traversèrent le pont qui enjambait la rivière Esma et cheminèrent au cœur de la Cuivrée, jusqu’à rejoindre la route principale où, toujours sans un mot, la jeune princesse quitta leur convoi et partit en direction du sud. Kisumi lui accorda à peine plus d’un regard tandis la troupe s’en allait pour le nord, à destination du royaume de Térabatia.

Comme ils l’avaient fait depuis leur départ du manoir d’Aelina Sarteryön, ils s’enfoncèrent dans les bois, suffisamment pour ne plus être vus depuis la route principale de jour comme de nuit. Par prudence, les jeunes Magiciens gardèrent le silence et cheminèrent sans échanger un mot. Cela ne faisait guère de grande différence pour l’Elfe. Leur marche demeurait bien trop bruyante à son goût. Dans l’espoir d’oublier le tintamarre de leurs pas, Kisumi se concentra sur la mélodie de la forêt qui l’entourait, le chant des oiseaux, le sifflement du vent dans les hautes ramures, le galop d’un lièvre qui s’en retournait dans son terrier, la chute de marrons depuis les sommets de leur perchoir. Lorsque la pluie commença à tomber, tout bruit environnant fut noyé sous sa mélopée, au bonheur de l’Elfe. Qu’importe d’être mouillé, si ses oreilles pouvaient être en paix.

Ils poursuivirent leur route jusqu’à ce qui semblait être les premières ombres du crépuscule — difficile à dire, lorsque le ciel était ainsi chargé de pluie. Par une habitude déjà bien ancrée, les jeunes Magiciens posèrent leur camp. Ceux manipulant l’art de la Terre érigèrent laborieusement un toit de branchages au-dessus de leur tête pour les tenir à l’abri puis, en attendant que leur pitance fût prête, tous reprirent leurs entraînements. Moréla parut enfin résolue à reprendre son rôle, et distribua divers ordres à ses apprentis. Malgré le regard noir que la Magicienne lui lança, Tany Merig prit également en charge les exercices plus physiques et, choisissant trois jeunes au hasard, elle s’efforça de leur enseigner comment manier le couteau qu’ils portaient au côté.

Voyant que les choses avaient été bien prises en main, Kisumi hocha du chef. Il se leva et s’éloigna de quelques pas. À la lisière du halo de lumière que diffusait le feu de camp, il chercha un arbre dont les racines, profondes, ne perforaient trop la terre, et dont les ramures le protégeaient des larmes des cieux. Lorsqu’il l’eût trouvé, il rassembla tout ce dont il avait besoin et érigea un nid de feuilles et de branchages. Après de longues minutes, il observa son lieu de repos pour la nuit et, satisfait, il retourna au campement.

Les choses semblaient avoir quelque peu évolué depuis son départ. Plusieurs bancs de jeunes Magiciens s’étaient formés, chacun réunissant ceux partageant la même nature magique. Sept groupes s’étaient ainsi assemblés, chacun composé d’un nombre disparate de membres. Sans surprise, les manipulateurs de la Terre étaient les plus nombreux. En tant qu’Art le plus répandu parmi les Magiciens, il en était toujours de même. En l’occurrence, ils étaient quatre — ou plutôt trois à l’heure actuelle, étant donné qu’Abigail avait été réquisitionnée par la Merig. En nombre les suivaient les manipulateurs d’Eau, composés de trois Magiciens qui, comme pour ceux de Terre, avaient été amputés de l’un de leurs membres par la Sorcière.

Les manipulateurs de Feu, d’Air et de Glace n’étaient, quant à eux, qu’au nombre de deux chacun. Les manipulateurs de Lumière, enfin, étaient également censés être deux, mais Jonathan ayant rejoint les rangs des apprentis de Tany Merig, Rose se retrouvait esseulée. Par chance — si l’on considérait la chose comme une chance —, Moréla l’avait rejointe, dans la mesure où elle partageait le même art magique que la jeune fille. Cela en était allé de même pour Arnaud, unique représentant des manipulateurs de Foudre parmi les apprentis. Il avait été rejoint par Aelina Sarteryön qui, semblait-il, avait personnellement pris en charge la formation du jeune Magicien.

Les voyant ainsi, Kisumi esquissa un hochement de tête plein d’approbation. Il était plus que temps que les Magiciens cessassent d’apprendre des généralités pour se concentrer davantage sur les spécificités de chacun de leur art. Satisfait de ce qu’il constatait, l’Elfe se tourna alors vers la Merig. Ashley, Jonathan et Abigail lui faisaient diligemment face, leur couteau fermement en main. Il observa la Sorcière tandis qu’elle leur inculquait attaques simples et esquives rapides.

La jeune femme maniait sa propre lame avec une aisance qui surprenait Kisumi. Il était inhabituel, pour un possesseur de magie, d’apprendre à manipuler des armes physiques. Cela ne leur était pas nécessaire. L’Elfe lui-même ferait un bien piètre combattant si l’on lui mettait une lame entre les mains, quelle qu’elle fût. Cela était le cas de la plupart des autres créatures magiques, aux Aëlez près.

En ce qui concernait les êtres magiques, il y avait bien eu des exceptions au cours de l’Histoire. Par tradition, certains royaumes enseignaient à leur héritier le maniement de l’épée, l’arc, la lance ou le cimeterre. Cela était le cas des royaumes de Mönra, Xilora, Racéfor, Arébie et Syracuse. En cela, Moréla devait bien avoir quelques notions en la matière, même si la plus grande partie de ses compétences s’étaient envolées durant ses années d’errances.

Mais la Merig ? Elle n’en avait nulle utilité. Outre la réputation bien connue de sa famille, Kisumi avait pu constater par lui-même l’étendue de sa maîtrise. Les Magiciens quant à eux ne pouvaient guère s’en rendre compte. La nature de leur magie étant différente, ils ne pouvaient percevoir ce que l’Elfe, lui, parvenait à discerner. De la minute où elle se réveillait à celle où elle fermait les yeux pour la nuit, la Sorcière ne cessait jamais de faire affluer sa magie en elle. Elle parcourait son corps avec une aisance déconcertante, allant bien au-delà de ce qu’il avait pu voir venant d’autres êtres magiques, et ce de manière continue. De ce fait elle se tenait toujours prête, parée à faire face à tout ce qui se présenterait devant elle.

Et si ce n’avait été que cela… Kisumi détestait l’aura que dégageait la chose qui ornait son cou, mais force était de constater que la Sorcière en avait une très bonne maîtrise. Il en avait douté, longtemps, depuis le jour où il l’avait sentie s’agiter dans la nuit. Il avait été incapable de comprendre ce que la chose faisait, mais elle s’était soudainement animée avec une puissance qui avait laissé dans la bouche de l’Elfe un goût écœurant dont il n’avait pu se débarrasser pendant plusieurs jours. Après quoi il n’avait plus ressenti sa présence pendant ceux qui avaient suivi, jusqu’à ce qu’ils quittassent Syracuse. Ce fut à partir de ce moment que Kisumi avait pu voir à quel point Tany Merig la maîtrisait.

Depuis qu’ils avaient quitté le manoir d’Aelina Sarteryön, la Sorcière avait étendu l’aura de la chose à un peu plus d’une trentaine de pieds autour d’elle, englobant de ce fait la troupe au complet, tel un dôme les encerclant tous. Elle le maintenait ainsi de jour comme de nuit, sans discontinuer. L’Elfe ignorait comment elle était parvenue à une pareille maîtrise, et encore moins pourquoi. La seule chose à laquelle il pouvait penser était que les Merig devaient profondément se haïr pour s’imposer une semblable gageure.

Mais haine ou non, force était de reconnaître les compétences de Tany Merig. Et cela rendait d’autant plus invraisemblable la dextérité de la Sorcière avec les armes blanches. De tous ceux présents en cet instant, elle devait être l’être magique le plus puissant. En réalité, en matière de force brute, elle devait certainement être plus puissante que Ranoli et Kisumi eux-mêmes. Ce qui faisait d’elle une personne particulièrement dangereuse.

Alors pourquoi ?

C’était incompréhensible.

