Chapitre dix-huit
La forêt se retira de manière si abrupte que cela laissa Antoine pantois. C’était la deuxième fois que les choses se passaient ainsi, et le jeune homme en était grandement mal à l’aise. Des rares forêts qu’il lui avait été donné de voir en ce monde, Antoine avait l’étrange impression qu’elles avaient été tracées à la main. À cette pensée, il se remémora vaguement Moréla parler d’une « création », mais il fut incapable de se remémorer ses mots. Il décida de mettre cette question de côté pour le temps présent. Cela ne lui était pas d’une grande utilité de toute façon.
Malgré son léger malaise, il fut soulagé que la forêt cessât enfin. Après des jours et des jours dans les bois, il était heureux de retrouver le ciel. Antoine inspira profondément et emplit ses poumons de ce nouvel air, comme s’il n’avait plus respiré depuis longtemps. Il leva les yeux vers le ciel, lourd de nuages sombres. Parmi eux, l’ombre de Vackyrie planait, si haut que l’on pouvait aisément la méprendre pour un oiseau.
Il détourna les yeux et suivit ses comparses hors de la forêt. Devant eux s’étendait une large vallée, bordée d’un côté par le rideau des arbres que les voyageurs venaient de quitter, et de l’autre par une grandiose chaîne de montagnes, si hautes que le jeune homme se demanda si personne en avait jamais atteint les sommets. Ainsi laissèrent-ils derrière eux le ciel blanchâtre et les nuages de bronze de Tademna pour entrer dans un monde empli de vert et brun.
Le ciel cracha bientôt quelques de ses larmes, fines et chaudes cependant, laissant présager une simple bruine des plus temporaires. Un peu plus loin, au pied des montagnes formidables, s’élevait l’ombre d’une cité dont les détails ne se dessinaient pas encore. Il s’agissait de la deuxième des grandes cités du royaume dans lequel ils venaient d’entrer, selon les dires de Kisumi. Son nom, Antoine l’avait oublié sitôt qu’il fût nommé.
La traversée de la vallée leur prit le reste de la journée. Lorsqu’ils posèrent leur campement de nuit, la cité qu’ils s’apprêtaient à rejoindre se dessinait avec précision devant leurs yeux, taillée à même la montagne. Cependant, elle ne ressemblait en rien à Tademna. Là où cette dernière avait davantage l’allure d’une ville forestière, celle qui se présentait dorénavant devant eux possédait une majesté qui laissa Antoine sans voix. Il devait le reconnaître, les gens d’ici avaient l’art de manier le burin.
« Tialo a toujours été une cité d’études, dit Aelina tandis qu’ils se restauraient. Le bâtiment au toit en dôme que vous voyez là-bas en est la Grande Bibliothèque. On y trouve les manuscrits les plus rares. C’est ici que venaient les chercheurs et les historiens pour leurs travaux. C’est ici également que venaient étudier les héritiers, avant qu’ils ne prennent leurs fonctions d’hoirs.
— Venaient ? demanda Christyl.
— Quelques rares érudits se sont installés à Tialo pour poursuivre leurs recherches. Mais les routes ne sont plus sûres, et les différentes cités ne sont plus des garanties de protection. Les seigneurs ont arrêté d’envoyer leurs héritiers à Tialo pour cette raison. Les derniers ayant franchi les portes de la Grande Bibliothèque sont ceux de la génération de Jobré. Izaguël Varanye, l’actuelle souveraine de Térabatia, en fait partie. Ce sera avec elle que nous devrons négocier.
— La même génération… Est-ce une tradition, en Quatrième Terre, que les héritiers deviennent souverains si jeunes ? »
Aelina secoua la tête.
« Le trône d’un royaume se voit couronner d’un nouveau souverain si le précédent est décédé, ou s’il n’est plus en état de gouverner. »
Et ainsi se termina la discussion. Plus personne n’osa reprendre la parole après cela.