Kisumi leva les yeux vers la Sorcière. Malgré toute l’énergie qu’elle y mettait, ses efforts pour enseigner le maniement du couteau aux jeunes Magiciens étaient plus qu’infructueux. Jonathan tentait bien de se montrer diligent, mais sa rigidité faisait de lui un bien mauvais bretteur. Abigail, quant à elle, était d’une telle maladresse qu’elle ne cessait de faire tomber sa lame de sa main. Ashley, enfin, était la pire de la triade. Elle comprenait les principes de la magie plus rapidement que la plupart de ses comparses, ce qui la plaçait en haut du panier des apprentis. En revanche, elle se montrait particulièrement désintéressée de tout ce qui n’y touchait pas de près ou de loin, et le maniement d’une lame entrait dans cette catégorie. Elle détournait constamment son attention sur les différents groupes de Magiciens, donnant peu ou prou d’intérêt à la Merig. Celle-ci, agacée de la voir si peu assidue, l’invectiva avec virulence. Pour la première fois de la soirée, Ashley posa sur elle un regard perçant, ses yeux bleu de nuit plongés dans ceux, carmins, de la Sorcière. La jeune Magicienne le toisa ainsi fixement pendant quelques instants.

« Pourquoi penses-tu que nous avons besoin de savoir nous battre comme ça ? »

Entendre sa voix sidéra Kisumi. Il n’avait pas l’habitude de l’entendre parler. Comme certains autres aslaviens, Ashley s’exprimait rarement, comme si elle n’avait jamais rien à partager, qu’elle n’avait aucune opinion sur rien. À cela qu’elle avait, de plus, la désagréable habitude de dévisager les gens avec indifférence. Or, pour la deuxième fois en deux jours, la voilà qui changeait de son détachement ordinaire. Alentour, ses comparses avaient cessé leurs entraînements. Leur regard était également tourné vers elle, aussi stupéfaits que l’Elfe que leur camarade fût à nouveau sortie de son mutisme et, de ce fait, grandement intéressés par ce qui avait tant intrigué l’habituelle mutique.

Tany Merig quant à elle la dévisagea avec surprise. Son regard plein d’incompréhension chercha dans les yeux de la Magicienne la raison qui l’avait poussée à poser cette question. Elle parut alors confuse. Elle jeta alentour un regard aux autres aslaviens, qui semblaient tout autant intrigués par la réponse qu’elle prodiguerait. Elle fronça les sourcils. D’un mouvement sec, elle se tourna vers Moréla et plongea ses yeux dans les siens, mais la Magicienne détourna aussi vivement le visage. Alors une froide colère imprégna les prunelles écarlates de la Sorcière.

Kisumi baissa la tête.

Nous y voilà.

Cela n’avait toujours été qu’une question de temps avant que le sujet ne soit abordé. Respectant les directives que la Reine Mère lui avait données, ainsi que la volonté de Moréla, Kisumi s’était abstenu de tout commentaire, pensant que la Magicienne prendrait les choses en main lorsqu’elle le jugerait bon. Les choses avaient traîné cependant, et Moréla avait gardé le silence alors même qu’ils étaient désormais en Quatrième Terre. Elle ne pouvait plus l’éviter, elle le savait, et pourtant elle avait continué de retarder l’inévitable. La voilà dorénavant dans l’une des pires situations dans laquelle elle pouvait se trouver : devoir rendre des comptes à Tany Merig. Son orgueil, déjà bien meurtri, allait une fois de plus être mutilé par la deuxième personne qu’elle détestait le plus sur cette terre.

« Que se passe-t-il ? »

L’Elfe leva à nouveau les yeux. Antoine s’était redressé et toisait Moréla d’un regard mauvais.

« Que nous as-tu encore caché ? »

Son ton, bien que calme, transpirait de colère froide et de défiance. Malgré cela, Moréla s’obstina dans le silence. Le jeune homme se tourna alors vers la Sorcière, le regard lourd de sens. Elle n’hésita pas un instant.

« Vous ne pourrez pas toujours utiliser votre magie. »

Cette fois, ce fut la stupéfaction et l’incompréhension qui se peignirent sur le visage du Magicien.

« Pourquoi ? » demanda Jonathan, tout aussi confus que son comparse.

Tany Merig se tourna à nouveau vers Moréla, le regard dépourvu de toute indulgence.

« Dis-leur », asséna-t-elle d’une voix de fer.

Moréla pinça des lèvres. Elle jeta un regard à Aelina Sarteryön qui l’observait en silence, les yeux pleins d’un espoir coupable. La jeune femme cependant ne montra pas la moindre réaction. Aucune aide ne viendrait d’elle.

« Vous… ne savez pas ? »

Cette fois, ce fut Anthony Vinsere qui prit la parole. Son propre regard était confus, d’un désarroi bien différent de celui des aslaviens toutefois. Ses yeux se posaient tour à tour sur les jeunes apprentis et sur Moréla, cherchant à comprendre la situation.

« Nous ne savons pas… quoi ? » questionna Sloe à son tour.

Tous les regards se tournèrent alors sur Moréla. La tête baissée, ses yeux dissimulés sous sa frange, elle gardait résolument les lèvres closes. Une moue de dégoût se peignit sur le visage de Tany Merig.

« Es-tu réellement une Sarteryön pour être aussi lâche ? »

Moréla tiqua, mais garda le visage résolument baissé. La Sorcière se détourna d’elle, écœurée.

« J’imagine qu’elle ne vous a pas dit pourquoi la plupart des royaumes du Continent ne font pas face à Moridus. »

Les jeunes Magiciens n’eurent guère besoin de répondre, l’expression de leur visage parlait d’elle-même.

« Moridus, commença la Sorcière, s’est fait une spécialité d’attaquer en premier les villages et les petites villes, pour priver les grandes cités de leurs ressources, mais également les royaumes de leurs ressortissants. À chaque attaque, autant de villageois que possible sont faits prisonniers et sont utilisés comme avant-garde des troupes du Sorcier, comme boucliers humains pour prévenir les royaumes d’agir. Aucun soldat n’accepterait de tuer des compatriotes, des gens qu’ils connaissent, parce qu’on leur en a donné l’ordre ; et aucun souverain n’est assez fou pour l’exiger. De cette manière, Moridus s’assure la reddition du royaume assailli. Mais cela sert également d’avertissement aux autres, pour qu’aucun n’essaie de lever les armes contre lui. Pour les plus réticents d’entre eux toutefois, il utilise une différente méthode.

» Il compte dans son armée de multiples unités spéciales composées d’un petit nombre de membres, et chargés de missions spécifiques. Ces unités sont composées de soldats particulièrement entraînés, mais pas que. Elles comportent aussi ce que nous appelons des ensorcelés.

— Des quoi ? interrogea Henri, de plus en plus confus.

— Ce sont les prisonniers que l’armée de Moridus a faits, et qu’il a soumis grâce à la magie.

— Qu’il a quoi ?

— Comment ? demanda Sloe.

— On l’ignore, répondit Aelina Sarteryön. Ce n’est pas quelque chose qu’un Sorcier devrait pouvoir faire. En fait, aucun être ou créature magique ne devrait en être capable. Ce que Moridus a fait est une… aberration qu’on ne comprend pas.

— Quand vous dîtes qu’ils sont soumis par la magie… qu’est-ce que cela signifie ? questionna Ael, perplexe.

— Ils obéissent aux ordres de Moridus, tous sans exception. Ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes, ils ne peuvent plus agir selon leur propre volonté.

— Des marionnettes…

— C’est exact.

— Quel rapport avec le fait de pouvoir utiliser notre magie ou non ? demanda Antoine.

— Deux raisons, poursuivit Tany Merig. La première est très simple. Si un ennemi surgissait soudainement, penses-tu pouvoir employer ta magie à temps ?

— … Non. »

La réponse tomba comme un glas funèbre. Cette réalité, Kisumi la connaissait depuis longtemps déjà. Les jeunes Magiciens, en revanche, ne semblaient pas avoir véritablement compris l’ampleur de leur inexpérience jusqu’à maintenant. L’Elfe pouvait désormais le voir sur leur visage, la soudaine réalisation de leur incapacité à faire face. Si un ennemi devait surgir subitement, il était fort probable que, des apprentis, seuls les cousins Vinsere pussent s’en sortir. Comme en écho à sa pensée, la Sorcière hocha lugubrement la tête.

« Apprendre à manier les armes que vous possédez palliera à vos failles jusqu’à ce que vous soyez véritablement en mesure d’utiliser votre magie en un claquement de doigts. Apprendre à vous défendre physiquement vous permettra de faire face et de survivre, au moins assez longtemps pour que quelqu’un puisse vous venir en aide.

— Et qui le ferait ? interrogea Sloe, la voix quelque peu acerbe.

— C’est mon rôle. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis ici.

— Et la seconde raison dont tu parlais ?

— Vinsere, réponds-lui. »

D’une manière ou d’une autre, Lenny Vinsere comprit que c’était à lui que la Sorcière s’adressait particulièrement. Le jeune homme lui jeta un regard récalcitrant mais, après un instant d’hésitation, il se plia à sa demande.

« La plupart des ensorcelés envoyés avec des unités ne sont pas adultes.

— Ils… utilisent des enfants ? s’insurgea Jonathan. Pourquoi ?!

— Tu lèverais la main sur un enfant ? »

Le jeune Magicien garda le silence. Lenny Vinsere se tourna alors vers Antoine.

« Si tu te retrouvais face à un ensorcelé de l’âge de ton frère, qu’est-ce que tu ferais ? »

Lui aussi préféra garder le silence, mais son visage était soudainement devenu pâle.

« C’est pour cette raison. Mon oncle disait que face à un adulte, même ensorcelé, un homme n’hésitera pas à faire ce qui est nécessaire pour défendre sa vie. Il se dira alors qu’il n’avait pas le choix, et il aurait certainement raison. Mais face à un enfant… il aurait du mal à lever la main sur lui. Il hésiterait. Et cette hésitation lui coûterait la vie. »

Kisumi secoua lentement la tête. Nombre de villages, de cités et de royaumes étaient ainsi tombés, trop récalcitrants à l’idée de s’en prendre à des ensorcelés, tandis qu’eux-mêmes n’avaient pas hésité à embrocher leurs propres géniteurs. Évidemment, ces enfants n’étaient pas conscients de ce qu’ils faisaient, toute trace de lucidité avait été soigneusement effacée de leur esprit. Cependant, le résultat restait le même.

C’était en cela que l’apprentissage au corps-à-corps et du maniement des armes étaient importants. Face à des ensorcelés, aucun des jeunes Magiciens, même s’ils en étaient capables, n’oserait user de sa magie sans hésiter. Ils préféreront les désarmer, les entraver, les esquiver sans avoir à les blesser. Cela s’était vu maintes et maintes fois déjà. Et c’était sur cette faiblesse que Moridus le Sorcier comptait habituellement.

Les jeunes Magiciens restèrent silencieux un long moment, figés par l’atrocité des révélations qui leur avaient été faites. Les plus horrifiés par la nouvelle étaient, sans surprise, ceux pour qui leur vie seule n’était pas l’unique sujet de leurs angoisses. Ael avait pris Lilia dans ses bras alors que Jonathan leur lançait à tous deux un regard concerné. Ashley et Christyl se dévisageaient l’un l’autre, les yeux pleins d’une préoccupation nouvelle. Antoine, enfin, posait les yeux sur son frère tandis que Henri lui jetait un regard anxieux. Sur le visage de l’aîné Alaekyn, une expression étrange se dessina.

« Comment faire ? »

Kisumi se tourna à nouveau vers Jonathan.

« Comment faire pour les arrêter sans les blesser ? Ce n’est pas leur faute, on ne peut pas… S’ils sont contrôlés, qu’ils ne réagissent pas, alors rien ne peut les arrêter, pas vrai ? Comment on est censé faire ?

— Tu connais déjà la réponse à cette question, répliqua tristement Aelina Sarteryön.

— Il n’y a pas d’autres solutions ?

— Pas à ma connaissance…

— Même pas les libérer ?

— Pour cela, il faudrait d’abord comprendre comment un simple Sorcier a pu faire une chose pareille. Les Magiciens du Continent se sont penchés sur la question, mais aucun n’a pu ne serait-ce qu’entrevoir une explication. Ce que Moridus a fait est tout bonnement impossible.

— Impossible pour un Sorcier. »

Tous se tournèrent vers Tany Merig. Kisumi fronça des sourcils, confus. Aelina Sarteryön et Moréla observaient la Sorcière de même, les yeux pleins d’incompréhension. Devant tous ces yeux vrillés sur elle, la Sorcière marqua une pause, semblant chercher ses mots.

« Il existe plusieurs magies, commença lentement Tany Merig. Avant la Création des Sept Mondes, ces magies se côtoyaient les unes les autres. Après celle-ci, chacune s’est séparée pour rejoindre des terres où elles pourraient s’exprimer en paix, sans entrer en conflit avec les autres. Aujourd’hui, nous ne gardons quasiment aucune connaissance de ces magies. Une cependant est parvenue à conserver quelques influences en Quatrième Terre, même minimes. Il s’agit de l’Art des Runes. »

À ces mots, Kisumi se redressa, les yeux écarquillés.

Comment… ?

« C’est une forme de magie tellement ancienne, poursuivit la Sorcière, que bien peu en connaissent ne serait-ce que les principes, et cela est vrai autant chez les êtres que les créatures magiques. Les rares connaissances qui sont demeurées se transmettent dans certaines familles, mais avec les générations passant ces savoirs finissent immanquablement par se perdre. »

Kisumi jeta un regard à Moréla, que la perplexité gagnait de plus en plus. Maléna Myrnor faisait partie des rares Magiciens à connaître les prémices de l’Art des Runes, qu’elle tenait de sa propre mère. Bien sûr, ses connaissances avaient été considérablement limitées, elles étaient cependant plus grandes que celles de Kisumi. L’Elfe, quant à lui, savait tout juste reconnaître une rune lorsqu’il en voyait une. Ce n’était pas un savoir qui intéressait les siens, et de ce fait nul ne l’avait jamais appris.

« L’Art des Runes, continuait inlassablement Tany Merig, permet de faire tout ce que votre imagination peut concevoir, tant et aussi longtemps que vous avez les compétences adéquates. C’est cela que Moridus a utilisé pour prendre le contrôle de ses prisonniers et créer ainsi des ensorcelés.

— Comment ? » demanda Ael.

Pour toute réponse, Tany Merig s’accroupit. Elle épousseta les feuilles et branchages qui se trouvaient à ses pieds, extirpa quelques pierres enfoncées dans le sol de sorte à dégager un vaste espace lisse. À l’aide de deux doigts, elle dessina un large cercle, puis un second plus petit à l’intérieur, dont l’un des bords était collé à son aîné. Elle en traça un troisième encore, qui se trouvait pour moitié à l’extérieur du premier cercle, à l’opposé du second. Au centre des plus petits orbes, la jeune femme dessina un large symbole, différent pour chacun des cercles. À l’extérieur du plus grand enfin, collant ses bords, elle traça différents sigles les uns à côté des autres. Poursuivant son œuvre, la Sorcière reprit ses explications.

« Les runes s’utilisent majoritairement dans des cercles, qui servent à contenir leur pouvoir, à ne pas le laisser s’échapper. Cela est encore plus vrai pour des compositions complexes. Il existe différents symboles, chacun ayant sa propre signification : le pouvoir, les éléments… Les sigles extérieurs, quant à eux, déterminent comment les différents éléments vont interagir entre eux, en quelle quantité, et ainsi de suite.

» Ce symbole, dit-elle en indiquant celui se situant dans le cercle se trouvant à demi dans le cercle principal, représente l’Esprit. Celui-ci — elle désigna le second symbole — représente la Main. Les sigles extérieurs, quant à eux, déterminent comment la Main et l’Esprit vont agir l’un avec l’autre, et dans quelle mesure. En l’occurrence, il s’agit du contrôle de la Main sur l’Esprit.

— Est-ce qu’il est… fonctionnel ? demanda Rose de sa voix fluette, une pointe d’inquiétude y transparaissant.

— Non. Aucune magie n’y a été insufflée et, même si je l’avais voulu, j’en aurais été bien incapable. J’ai beau connaître sa composition, je suis loin de posséder les compétences nécessaires à sa manipulation. C’est malheureusement le cas de Moridus, et c’est exactement ce cercle qu’il utilise pour apposer son contrôle sur ses prisonniers. »

Avec minutie, Tany Merig effaça les sigles extérieurs et les remplaça par de nouveaux. Kisumi aurait été bien en mal de les distinguer de ceux qui venaient de disparaître.

« Ce cercle-ci est celui par lequel les ensorcelés reçoivent leurs ordres, et les exécutent.

— Comment Moridus fait pour tous les contrôler ? interrogea Sloe. Il ne peut pas se déplacer avec chaque unité. Si ?

— Non, en effet. Il sélectionne des soldats avec minutie, et les entraîne spécialement pour mener des unités d’ensorcelés. Après quoi Moridus grave le premier cercle que je vous ai montré sur ces soldats, pour qu’ils puissent contrôler les ensorcelés qui sont sous leurs ordres. De cette manière, ils peuvent facilement adapter leur stratégie en fonction de la situation.