Comme chaque jour, des tours de garde furent organisés. À son plus grand soulagement, Antoine pourrait dormir une nuit complète. Il posa les yeux sur Henri, qui s’était endormi sitôt sa tête reposée sur son bagage. Un sourire habilla les lèvres du jeune homme, qui se laissa également aller au sommeil.
Ils se réveillèrent entourés d’une brume légère. Dans la fraîcheur du matin, Antoine resserra sa courte cape autour de ses épaules. Ils déjeunèrent rapidement d’un gruau tiède, puis reprirent la route sans tarder. Ils gagnèrent la cité en une poignée d’heures à peine.
« Séparons-nous, déclara Moréla. Nous ignorons dans laquelle des deux cités se trouvent les êtres magiques, nous serons plus efficaces de cette manière. Aelina, moi et Tany mènerons le premier groupe, nous irons directement à Pituiconda. Kisumi et Ranoli mèneront le deuxième. Lenny, Anthony, vous nous accompagnez.
— Non, s’opposa Tany. Lenny uniquement.
— Pourquoi… ?
— Les êtres magiques que nous cherchons seront probablement comme les Vinsere et le garde-servant de la princesse Yatta : ils seront dépourvus d’essence magique. Il nous sera impossible de les trouver de cette manière. Lenny et Anthony sont les mieux placés pour savoir ce qu’ils feraient pour passer inaperçus, ils ont réussi à le faire pendant des années. Ceux que nous cherchons en font probablement tout autant. Ils nous guideront. »
Moréla eut l’air de vouloir protester, ne trouva rien à redire toutefois. Un fin sourire traversa les lèvres d’Antoine malgré lui. Leur troupe finit ainsi de se séparer, et le groupe de Moréla grossit ses rangs d’Arnaud, Sloe, Rose et des triplets Damyon. Aux portes de la cité, le jeune homme les regarda s’éloigner pendant un instant tandis que leur propre groupe se réunissait.
« Alors ? demanda Henri, quelque peu fébrile. Comment allons-nous faire ?
— Il faut poser la question à tous ceux qu’on croisera, j’imagine, répondit Christyl avec un haussement d’épaules.
— Il ne vaudrait mieux pas, le dissuada Anthony. Si on interroge trop de personnes, les rumeurs vont commencer à circuler. Ceux que l’on cherche risqueraient d’entendre ce qui se dit et chercheront à s’éclipser. Ils doivent déjà se faire extrêmement discrets, vu les circonstances.
— Comment ça ? demanda Antoine, perplexe.
— Les ouï-dire se déplacent plus vite que les voyageurs. La rumeur selon laquelle la Sorcière Merig serait à la recherche de certaines personnes a probablement déjà dû atteindre ce royaume.
— Mais Tany n’est pas la seule à…
— Ce n’est pas important, le coupa Anthony. Les gens ne se souviendront que de Tany, et la mention de son nom seul est suffisante pour chercher à disparaître le plus vite possible. »
Antoine se retint de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Étrangement, il était certain que le cadet Vinsere n’y répondrait pas. Et bien qu’il mourait, de savoir pourquoi Tany était si crainte, la question n’était guère importante en cet instant précis, et Antoine préférait ne pas semer le trouble dans l’esprit de son frère.
Il s’était déjà bien gardé de lui partager les confidences que lui avait faites Sloe. Si ce que le rouquin lui avait confié était vrai, alors tout un chacun avait toutes les raisons du monde de craindre Tany Merig. Le fait qu’elle était une meurtrière ne rassurait en rien Antoine. Pourtant, Sloe lui avait assuré sa confiance en elle, deux jours à peine après qu’il ait affirmé douter d’elle. C’était à ne rien y comprendre.
Avec un soupir quelque peu agacé, et moins discret qu’il ne l’aurait voulu, Antoine reconcentra son esprit sur ce que disait Anthony. Une fois de plus, la troupe allait se séparer en groupes de deux ou trois, qui parcouraient les lieux et ruelles les moins fréquentés. C’était là, disait le jeune homme, qu’ils auraient le plus de chance de trouver les personnes qu’ils cherchaient.
« Soyez attentifs, disait-il. Repérez les personnes qui se feront les plus discrètes, celles qui s’éloigneront après vous avoir vu. Ne faites aucun geste brusque, ne les poursuivez pas en courant. Restez à distance et suivez-les. Ignorez les plus âgés et les jeunes de moins de quinze ans.
— Pourquoi ? s’étonna Ashley.
— Allons-y ! »
Anthony ne laissa guère le temps à qui que ce soit d’insister. Il tourna les talons et s’engouffra parmi la foule des voyageurs qui cherchaient à entrer dans la cité. Entraînant son frère avec lui, Antoine lui emboîta le pas aussi sec, bien décidé à le suivre à la trace.
Une fois entrée, la triade s’éloigna rapidement des portes de la ville et s’engouffra dans les ruelles alentour. Sans un mot, Anthony s’enfonça de plus en plus profondément dans les méandres de la ville, Antoine le talonnant toujours, Henri à ses côtés. Le jeune homme s’efforça de suivre les indications du cadet Vinsere tout en gardant un œil sur lui, tentant de repérer les manants les plus suspects et les fuyards.
Au bout de longues minutes, n’en trouvant aucun, ils décidèrent de revenir sur leurs pas et de ratisser un autre quartier. Alors qu’ils approchaient de la grande rue principale, ils croisèrent un commerçant encombré de son étalage sur roues. La triade s’écarta du chemin, se colla aux murs pour le laisser passer. Antoine suivit la roulotte des yeux tandis qu’elle passait devant Henri. Lorsque le chemin fut à nouveau dégagé, il pivota sur lui-même. Et se figea.
Anthony Vinsere avait disparu.
※ ※ ※
Une journée de marche les séparait de Pituiconda. Pourtant, le chemin parut court aux yeux d’Aelina. Peut-être parce qu’ils suivaient la grand-route, plutôt que de crapahuter dans les bois. Sur la terre battue et lisse, le pas allait allègrement, sans contrainte. Si elle fermait les yeux, elle pourrait presque croire que le passé avait rattrapé le présent. Qu’elle s’en partait comme porte-parole de Syracuse. Que Jobré marchait à ses côtés. Ne serait-ce qu’un instant.
Elle soupira et chassa cette nostalgie de ses pensées. Il était loin, le printemps…
Les heures passant, la capitale de Térabatia se dessina doucement à l’horizon. De la terre s’éleva Ro’n Arr, mont fabuleux du Col de Pierres, et avec lui l’écarlate Pituiconda, érigée à son flanc comme sa consœur. Dans le couchant du soleil, la cité se fit plus carmin encore, le rouge de sa pierre rehaussé par les feux de l’astre dormant. Lorsque la troupe posa le camp, les hautes murailles de Pituiconda se trouvaient à portée de main. S’ils repartaient aux aurores, ils pourraient les atteindre en même temps que les lourdes portes s’ouvraient.
Ses compagnons de route approuvèrent sa remarque. Aussi, c’est ce qu’ils firent une fois la nuit passée. Comme prévu, ils arrivèrent aux portes de la cité alors que celles-ci s’ouvraient pour laisser affluer les voyageurs et commerçants. Ils déjouèrent sans mal la vigilance des soldats censés les garder, se mêlant à un autre groupe de voyageurs pour mieux passer inaperçus. Aelina leva les yeux vers l’Arche qui marquait l’entrée de Pituiconda. Taillée dans cette pierre rouge si caractéristique de la cité, se dessinaient tout au long de ses branches nombre de paysages et de figures, de feuilles de vigne et de tournesols, d’oiseaux et de manants ; tous marqués de détails si subtils qu’il faudrait des années pour tous les découvrir.
Aelina se souvenait avec clarté de la première fois qu’elle avait passé l’Arche. À l’époque déjà, elle avait été prise d’une fascination indescriptible pour elle. Et de même avait-elle été éblouie lorsqu’elle avait découvert que tout, à Pituiconda, était taillé avec autant de minutie. De la plus petite échoppe au fabuleux palais royal.