— Alors… il n’y a véritablement rien à faire ? se lamenta Jonathan. La seule façon de les arrêter définitivement, c’est les tuer ?

— En réalité, il y aurait une manière de faire, simple en principe.

— Laquelle ? » questionna Antoine, qui prenait la parole pour la première fois depuis de longues minutes.

Pour toute réponse, la Sorcière prit à nouveau ses deux doigts. D’un geste sec, elle traça une ligne qui vint couper le cercle en deux.

« Briser un cercle runique brise sa magie. Qu’il s’agisse du cercle porté par les soldats de Moridus ou celui des ensorcelés eux-mêmes, cela mettra un terme à sa magie, et les ensorcelés cesseront d’obéir à leurs ordres. Jusqu’à, du moins, qu’un nouveau cercle soit apposé, ou qu’un nouveau soldat leur soit assigné.

— Et pourquoi ce n’est simple qu’en principe ? demanda Sloe, le regard concerné.

— Les soldats choisis par Moridus sont déjà doués dans ce qu’ils font. Avec l’entraînement spécial et rigoureux que Moridus leur fait faire, ils deviennent des soldats d’élite. Leur tenir tête, et seulement leur tenir tête, relèvera de la gageure. Pour vous, cela relèvera de l’impossible, dans votre état actuel tout du moins. Dans ces conditions, s’approcher suffisamment d’eux pour briser leur cercle est tout simplement impensable.

» Mais supposons. Supposons que vous soyez en mesure de leur faire face. Où est-ce que le cercle runique serait gravé, à votre avis ? »

À nouveau, le silence tomba sur l’assemblée tandis que les jeunes Magiciens réfléchissaient à la question qui venait de leur être posée. Kisumi lui-même s’interrogea.

« Sur… le torse ? » demanda Henri avec indécision.

Non.

Comme une mimique à la pensée de l’Elfe, la Sorcière secoua la tête.

« C’est l’un des premiers endroits qu’un ennemi viserait, pour blesser mortellement. Ce serait trop risqué. »

Bien sûr, songea Kisumi. Il faut un emplacement où le cercle serait en sécurité. Mais où ?

Pour cette question, il ne trouvait aucune réponse. Et il n’était pas le seul. Les Magiciens ne se trouvaient guère plus éclairés que lui. Tany Merig observa les jeunes apprentis les uns après les autres. Alors que le silence s’éternisait, elle prit une fois de plus la parole.

« Vous avez vu des soldats de Moridus, à Sarébie. Qu’avez-vous remarqué, chez eux ? Vous n’y avez peut-être pas fait attention sur le moment, mais vos yeux l’ont vu. »

À nouveau, les aslaviens se plongèrent dans leurs pensées. Les cousins Vinsere, quant à eux, étaient complètement perdus. Probablement n’avaient-ils jamais croisé la route d’aucun membre de l’armée de Moridus. Tant mieux pour eux. Kisumi quant à lui parcourut ses souvenirs. Il n’avait pas prêté grande attention aux soldats, sur le moment. Cela aurait été tellement trivial, dans l’urgence de leur situation. Et même s’il l’avait fait, il aurait été tout bonnement impossible de différencier les soldats du Sorcier de ceux de Dëmony Myrnor. Tous portaient les couleurs d’Arébie. Vaguement l’Elfe se rappela de l’arrivée de soldats aux écuries, alors que les Prias que les fuyards montaient prenaient leur envol. Tout s’était passé si vite, trop vite pour que Kisumi en gardât un souvenir décent. Il essaya de se remémorer les soldats. Ils portaient des tuniques en tous points identiques, certains avaient des casques, d’autres…

« Des gants, suggéra Antoine d’une voix si portante dans le silence de leur camp. Ils avaient des gants. »

Tany Merig acquiesça et leva sa propre main.

« Le cercle est gravé dans le creux de leur paume. La main est un emplacement stratégique pour deux raisons : d’abord, c’est à travers elle que l’on contrôle notre environnement, et cela est tout aussi vrai pour la magie ; ensuite, la main est l’un des seuls éléments qu’un ennemi ne pensera ni à attaquer, ni à inspecter.

» Le fait que tous les soldats de Moridus portent des gants n’est pas anodin. Cela permet non seulement de cacher les cercles runiques gravés sur leur paume, mais également d’empêcher un ennemi de savoir qui, parmi eux, en porte un. Pour brouiller encore plus les pistes, le cercle peut se trouver sur n’importe quelle main, droite ou gauche, sans distinction particulière. La plupart des gens étant droitiers, la logique voudrait que le cercle soit gravé sur la main dominante de son propriétaire. Mais les soldats dirigeant des unités d’ensorcelés sont entraînés pour être ambidextres, il est donc impossible de deviner de premiers abords sur quelle main se trouve le cercle. Du moins, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent en situation de combat. Lorsque c’est le cas, essayez d’observer leurs mouvements. Identifiez quelle est la main qu’ils utilisent le moins, celle qu’ils protègent le plus, ou tentent de cacher. Ce sera très probablement celle-ci.

» Vous devez néanmoins rester prudents. Pour rappel, chaque unité est également composée de deux à trois soldats entraînés. Un seul parmi eux porte le cercle runique servant à contrôler les ensorcelés. Mais, encore une fois, il sera impossible de savoir lequel, jusqu’à ce que vous leur ayez retiré leurs gants.

— Et une fois qu’on l’a découvert, il ne nous reste plus qu’à lui couper la main, dit Ael.

Non, répliqua la Sorcière, le regard noir. Le cercle doit être brisé. Sans cela, la magie qu’il contient persistera. Une main coupée empêchera simplement son porteur de donner de nouvelles directives, puisqu’elle ne sera plus rattachée à lui. Mais les ensorcelés continueront d’exécuter le dernier ordre qui leur a été donné. Pour qu’ils cessent tout mouvement, il faut briser le cercle. »

Alors qu’elle prononçait ces mots, Tany Merig commença à effacer méthodiquement celui qu’elle avait dessiné dans la terre. En quelques instants, il n’en restait aucune trace.

« Qu’arrive-t-il aux ensorcelés, après ? »

La Sorcière leva les yeux vers Jonathan, le regard sombre.

« Briser le cercle manipulant ne les libère pas, révéla-t-elle. Celui qui les maintient dans leur état d’ensorcelés est celui apposé directement sur eux. Si leur précédent… “maître” était tué et son cercle brisé, il suffirait que Moridus leur en attribue un nouveau.

— Pourquoi ne pas briser leur propre cercle, dans ce cas ? »

Tany Merig secoua la tête.

« Ce n’est pas aussi simple pour eux. Même si la disparition de l’un de ses précieux soldats est un véritable préjudice pour Moridus, la perte d’un ensorcelé le serait encore plus. C’est grâce à eux qu’il est parvenu à prendre autant de pouvoir sur le Continent. Si leur libération ne tenait qu’en le fait de briser leur cercle runique, ce serait trop risqué.

— Alors quoi ?

— Alors, poursuivit-elle d’un ton lugubre, leur cercle est gravé à l’arrière de leur tête, juste à la jonction entre la nuque et le crâne ; et si profondément ancré dans la chair qu’il est impossible de le briser sans blesser mortellement l’ensorcelé qui le porte.

— Il n’y a vraiment rien à faire pour eux ? demanda Jonathan alors que sa voix se brisait.

— Oui… et non. Les cercles runiques, qu’ils soient portés par des ensorcelés ou des soldats, sont faits et apposés par une seule et même personne. Tuer cette personne suffirait à annuler les effets des cercles runiques encore actifs.

— Alors, quoi qu’il arrive, on doit tuer Moridus. »

Une gageure, pensa Kisumi.

Tous ceux qui s’y étaient essayés n’étaient plus de ce monde, et l’Elfe comprenait maintenant pourquoi. Face aux prodiges qu’avaient été Jobré Sarteryön et Maléna Myrnor, Moridus n’aurait jamais dû pouvoir leur survivre.

Et pourtant…

Cela en avait été de même pour Heidi Merig. Avec la disparition de Jorah Merig, cela ne devait être qu’une question de temps avant que le deuxième membre de leur paire ne disparût à son tour. Cependant, Heidi Merig avait persisté de longues années encore. Aussi douée qu’elle pût être, elle n’aurait jamais dû pouvoir tenir tête à Syracuse. Elle l’avait pourtant fait, à maintes reprises.