« C’était une lubie du roi Eröm Nyderik, lui avait expliqué Jobré. Il tenait absolument à ce que toute bâtisse soit taillée dans cette pierre, les cieux seuls savent pourquoi. Cela coûta une fortune en moyens, mais il s’obstinait à vouloir faire de sa cité l’une des plus remarquables du Continent. Malgré tout, sa lubie aura payé. Pituiconda est véritablement l’une des cités les plus remarquables de mains d’Homme. »
Aelina ignorait d’où Jobré tenait ces connaissances. Le roi Eröm avait vécu à l’époque de la Création, et malgré le savoir qu’elle avait acquis grâce à Jobré, beaucoup de ces choses qui entouraient la Création demeuraient encore pour elle un mystère. Peut-être Jobré l’avait-il lu dans l’un des livres de la Grande Bibliothèque ? Aelina n’avait jamais pu le vérifier. Les routes n’étaient déjà plus sûres, à l’époque. La montée en puissance d’un Sorcier prénommé Moridus avait déjà poussé les seigneurs à garder leurs héritiers dans la sécurité de leur palais. Et même sans cela, Aelina n’aurait jamais été envoyée à Tialo pour y étudier. Après tout, elle n’appartenait pas au sang Sarteryön.
« Par ici. »
Aelina guida ses comparses dans les méandres de la cité. Au-delà de l’Arche, et surplombant la cité de toute sa droiture depuis le pic où il était érigé, s’élevait le palais royal. Non loin de lui se trouvait un bâtiment immense en demi-sphère, très semblable à celui de la Grande Bibliothèque, à cela près que le toit était entièrement de verre fait, et parcouru de lignes d’argent. Pour l’avoir déjà rejoint, la jeune femme savait qu’il était relié au palais par une longue passerelle finement élaguée, couverte de lierres et de fleurs grimpantes. Derrière lui encore, marquant les quartiers souverains, s’élevait une tourelle tutoyant les cieux.
La troupe avança jusqu’aux pieds des escaliers, raides, qui longeaient le flanc du Ro’n Arr jusqu’au palais royal. Tout comme ils l’avaient fait aux portes de Tialo, la troupe se sépara en deux. Qu’importait qu’ils possédassent la protection de Syracuse, la reine Izaguël ne tolérerait guère la vision d’une Merig encore en vie. Et tandis qu’Aelina et Moréla se rendraient au palais, au moins Tany pourrait-elle partir à la recherche de ces êtres magiques qu’elle cherchait tant. Les jeunes Magiciens demeurèrent avec elle pour l’assister dans ses recherches et, sans tarder davantage, Aelina et Moréla s’engagèrent dans le long escalier.
D’épuisantes minutes s’écoulèrent tandis qu’elles s’élevaient au-dessus de Pituiconda, et après ce qui leur sembla comme une éternité, elles parvinssent enfin au palais royal. À peine eurent-elles fini de se présenter aux soldats qui en gardaient l’entrée que l’un d’eux s’en partit en courant les annoncer. Il revint quelques instants plus tard, accompagné d’un serviteur chargé de les guider dans l’enceinte royale. Elles le suivirent en silence, emboîtant son pas vif malgré un âge visiblement avancé. Si elles n’avaient eu personne pour les guider, les deux jeunes femmes auraient aisément pu se perdre dans les méandres du palais. C’était ainsi qu’il était conçu : dans le but de perdre l’ennemi envahisseur.
Enfin, le serviteur s’arrêta devant les portes closes de la salle d’audience. Il s’inclina poliment devant elles, et s’en repartit. Les portes étaient également gardées par deux soldats, qui les dévisagèrent l’espace d’un instant. Puis le plus gradé des deux s’empara de l’un des heurtoirs, frappa deux coups secs et, d’un geste ample qu’imita son collègue, il ouvrit la porte.
« Dame Aelina Sarteryön. Princesse Moréla Sarteryön de Syracuse », clama-t-il d’une voix forte.
Les deux jeunes femmes entrèrent et s’avancèrent tandis que les portes se refermaient derrière elles. Surplombant la salle depuis son trône élevé, la reine Izaguël les dévisageait de son visage de marbre. À sa gauche, quelques pas en retrait du trône, se tenait droite comme un pilier une femme qu’Aelina n’avait jamais vue auparavant. Derrière les elles, de hautes fenêtres au sommet arqué marquaient les limites de la salle d’audience.
Lorsque les voyageuses se furent assez avancées, Aelina s’inclina respectueusement devant la souveraine. Moréla, quant à elle, se contenta d’une brève inclinaison de la tête, comme le lui autorisait son rang. La reine, en revanche, n’esquissa pas le moindre geste. Aelina jeta un regard oblique à Moréla. Le rouge montait lentement à son cou, elle parvint néanmoins à conserver un visage impassible. Aelina approuva d’un imperceptible hochement de tête avant de se tourner de nouveau vers la souveraine.
Voilà bien des années qu’elle n’avait plus fait face à Izaguël Varanye. À l’époque, elle n’était encore qu’héritière-régente, assistant son père le roi Ybeld Varanye. À l’époque, elle était encore femme à sourire. Aujourd’hui, elle paraissait taillée dans la même pierre que sa cité.
Tant de temps a passé.
« Il semblerait que les rumeurs soient vraies, dit la souveraine d’une voix de glace. La princesse renégate est de retour. »
Du coin de l’œil, Aelina vit Moréla pincer des lèvres.
« Votre Majesté, entama l’ancienne porte-parole en avançant d’un pas, vous vous doutez probablement des raisons de notre venue à Térabatia.
— Je m’en doute, oui. Jasper a décidé de reprendre le flambeau laissé par Syracuse.
— Sa Majesté Jasper souhaiterait, effectivement, reprendre les armes contre Moridus.
— Son Altesse Jasper, dame Aelina. Il ne me semble pas que le petit prince ait été couronné. »
Au tour d’Aelina de pincer des lèvres.
« Votre Majesté, reprit-elle d’une voix plus forte. Vous n’êtes pas sans savoir que la montée en puissance plus que fulgurante du Sorcier n’est qu’un signe avant-coureur de la chute des royaumes du Continent. À ce jour, Térabatia a été épargné par les conflits menés par l’armée du Sorcier. Mais cette armée se renforce chaque jour. Les partisans du Sorcier se font de plus en plus nombreux, ses moyens grandissent également. Ce n’est qu’une question de temps avant que Térabatia n’en soit victime à son tour.
— Térabatia saura se défendre, comme nous l’avons toujours fait. Quant aux autres royaumes, ils paient le prix de leur incompétence. Si je ne m’abuse, les moyens obtenus par le Sorcier lui sont essentiellement prodigués par Arébie. Qu’en est-il de Dëmony ? Syracuse ne devrait-il pas s’occuper de son cas avant toute autre chose ? Ou est-ce que le privilège du sang l’épargne de la soi-disant ire de Syracuse ?
— Le cas d’Arébie a déjà été réglé. Dëmony s’est retourné contre Moridus. »
La reine demeura un instant impassible. Puis, elle tourna la tête vers la femme qui se tenait toujours à sa gauche, immobile et silencieuse.
« Alice… ?
— À vos ordres, Votre Majesté. »
La femme quitta son socle de pierre et avança à grands pas vers les portes de la salle d’audience. Elle en ouvrit une, échangea quelques paroles inintelligibles avec les gardes, puis la referma et regagna sa place.
« Que prévoit de faire Syracuse ? interrogea la reine.
— Nous souhaitons rassembler les royaumes du Continent, en juste continuité de ce qu’avait débuté feu Sa Majesté Jobré. Rassemblés, nous serons plus forts face à Moridus et son armée.
— Jobré a échoué à cette tâche. Sur quoi vous basez-vous pour croire que Jasper y parviendra ?