Kisumi se souvint de ce que Tany Merig lui avait dit au sujet de la chose qui ornait son cou, au premier jour de leur rencontre.

Héritage familial.

Si Heidi Merig l’avait possédé avant sa fille, cela expliquait comment elle avait ainsi tenu tête à Syracuse. Et pourquoi Moridus était finalement parvenu à la tuer.

Elle l’avait transmis à sa fille.

Mais Moridus ? Il était peu probable qu’il en possédât un également, et avec sa magie de Sorcier seul il n’aurait jamais dû être capable de faire tout ce qu’il avait accompli.

Avec sa magie de Sorcier seul.

Et là se tenait toute la problématique. Car Moridus n’utilisait pas sa seule magie de Sorcier. Et cela inquiétait Kisumi au plus haut point.

Il leva les yeux vers Tany Merig. Son discours l’avait d’abord surpris. Perdu, confus, il lui avait fallu du temps pour finalement comprendre. Cette idée seule expliquait les connaissances de la Sorcière, ainsi que la magie de Moridus. Et cela le terrifiait plus encore.

Et il ne semblait pas le seul. Dans le silence de plomb qui était tombé sur leur campement, Aelina Sarteryön dévisageait la Sorcière avec un regard troublé par une crainte qu’elle ne voulait encore admettre. Kisumi voyait dans ses yeux les questions se bousculer dans son esprit, les théories se former lentement, la solution pointer le bout de son nez sans que la jeune femme ne voulût encore réellement la considérer. Elle se redressa sur son séant, les yeux toujours rivés sur la Sorcière.

« Tany, entama-t-elle d’une voix basse, comment sais-tu tout cela ? »

Celle-ci ne répondit pas. Kisumi n’en fut pas étonné, cela ne faisait que confirmer ses doutes, ainsi que ceux d’Aelina Sarteryön. Moréla, en revanche, se releva en un instant, le regard noir.

« Comment sais-tu tout cela, Tany ?! » repris la Magicienne d’une voix forte où, Kisumi le percevait très clairement, pointait la colère.

Comme l’Elfe s’y attendait, la Sorcière continua de garder le silence.

Réfléchis.

Mais l’esprit de Moréla était fermé à la réflexion, comme chaque fois que cela concernait Tany Merig. D’un pas plein de fureur, la jeune femme s’approcha de la Sorcière. D’un geste vif, elle se saisit de son col. Kisumi se roidit et porta la main à sa sacoche, dans l’attente de la réaction de la Sorcière. Au plus grand soulagement de l’Elfe, celle-ci n’esquissa pas le moindre geste. Son visage plissé par la colère, ses mains serrées en deux poings crispés, elle défiait la Magicienne du regard.

« Réponds !

— Sinon, quoi ? rétorqua la Sorcière d’entre ses dents serrées. Que comptes-tu faire, au juste ?

— Prends garde Tany, Jasper n’est pas là pour te protéger.

— Il n’a jamais eu besoin de le faire.

— Tu te penses intouchable ? Je me moque que tu sois sous la protection de Jasper. À partir du moment où tu représentes une menace, il n’y a pour moi plus aucun accord qui tienne !

— Une menace ? s’amusa Tany Merig avec un rire sans joie. Qui tient l’autre à la gorge, Moréla ?

— Comment aurais-tu pu savoir tout ce que tu sais ? Si Moridus utilise réellement les runes tel que tu le dis, alors il n’y a que de lui que tu aurais pu obtenir ces informations. Pour ce que j’en sais, tu pourrais très bien être son envoyée ! Après tout, tu n’as jamais dit comment tu avais appris l’existence de ces êtres magiques que nous cherchons. Qui nous dit que tu ne fais pas tout cela pour le Sorcier, que tu ne nous emmènes pas droit à lui ? Qu’as-tu à répondre à cela, Maître ?!

— Tss ! cracha la Sorcière. Je n’ai pas besoin de ta confiance, princesse. J’ai celle du futur roi de Syracuse, et c’est la seule qui importe. Ta confiance, Moréla, me passe au-dessus de la tête !

— Il n’y a aucun moyen par lequel tu aurais pu obtenir ce genre d’informations sans que Moridus ne le fasse lui-même », persista la Magicienne.

Tany Merig posa sur elle un regard plein de dédain.

« Ne prends pas ton incompétence pour une généralité. »

Les doigts de Moréla se resserrèrent sur le col de la Sorcière, ses phalanges blanchissant à vue d’œil.

« Ose répéter ce que tu viens de dire, la défia la Magicienne, ses lèvres plus pincées que jamais.

— Tu penses m’impressionner ? Depuis sept ans que tu es partie à la poursuite de Moridus, sept longues années où tu as abandonné héritage et frère ; depuis tout ce temps, Moréla, tu n’as pas été en mesure de changer quoi que ce soit. La plupart des officiers de Moridus sont encore en vie, les rares qui sont morts ne l’ont pas été grâce à toi, et tu n’as pas été capable d’apprendre la moindre information sur Moridus et son armée, ni l’emplacement principal de ses troupes, ni la manière dont il contrôle les ensorcelés. Sept années gâchées, jetées au vent par les caprices stupides d’une petite fille. Tu n’es pas partie par vengeance, ô fille prodigue, tu l’as fait par lâcheté ! Lâcheté de faire face à tes responsabilités, lâcheté de prendre soin d’un frère qui en avait besoin. Tu n’es qu’une lâche, Moréla ! »

Kisumi sentit la montée de la magie de la Magicienne avant que celle-ci ne soit visible. Il bondit sur ses pieds alors que Tany Merig réagissait de même, et dans son élan de colère elle appela également celle de la chose. En un instant, un halo orangé entoura la Sorcière, allant et venant autour d’elle telle une marée. L’odeur assaillit l’Elfe avec une force qui le fit reculer d’un pas. À ses côtés, Ranoli porta ses mains à son visage plissé par le dégoût, se couvrit nez et bouche. Au-dessus de leurs têtes, les ramures de l’arbre dans lequel s’était installée Vackyrie s’agitèrent. Vaguement Kisumi entendit le chant de l’acier glisser dans un fourreau.

Les jeunes Magiciens, quant à eux, étaient dorénavant tous levés. Certains avaient reculé, la peur peignant leur visage de son voile pâle. D’autres s’étaient figés, leurs yeux écarquillés dévisageant la Sorcière. Quelques-uns, rares, étaient sur leur garde, appelant déjà leur magie à eux, leurs yeux allants et venants entre Moréla et Tany Merig, guère certains de ce qu’ils devaient faire toutefois. Moréla, quant à elle, n’avait pas une once de doute dans le regard. Par réflexe elle avait lâché le col de la Sorcière et reculé de quelques pas, mais elle se tenait dorénavant droite, les épaules redressées. Les yeux plantés dans ceux de celle qui lui faisait face, elle leva la main gauche devant elle, les doigts crispés tels des serres.

« Assez ! »

Les deux femmes se figèrent. Surmontant la nausée qui le prenait et la bile qui tapissait sa langue, Kisumi traversa à grandes enjambées la distance qui le séparait des adversaires et se plaça entre elles. Il se tourna vers Tany Merig, le nez plissé par l’aversion.

« Rappelle cette chose, ou je m’en chargerai. »

Sans un mot, la Sorcière s’exécuta sans pour autant lâcher Moréla du regard. Kisumi se tourna alors vers cette dernière, le regard plus noir encore que celui de la Magicienne.

« Tu es une princesse de Syracuse, une héritière Sarteryön. Comporte-toi comme tel. »

Le visage encore déformé par la rage, Moréla dissipa sa magie et se détourna, le rouge de la honte et de la colère tapissant son visage.

Kisumi laissa quelques secondes s’écouler. Dans les ramures les surplombant, plus aucun mouvement ne paraissait. Il n’avait pas entendu la lame retrouver son fourreau, mais l’absence d’action de la part de l’Aïly le rassura quelque peu. Du regard, il fit le tour des jeunes Magiciens. Ceux qui avaient appelé leur magie à eux l’avaient, tout comme Moréla, dissipé. Ils restaient néanmoins sur leurs grades, leurs yeux balayant toujours la scène avec attention. Kisumi inspira une grande goulée d’air, expira lentement.

Il se tourna à nouveau vers Moréla. Elle lui tournait partiellement le dos, si bien qu’il ne pouvait voir son visage. Sa nuque avait retrouvé sa pâleur naturelle, toutefois son souffle était encore lourd, ses mains tremblaient faiblement. L’Elfe l’évalua quelques secondes supplémentaires puis, lorsqu’il jugea que la Magicienne avait recouvré suffisamment de son calme, il reprit la parole.