— Sa Majesté Jobré est morte avant de pouvoir l’achever, il n’a pas échoué.
— Ce n’est pas ce que me disent les relations qu’entretenaient Arébie et Syracuse.
— Arébie était alors gouverné par feu Sa Majesté Arberus, qui n’était pas connue pour être des plus diplomates ou conciliante. Sous son règne, Arébie s’est refermé sur lui-même et a mis fin à nombre d’accords et de traités avec les autres royaumes, dont Térabatia, ce que vous n’êtes pas sans savoir.
» Mais si Syracuse a effectivement rencontré quelques problèmes avec Arébie, Sa Majesté Jobré est cependant parvenue à conclure des alliances avec des royaumes qui privilégiaient leur autarcie, comme Xilora et Miroito, ce que personne n’était parvenu à faire jusque-là.
» Voilà ce que Sa Majesté Jasper cherche à rétablir. Et dans l’imminence d’une prise de pouvoir par Moridus sur le Continent, il est d’autant plus urgent de recréer ces alliances perdues pour rétablir la puissance de tous. N’êtes-vous pas fatiguée, Votre Majesté, de disséminer votre armée sur votre territoire pour prévenir toute action de l’armée du Sorcier ? De voir des convois de marchandises disparaître et ainsi priver votre peuple de denrées et de biens qu’il affectionne, dont il a besoin ? De craindre pour la sécurité de vos villages ?
— Mmf ! Et vous avez la prétention de dire qu’un petit prince y parviendrait mieux que moi ?
— Jasper a beau ne pas encore être roi, il est régent de Syracuse. Ayez pour lui le respect qui lui est dû ! » s’emporta Moréla.
Le regard froid de la reine se posa avec mépris sur la princesse. Aelina posa une main sur son épaule, alors qu’elle faisait un pas en avant.
« Moréla, attends-moi dehors. »
La jeune femme défia la souveraine du regard un instant encore puis, sans un mot, elle tourna les talons et quitta la salle d’audience d’un pas furibond. Une grimace narquoise étira les lèvres de la reine Izaguël.
« La princesse renégate a perdu de sa discipline, à ce que je vois. »
Aelina préféra ne pas relever la remarque de la reine.
« Votre Majesté, quelles sont réellement vos inquiétudes quant à l’idée de faire alliance avec Syracuse, ne serait-ce que pour le temps que dureront les conflits avec Moridus le Sorcier ?
— Dame Aelina, j’ai du respect pour vous. Vous avez toujours accompli un travail exemplaire aux côtés de Jobré. Mais là est le problème : Jasper n’est pas Jobré. Il n’est qu’un prince jouant au roi. Il n’est qu’un enfant, rien de plus. Et je n’ai aucun désir de confier l’avenir de mon royaume aux mains d’un enfant. »
Aelina garda le silence un instant. Elle vrilla son regard dans celui de la souveraine. Le dos droit, la tête haute et le regard fier, la reine Izaguël ressemblait terriblement, en cet instant, à son père. Aelina prit une grande inspiration, expira lentement.
« Si je puis me permettre, feu Sa Majesté Jobré n’était aussi qu’un enfant lorsqu’il hérita du trône de Syracuse. Un enfant-roi qui est pourtant devenu l’un des plus grands monarques de Syracuse, et du Continent en son temps. Je me souviens également que feu Sa Majesté votre père avait beaucoup d’estime pour lui, et ce même lorsqu’il n’était qu’un jeune monarque. Quelle différence alors, entre Ses Majestés Jobré et Jasper ?
— Jasper n’est pas né pour être roi, c’est un détail que vous semblez oublier.
— Il est vrai, mais c’est également à cela que sert le Conseil. Il s’est chargé, comme de juste, de l’éducation de son nouveau souverain. Il n’y a plus rien à présent qui sépare Sa Majesté Jasper de son prédécesseur.