« Réfléchis, Moréla, dit-il d’un ton las. Si tu l’avais fait, tu aurais déjà une réponse à tes questions. »

Enfin elle lui fit face. Son visage plein de confusion trahissait son manque de réflexion. Kisumi souffla du nez, contrôla néanmoins son exaspération.

« Elle est liée. »

Sa stupéfaction fut aussi grande que l’irritation de Kisumi à son encontre.

Mais qu’importe.

À quelques pas de là, Aelina Sarteryön baissait les yeux, visiblement contrariée. La Sorcière quant à elle ne montra aucun signe des sentiments qu’elle pouvait éprouver en cet instant.

« C-cela ne veut rien dire. »

Kisumi se tourna à nouveau vers Moréla. Son regard était incertain, néanmoins l’Elfe pouvait voir dans ses yeux qu’elle n’était pas encore prête à abandonner. Il serra les poings, que la colère faisait trembler.

« Que veux-tu dire ? demanda-t-il en tentant, avec grand mal, de se contenir.

— Moridus pourrait très bien…

— Es-tu complètement stupide, Moréla ? Cela ne s’apprend pas ! »

Cette fois, la Magicienne ferma la bouche à s’en faire blanchir les lèvres. Alors que la couleur montait à nouveau à son visage, elle se détourna de lui et regagna la place qu’elle avait quittée quelques minutes auparavant, une éternité semblait-il. Kisumi quant à lui prit une nouvelle grande inspiration. Il détestait s’emporter de cette manière.

« Que… qu’est-ce que ça veut dire ? »

L’Elfe expira lentement, longuement. Lorsqu’il fut sûr d’avoir repris le contrôle de ses émotions, il se tourna vers Ael. Le jeune Magicien, tout comme le reste de ses confrères, les dévisageait lui et la Sorcière, son regard empli d’incertitude et de peur.

« Comme vous l’a expliqué Tany Merig, il existe plusieurs formes de magie différentes. La plupart ne possèdent plus aucune racine en Quatrième Terre. Certaines s’apprennent, comme cela est le cas pour les runes. D’autres sont innées, telle la vôtre. Et quelques rares sont “héritées”, transmises par le sang. En principe, elles ressemblent quelque peu à la vôtre, transmises de génération en génération. Mais là où votre magie peut naître en une personne ne comptant aucun ancêtre la possédant, ou là où un enfant né de parents Magiciens peut ne pas naître comme tel ; en cela, ces formes de magies là divergent. Elles sont obligatoirement transmises à travers le sang, d’un parent à son enfant. Mais elles peuvent également être prises en s’emparant du sang de son possesseur.

» Celle à laquelle Tany Merig est liée n’a pas de nom. Pas à ma connaissance, du moins. Et autant l’étendue de ce que cette magie peut accomplir est vaste et complexe, autant le principe qui la régit est profondément simple : elle protège son porteur de ses ennemis, le plus souvent en rendant son nom secret.

— Mais quel… quel intérêt à conserver un nom secret ? interrogea Jonathan, de plus en plus confus.

— Rappelez-vous, il existe de nombreuses formes de magie différentes. Il vous suffit de la bonne pour faire ce que vous voulez de la personne à qui vous aurez volé le nom. Un nom représente tout ce qu’une personne est, c’est la matérialisation la plus tangible de ce que nous pourrions appeler son âme. Emparez-vous-en, et cette personne en son intégralité vous appartient.

— Comme le cercle de Moridus ?

— Oui et non. Un cercle runique, bien que puissant, est limité. Il doit d’abord être physiquement tracé, et peut ensuite être brisé. La magie dont je parle n’a pas ces limites. La personne qui l’utilise n’a pas besoin de toucher celle dont elle veut s’emparer. En fait, elle peut se trouver dans un monde complètement différent. Et une fois le nom possédé, il n’y a aucun moyen de s’en libérer. La mort elle-même n’est pas une solution.

» Alors, pour s’en défendre, certaines personnes protègent leur nom grâce à cette magie du sang. Une fois le nom protégé, toute personne qui l’a connu un jour l’oublie. Seul son possesseur peut révéler son nom, et une personne l’apprenant ainsi ne peut partager cette connaissance.

— Que se passe-t-il, si elle le fait ?

— Rien, car elle ne le peut tout simplement pas. Dans son discours, le nom protégé sera remplacé par un substitut que son possesseur pourra avoir choisi, et ni les menaces ni la torture ne pourraient rien contre ce lien ainsi créé. »

Kisumi se tourna alors vers la Sorcière, qui n’avait toujours pas esquissé le moindre geste.

« Le lien qui régit Tany Merig, poursuivit-il, semble être une forme encore plus poussée de cette magie du sang. Qui qu’en soit le possesseur, il semble avoir lié tout de lui. Outre son nom, elle est incapable de dire que quelqu’un lui a appris tout ce qu’elle sait sur les runes. Probablement car cette information, déjà, serait trop révélatrice. Cette personne, ou créature pour ce que j’en sais, doit posséder nombre de connaissances qu’elle ne devrait normalement pas avoir pour ainsi cacher tout d’elle. »

Ce pourquoi il faut la craindre, songea Kisumi. Mais il préféra garder cette pensée pour lui.

Aucun des jeunes Magiciens, quant à lui, ne répondit. Leurs yeux s’étaient tournés vers la Sorcière, qui s’efforçait autant qu’elle le pouvait de les ignorer. Ses lèvres résolument pincées, son regard obstinément posé quelque part au-dessus de leur tête, elle demeurait d’une impassibilité remarquable. Aucune de ses pensées ne transparaissait dans le carmin de ses yeux. Au cours des derniers jours, Kisumi avait appris à admirer sa maîtrise de sa magie et de la chose. Aujourd’hui, un respect nouveau naissait en lui.

En revanche, les craintes qu’il ressentait plus tôt n’avaient fait que croire au cours des dernières minutes. Impossible de savoir qui était le maître du lien, où il se trouvait, ses intentions. Les allégations de Moréla n’étaient pas entièrement vaines. Même si Moridus n’avait rien à voir dans le lien qui maintenait la Sorcière silencieuse, le maître de ce lien pouvait très possiblement avoir ses propres plans et faire en sorte que Tany Merig les menât à bien, qu’elle en soit consciente ou non. Il serait hautement imprudent de laisser les choses telles quelles.

Il hocha la tête, fort de sa résolution, et se tourna vers Ranoli. Celui-ci était demeuré immobile, et silencieux. Accroupi, ses bras entourant ses jambes, le menton enfoui dans ses genoux, son regard était perdu dans des contrées lointaines que nul autre que lui ne pouvait voir. Kisumi savait parfaitement où, mais se refusa à y songer plus longuement.

« Ranoli, l’invectiva-t-il, j’aurais besoin de feuilles de mas’ko vaa’ni. »

L’Elfe releva les yeux vers lui, le regard noir.

« Pour quoi faire ? demanda-t-il de sa voix rude.

— J’en ai besoin pour cacher l’odeur.

— Non.

Hao vefan diuth, Ra’anoli*  ! Notre Mère la Reine nous a confiés une mission, il est dans notre devoir de l’accomplir, par tous les moyens possibles. La mas’ko vaa’ni est un moyen, alors fais-le !

— Cette chose ne fait pas partie de notre mission, je n’ai rien à faire !

— Elle m’empêche de me concentrer. Je ne pourrais pas faire ce que j’ai à faire si j’ai le nez plein de son odeur.

Zouxas !** » cracha Ranoli.

Pour la troisième fois de la soirée, Kisumi prit une profonde inspiration.

« Tout n’est que prêté et rendu, Ranoli. Tu ne possèdes tes privilèges que parce que j’en ai fait la demande à notre Mère la Reine. Si tu refuses de respecter ta part du marché, ces privilèges pourraient très bien t’être repris. »

À ces mots, le regard de Ranoli se fit plus sombre encore. Ses lèvres fines se retroussèrent sur ses dents pointues. Il ouvrit la bouche, s’apprêta à répliquer. Kisumi l’arrêta d’un geste de la main.

« Attention à ce que tu vas dire, le prévint-il d’une voix lugubre. Nous savons tous les deux ce qui s’est passé, la dernière fois. Tu ne voudrais pas savoir ce qui se passerait maintenant. »

Un goût amer tapissa la langue de Kisumi à ce souvenir.

Plus jamais.

La même pensée parut traverser l’esprit de Ranoli. Il tressaillit à ses mots. Il referma la bouche, pinça les lèvres si fort qu’elles semblèrent collées à ses dents. Dans le silence de l’auditoire face à leur confrontation, les deux Elfes se défièrent du regard. Après une attente interminable, Ranoli esquissa enfin un geste. Il prit avec rage la sacoche qu’il portait au côté sans pour autant lâcher son confrère du regard. Il en tira des graines rondes, semblables à de minuscules billes d’un blanc cassé.

Il s’arracha finalement au regard de Kisumi. Sans la moindre hésitation, il plongea les doigts dans la terre, qui s’enfoncèrent comme dans du beurre mou, et de cette manière creusa un petit trou. Avec une délicatesse insoupçonnée, il déposa une à une les graines qui reposaient dans son autre paume, puis reboucha le trou. Après quoi il se pencha comme pour prier les cieux, les mains posées sur le sol retourné, le nez le touchant presque, et murmura des mots que nul autre que lui ne pouvait entendre. Lentement, la terre s’agita devant ses lèvres. Une tige fine en sortit alors, s’étira avec paresse, grandit de plus en plus jusqu’à mesurer deux pieds environ. Des bourgeons apparurent alors sur la tige, des feuilles d’une grande pâleur naquirent.

Lorsque toute feuille cessa enfin d’apparaître et que la plante se tint immobile, Ranoli extirpa de sa sacoche une paire de cisailles à main. Délicatement, il coupa chaque feuille à sa base, les laissant tomber dans son autre paume. Lorsque l’Elfe eût fini de récupérer chacune des feuilles, il se tourna avec rage vers Kisumi et tendit sa main. Celui-ci s’empara avec attention des feuilles que son comparse lui présentait et les emballa, à l’exception d’une, dans un mouchoir de poche, qu’il glissa ensuite dans sa propre sacoche.

Sans un mot, il se dirigea vers le feu de camp qui, toujours, flambait joyeusement dans la nuit. Il prit une casserole posée sur le côté, alla la remplir de l’eau du ruisseau qui coulait non loin de leur campement, et la déposa sur le feu. Tandis que l’eau bouillait sous le regard de l’Elfe, celui-ci jeta un regard oblique à son confrère. Ranoli se penchait à nouveau sur la plante qu’il avait fait pousser, et souffla délicatement dessus. Alors la plante s’effrita, mourut, disparut, laissant sur la terre qui l’avait vu naître une petite poignée de ces mêmes graines blanches que l’Elfe avait utilisées plus tôt. Celui-ci les ramassa avec la même délicatesse qu’il avait montrée pour planter leurs consœurs, et les rangea dans sa sacoche.

Kisumi détourna les yeux, retira prudemment la casserole du feu et rempli un bol de son eau bouillante. Il y jeta ensuite la feuille de mas’ko vaa’ni qu’il avait gardé de côté et la laissa infuser. Lorsqu’il fut satisfait de sa décoction, il se releva et tendit le bol à Tany Merig. Celle-ci le dévisagea avec suspicion.

« Étant donné la situation, expliqua-t-il, je vais devoir prendre quelques dispositions, mais l’essence que tu dégages est bien trop forte et… poisseuse pour que je puisse agir en toute tranquillité. Cette infusion, ajouta-t-il en désignant son bol, sera suffisante pour camoufler l’odeur qui t’entoure. Tu devras en prendre un chaque jour. »

Avec un regard incertain — et où perçait une pointe de dégoût — pour la décoction que lui tendait l’Elfe, la Sorcière se saisit du bol sans protestation et but avec diligence. Une grimace tira ses traits, mais elle se garda bien de faire le moindre commentaire. Kisumi quant à lui approuva d’un hochement de tête.

La nuit avançant inexorablement, Kisumi enjoignit les Magiciens au repos et, sans s’attarder davantage sur leur cas, il s’éloigna du campement. Il progressa dans les ténèbres accueillantes de la forêt, le pas sûr, l’oreille alerte. Lorsqu’il jugea être assez loin de toute l’activité du bivouac, il s’arrêta et ferma les yeux. Il prit une grande inspiration, et s’ouvrit à la magie. En un instant, il fut immergé. Sa peau picota sous son toucher délicat tandis qu’elle se mouvait autour de lui. Sous ses pieds, il sentit le grouillement de millions d’êtres que l’œil ignorait. À ses oreilles sonna le chant des ailes qui frémissent, des pattes qui s’agitent. À son nez, pour sa plus grande extase, ne lui parvinrent que les parfums de la terre, de la sève de la vie, de l’humidité de l’air. Il sentit alors le toucher de pattes minuscules, qui grimpèrent le long de ses jambes, de son torse ; qui vinrent titiller sa nuque, ses doigts.

« Soyez mes yeux, mes oreilles. Soyez mon toucher, mon odorat. Allez où je ne peux aller, voyez ce que je ne peux voir. »

Il sentit leur assentiment, leur départ. Il suivit leur envole, leur marche, tandis que son message se propageait dans les profondeurs de la terre, remontait le long des arbres, se disséminait dans les airs.

Il rouvrit les yeux. La caresse qui titillait naguère sa peau se retira. Le silence se fit autour de lui.

Il poussa un soupir.

Le message était envoyé.

Il n’avait plus qu’à attendre.

※ ※ ※

La nuit était plus qu’avancée. Et pourtant, Sloe ne parvenait pas à trouver le sommeil. Son esprit en ébullition se remémorait, encore et encore, les événements de la soirée et tout ce qu’ils avaient appris. La veille encore il se plaignait des informations que l’on ne leur donnait pas. Ce soir, il en avait dorénavant trop en tête pour toutes les assimiler, pour toutes les comprendre. Quant aux conséquences, il avait du mal à se les imaginer comme une réalité.

Il n’était pas le seul dans ce cas. À quelques pas de là, Jonathan Damyon se retournait dans sa housse de couchage, à la recherche du sommeil qui fatalement le fuyait ; Antoine Alaekyn regardait fixement le toit de branchages qui les surplombait, immobile, comme figé dans la pierre ; les jumeaux Netsy quant à eux s’étaient rapprochés l’un de l’autre au point que leur tête se touchât presque, échangeant des messes basses. Même Arnaud Halris, pourtant si prompt à avaler sans rechigner tout ce que Moréla était prête à leur donner, semblait en proie à l’insomnie. De là où il se trouvait, Sloe était bien incapable de voir son visage. Cependant, il pouvait voir à la manière dont son comparse respirait que celui-ci était encore éveillé. Comme quoi, même les chiens étaient sujets au doute.

Rien de bien surprenant, toutefois. Les jeunes gens n’avaient pas eu le temps de discuter de tout ce qu’ils avaient appris. Après l’injonction de Kisumi à dormir, Moréla avait saisi l’occasion pour couper toute possibilité de conversation. À peine avaient-ils eu la chance d’échanger quelques mots avant que la Magicienne ne se transformât en garde-chiourme. Elle tentait, plutôt mal, de noyer le poisson, avec sans doute l’espoir qu’ils passeraient à autre chose après une nuit d’inconscience. Pour cela déjà aurait-il fallu qu’ils y succombassent.

Le premier tiers de la nuit s’écoula ainsi, dans un silence inconfortable, dans l’éveil tiraillant. Lorsque la première garde de nuit fut passée, Moréla choisit trois personnes pour prendre la place de Ciselle, Ervey et elle-même. Sloe fut ainsi sorti de sa non-torpeur, aux côtés d’Anthony Vinsere et Tany. Sloe se leva sans rechigner. Quitte à rester éveillé, autant que cela soit utile. Il s’éloigna quelque peu du campement, suffisamment toutefois pour marcher à la lisière de la lumière que le feu de camp mourant leur prodiguait encore. Il entama sa ronde partagée, déambulant autour du bivouac de la même manière que Tany et Anthony le faisaient. Cela évitait les angles morts, avait dit Moréla lors de leur deuxième nuit en Quatrième Terre. Qu’importait la raison, marcher l’empêchait habituellement de somnoler debout.