— Et Moréla ? Elle a beau être une princesse renégate, elle n’en demeure pas moins la réelle héritière de Syracuse. N’est-il pas légitime qu’elle reprenne son rôle ? Ou Jasper se sent-il trop confortable dans le trône de son père pour le lui rendre ?
— Moréla a renié son titre d’héritière. De ce fait, le prince Jasper est devenu l’unique successeur au trône de Syracuse.
— Et qu’en est-il de la Sorcière ?
— … Votre Majesté ?
— Ne jouez pas les ignares, dame Aelina. Si les rumeurs sur Moréla se sont révélées vraies, alors celles sur Tany Merig doivent l’être également. »
Aelina garda le silence. Les yeux de la reine se plissèrent.
« Alors ?
— Elles sont vraies, Votre Majesté.
— Voilà une raison supplémentaire, en ce cas ! Aucune personne saine d’esprit ne s’allierait à telle engeance. Je suis d’ailleurs surprise que Jasper n’ait pas saisi l’occasion d’éradiquer le nom des Merig de la surface de nos terres.
— Vos inquiétudes concernant Tany Merig sont légitimes, j’en conviens. Cependant, Sa Majesté Jasper a déterminé qu’il y avait plus grand intérêt à s’allier à elle. Ses condamnations pourront venir plus tard, mais pour l’heure elle est protégée par son statut d’émissaire de Syracuse, et de ce fait possède l’immunité diplomatique.
— Une Merig ne mérite aucune immunité.
— Là n’est pas notre rôle d’en juger, Votre Majesté.
— Il est cependant dans mon rôle de protéger mon peuple de son engeance, dame Aelina.
— Permettez-moi de vous rappeler, Votre Majesté, que si le Continent est composé de royaumes libres et indépendants, ceux-ci n’en demeurent pas moins sous la responsabilité de Syracuse, qui seul règne sur toutes les terres du Continent. Vous en prendre à Tany Merig, alors même qu’elle est protégée par l’immunité diplomatique de Syracuse, serait une grave erreur.
— Serait-ce une menace ?
— Une réalité, Votre Majesté. Le dernier royaume à s’être détourné de Syracuse était Arébie, et nous connaissons tous l’état dans lequel le royaume s’est retrouvé par la suite. Vous pouvez faire le choix de ne pas vous allier à Syracuse, mais ne faites pas l’erreur de vous en faire un ennemi.
— De telles affirmations ne peuvent être tenues que par un roi, dame Aelina.
— Une lettre de ma part et le prince Jasper sera couronné dans l’heure, Votre Majesté. »
La reine pinça des lèvres, n’ajouta pas un mot cependant. Au même moment, deux coups secs furent frappés aux portes de la salle d’audience. L’une d’elles s’ouvrit, laissant entrer une jeune page armée d’une lettre cachetée. Elle s’avança dans la salle d’audience d’un pas vif, presque en courant, s’inclina bien bas devant la reine Izaguël, fit quelques pas encore et donna la lettre des deux mains à la femme que la souveraine avait naguère appelée Alice. Celle-ci s’empara de la lettre et en brisa le sceau tandis que la page s’en repartait aussi vivement qu’elle était venue. La porte de la salle d’audience se referma dans un claquement sourd. Après un court instant de lecture, celle qu’Aelina pensait être l’assistante de la reine s’approcha de celle-ci et lui murmura quelque chose, si bas qu’Aelina ne put rien entendre. Les yeux de la souveraine se plissèrent une nouvelle fois tandis que la femme se retirait et reprenait sa place précédente.
« Alice, mandez un scribe, je vous prie.
— À vos ordres, Votre Majesté.
— Il semblerait que vous ayez dit vrai pour Arébie, dit la reine tandis que son assistante allait, comme précédemment, échanger quelques mots avec les gardes. Il semblerait également que je sois à court d’arguments. Soit. Térabatia s’alliera avec Syracuse pour le temps que dureront les conflits. Pour ce temps uniquement. Nous vous cèderons quelques soldats également. Cinq-cents hommes, pas un de plus. Nous aurons besoin de tous les autres pour protéger Térabatia, une fois que le Sorcier aura eu vent de nos accords.