Aujourd’hui, cela lui donnait l’impression que ses pensées étaient plus claires. Contrairement à précédemment, il parvenait plus aisément à les démêler. Les informations qu’il avait apprises ce soir n’étaient plus un brouhaha discordant, inintelligible. Il arrivait désormais à extraire certaines informations des autres, à y réfléchir calmement. Parmi tout ce qu’il avait entendu ce soir, c’était le lien par lequel Tany était soumise qui faisait le moins de sens à ses yeux. Malgré les explications de Kisumi, il n’arrivait pas à comprendre l’utilité d’un tel lien. Surtout, il ne parvenait pas à imaginer les implications que cela avait. Au vu du comportement de l’Elfe, il était évident que le fait que Tany soit liée à un être inconnu était une chose plus que préoccupante, pour ne pas dire catastrophique.

Kisumi avait eu beau dissimuler ses pensées, jamais encore n’avait-il perdu son sang-froid, ni même n’avait-il jamais parlé dans cette langue étrange qu’il avait utilisée pour s’adresser à Ranoli. Il n’avait, non plus, jamais révélé quoi que ce fût les concernant personnellement. Malgré le fait que Sloe ne pouvait faire aucun sens de ses paroles, il avait néanmoins saisi l’importance que cela avait pour les deux Elfes. Un prêté et un rendu, des privilèges, des conséquences… Sloe secoua la tête et chassa ces paroles de son esprit. Cela ne le concernait d’aucune manière, ni ne l’aiderait à survivre à tout ce qu’ils vivaient. Il avait déjà assez de choses sur lesquelles réfléchir pour ne pas avoir à se préoccuper des affaires personnelles des Elfes.

Plongé dans ses pensées, le jeune homme avait perdu toute notion de temps. Combien s’en était écoulé depuis le début de sa garde ? Des minutes ? Des heures ? Sous la frondaison épaisse des arbres, il était incapable de voir la lune. Autour de lui, le silence persistait. Il songea un instant retourner au camp, voir où en étaient les choses. Au moment où il se fit cette réflexion, il la vit.

À quelques pas devant lui, Tany faisait sa ronde, diligente dans sa garde. Sloe ne s’était pas rendu compte comme son pas allait vite, au point de la rattraper. À sa vue, une boule le tirailla de l’intérieur, désagréable. Ce n’était ni de la colère, comme il avait pu en ressentir la veille encore, ni de la crainte ; mais un certain malaise, qu’il ne saurait expliquer. Il repensa à tout ce qu’il avait appris ce soir, à tout ce que Tany leur avait appris. Après un instant, il parvint finalement à mettre des mots sur ce qu’il éprouvait. Il l’observa. Dans l’obscurité, il ne pouvait voir que sa silhouette et la clarté de ses cheveux blonds. Il se demanda quelle expression pouvait avoir son visage.

Soudain, un soupir. Il se figea tandis que Tany se tournait vers lui, les traits tirés.

L’exaspération, donc.

« Si tu souhaites me dire quelque chose, l’invectiva-t-elle avec agacement, alors fais-le. »

Sloe resta immobile, dérouté. Il ignorait comment elle avait su qu’il se trouvait juste derrière elle. Il ne pensait pas avoir fait tant de bruit, pourtant. Mais qu’importe. Il était là, se tenant devant elle, incertain de ce qu’il devait faire. Après une hésitation, il s’avança vers elle. Certaines responsabilités devaient être prises. Le Magicien approcha jusqu’à enfin discerner distinctement ses traits. Leur expression avait quelque peu changé. À l’agacement se mêlait désormais une pointe de curiosité.

Sloe ouvrit la bouche, la referma aussitôt. Tany quant à elle n’ajouta rien de plus, se contentant de le dévisager avec patience. Il lui fut reconnaissant de lui laisser le temps de trouver ses mots. Il prit une grande inspiration, expira lentement.

« Je voudrais m’excuser. »

De surprise elle écarquilla les yeux. Elle recula quelque peu la tête, le détailla comme s’il était fou. Mais pour la première fois de la soirée, Sloe avait les idées parfaitement claires.

« Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Je… je n’avais pas vraiment confiance en toi. Depuis ce qui s’est passé avec les Vinsere, j’avais le sentiment que tu nous cachais délibérément des choses. J’avais l’impression que, comme Moréla, tu préférais éviter les sujets qui ne t’arrangeaient pas. Avec tout ce qui s’est dit ce soir, je me rends compte que tout est bien plus compliqué que de simplement dire les choses telles qu’elles sont. Je comprends maintenant qu’il y a des choses que tu ne peux nous dire, même si tu le voulais. Je sais à présent que ce n’était pas un manque de volonté de partager ce que tu savais. Je t’ai… très mal jugée, et pour cela je m’excuse. »

Tany resta longtemps silencieuse, ses yeux écarquillés dévisageant Sloe, l’air de se demander si elle avait bien entendu.

« Tu n’étais pas obligé de le faire, dit-elle finalement.

— Si, je le devais, répliqua-t-il. Parce que c’était injuste envers toi. Je sais que, dans notre situation, la confiance est l’une des clés de notre survie à tous. Avec Moréla et sa tendance à tout garder pour elle, je ne me suis pas posé plus de questions à ton sujet, je ne me suis pas demandé quelles étaient tes raisons, ou même si tu en avais. Je suis simplement parti du principe que tu étais comme Moréla. Je devais m’excuser, et c’est pour ça que je l’ai fait. »

Pour toute réponse, la Sorcière hocha la tête. Son regard toutefois était toujours incertain. Elle n’ajouta cependant pas un mot. Un silence gênant s’installa alors entre eux. Après une hésitation, Tany reprit la parole.

« Si tu as des questions ou des doutes, dis-le simplement.

— Y répondras-tu ?

— Rien n’est moins sûr, mais tu ne le sauras jamais si tu n’essaies pas. »

Un maigre sourire naquit sur les lèvres du jeune homme.

« Dans ce cas j’aurais une chose à te demander.

— J’écoute.

— Je sais que tu as parlé de quelque chose d’important avec les Vinsere, le jour où on les a découverts. Il s’agit probablement de la même chose dont tu as parlé à la princesse Yatta, hier. Je sais aussi que, pour ce sujet, tu n’es pas soumise à ce… lien qui t’empêche de dire tout ce que tu aurais à dire. Alors pourquoi ne pas simplement nous dire à tous ce que tu leur as dit, à eux ? »

Tany hésita. Elle semblait moins hésiter à répondre à la question plutôt qu’aux mots qu’elle utiliserait. Sloe se demanda si cela était en partie à cause du lien qui l’enchaînait. Après quelques instants de réflexion, elle se décida enfin à répondre.

« Ma mission a toujours été de trouver et protéger les êtres magiques comme les Vinsere. Votre arrivée impromptue d’Aslavie, bien que très utile, ne change rien à ma mission. Quoi qu’il arrive durant notre voyage, les êtres magiques tels que les Vinsere seront ma priorité.

» À l’heure actuelle, Moridus ne semble pas encore s’être rendu compte de ce que nous faisons, ou alors n’en est pas encore sûr. Pourtant, ce n’est qu’une question de temps avant que ce soit le cas. Ce n’est qu’une question de temps avant que nous rencontrions des troupes du Sorcier, ou pire, une de ses unités. Lorsque le moment viendra, je protègerai les Vinsere, et les autres à venir, en priorité.

» Vous, aslaviens, devrez faire face aussi longtemps que possible, par vos propres moyens. Mais si jamais vous échouiez, si jamais vous vous faisiez prendre par l’ennemi, qu’adviendra-t-il ? »

Il ne fallut qu’un instant au jeune homme pour comprendre où la Sorcière voulait en venir.

« Moridus pourrait récupérer les informations que nous possédons, répondit-il.

— Exactement. Je ne peux vous dévoiler tout ce que je sais à cause de ce risque. Les Vinsere et le garde-servant de la princesse Yatta sont quant à eux des exceptions. Étant donné leur condition, il est légitime pour eux de savoir pourquoi ils en sont arrivés là. D’autant plus que je serai là pour les protéger, le cas échéant.

— Alors il n’y aurait que deux conditions possibles pour que tu acceptes de révéler ce que tu sais, résuma Sloe. La première est que Moridus découvre finalement ce que nous faisons. La deuxième est que nous devenions assez forts pour que tu n’aies plus à craindre pour nous. »

Tany hocha la tête.

« Deviens plus fort, dit-elle, et je te dirai tout ce que tu peux savoir. »

Sloe hocha la tête à son tour.

« Sois prête, la prévint-il. J’aurais beaucoup de questions à te poser, ce jour-là. »

Un sourire naquit sur ses lèvres.

« Nous verrons cela. »


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* « C’est un ordre, Ranoli ! »

** « Non ! »

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