— Cela est très généreux de votre part, Votre Majesté. Au nom de Syracuse, je vous remercie. »
Aelina s’inclina. Quelque temps plus tard, les portes de la salle d’audience s’ouvrirent à nouveau pour laisser entrer le scribe ainsi mandé. Sous la dictée de la reine, il rédigea le décret établissant l’accord entre Térabatia et Syracuse en deux exemplaires. La reine Izaguël apposa le sceau de Térabatia au pied de chacun d’eux ; Aelina apposa sa signature à son côté. Les décrets furent pliés avec soin, puis cachetés. La reine confia l’un d’eux au scribe, avec pour mission de le ranger avec les autres affaires courantes. Le deuxième, elle le tendit d’une main distraite à son assistante.
« Dame Aelina, une dernière chose.
— Votre Majesté ?
— Partez sitôt vos affaires à Térabatia finies. Je ne souffrirais pas de la présence d’une Merig sur mes terres plus que nécessaire.
— Selon votre convenance, Votre Majesté. »
Elle s’inclina une fois de plus puis, présentant ses derniers hommages à la reine, elle rejoignit Moréla.
La reine Izaguël la regarda sortir de son regard froid. Elle expira longuement, libérant ainsi toute sa frustration, et s’adossa à son trône. Par une terrible manie qui était la sienne, elle commença à tapoter l’accoudoir du trône de son index. Une manie que Père avait toujours détestée. Il n’était cependant plus là pour s’en plaindre.
« Je me souviens du jour où on nous annonça la mort de Nikelodeon », dit Izaguël.
Alice tourna un regard intrigué vers elle, ne dit pas un mot cependant. Izaguël se leva, descendit les quelques marches qui séparaient le trône du sol et rejoignit les hautes fenêtres qui se trouvaient derrière elle. De là, la cité de Pituiconda s’étendait à ses pieds. En levant les yeux, elle pouvait voir poindre à l’horizon le simulacre de Tialo.
« Nous étions tous à la Grande Bibliothèque, poursuivit-elle comme si elle ne s’était jamais arrêtée. Maître Muute s’épuisait à tenter de nous faire mémoriser les traités diplomatiques existant entre les Insulaires et le Continent. Personne n’écoutait vraiment. Pourquoi se soucier des Insulaires ? »
Elle garda le silence quelques instants, plongée dans les souvenirs qui doucement se rappelaient à elle.
« Jobré avait déjà regagné Syracuse depuis plusieurs semaines. Il se devait de demeurer à Jurpo, pour le jour où la maladie de Nikelodeon finirait par l’emporter. Il ne s’est pas représenté à Tialo pendant des années, même après son couronnement. Lorsqu’il est revenu, il était presque un homme. Il venait négocier avec Père.
» Je me souviens que cette idiote d’Eva avait dit alors que Jobré était le plus chanceux de nous, à devenir roi si tôt. Qu’il était, sans discuter, le meilleur parti du Continent. Elle était partie dans l’optique de le séduire. Il lui aura finalement préféré sa cousine. Imbécile. »
Elle s’emmura à nouveau dans le silence. À quelques pas d’elle, Alice n’avait toujours pas esquissé le moindre geste, ni le moindre mot. Après de longues minutes de contemplation de la cité, la reine se tourna vers sa conseillère.
« Alice, dites au général Creciv de réunir les cinq-cents hommes promis à Syracuse, qu’ils soient prêts à partir le plus tôt possible. Je lui laisse le soin de choisir le capitaine qui les mènera.
— À vos ordres, Votre Majesté.
— Une dernière chose.
— Votre Majesté ?
— Aelina pourra dire ce qu’elle veut, Jasper n’en demeure pas moins un enfant pour l’heure. Un enfant qui a tout à apprendre. Pour cela, il lui faut un professeur. Vous partirez également pour Syracuse. Vous serez mes yeux et mes oreilles, ma main et ma voix.
— À vos ordres, Votre Majesté. »
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