Chapitre 39 – Dimanche 19 avril

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Pluie

Il pleut. Et cette maison n’aime pas beaucoup ça. On a toujours l’impression qu’il pleut aussi à l’intérieur. L’humidité pénètre rapidement les murs, et l’ennui gagne les hommes. Ici, on vit les pieds dehors, pas aujourd’hui. La tentation de sortir est grande, mais il n’y a plus de ville, plus de pop-corn, de glace ou de bière pression.

Éva sort une boîte de jeu de société. Nous jouons à reculons et la partie s’éternise. Nora soupire, Éva lance les dés qui rebondissent mollement et j’ai du mal à tricher. D’un commun accord, nous décidons d’abandonner cette partie sur-le-champ.

Heureusement, il reste la cuisine. Nous partons sur un navarin d’agneau. À Nora les yeux qui pleurent : oignons. À moi les doigts qui puent : aulx. À Éva les mains qui lavent : carottes, navets, pommes de terre. Ça épluche, ça coupe, ça cuit, ça assaisonne, ça mijote, ça goûte du bout des lèvres. Vive la France !

L’odeur du ragoût se mélange à celle de la terre humide et les aiguilles de pin flottent à la surface de la cocotte en fonte. Nous restons dans la cuisine, enivrés d’odeurs. La sauce nous joue sa petite mélodie, des bulles sonnent comme le clapotis des gouttes de pluie sur les flaques d’eau.

Nora sort des olives, je débouche une bouteille de vin, un Vacqueyras à la jolie robe rubis. Sa puissance est atténuée par sa jeunesse, du cassis et des épices. Harmonie parfaite sur les lèvres de Nora. Il faut boire doucement pour en apprécier tout le tanin. Elle se prête avec bonne grâce à cette dégustation apéritive. Les langues se délient à mesure que nos verres se vident. Une fois de plus les vases communicants jouent leur rôle. Laissez le liquide vous envahir et les mots s’échappent. Ses yeux se voilent un peu, à croire qu’elle boit des souvenirs. Des pas commodes à avaler, alors elle les laisse ressortir. Des consonnes plus que des voyelles. Elle parle de son enfance qu’on lui a volée, piétinée, arrachée. L’homme devrait se contenter de faire pousser les vignes. Une fois dans les caves sombres, ses mains oublient tout de la lumière, du raisin et du sucre. Il presse le fruit jusqu’à la dernière goutte et finit par le mettre en bouteille. Voilà pourquoi Nora a le vin triste ce midi. Heureusement, il reste quelques olives qu’elle peut mâcher lentement. Elle s’excuse et je l’embrasse sans noyau.

Nous passons à table, dehors il pleut encore.

Après manger, ses souvenirs sont toujours vivaces, Nora s’en va se reposer dans sa chambre. À côté d’elle, Robin s’excite sur ses manettes. J’entends crier, un peu, puis beaucoup. Je monte, mère et fils s’engueulent. J’essaye de m’interposer avec un drapeau blanc, mais n’étant ni mari ni père, mon rôle de médiateur dans cette guerre des mots est très limité. Une porte qui claque est plus efficace qu’une paire de claques. C’est comme ça que ça se termine. Fin du round. Je fais le garde suisse dans le couloir qui sépare les belligérants, le temps que les murs cessent de trembler. J’essaye un toc-toc à la porte de Robin, rien. Le même chez Nora, silence. Ils finiront par se parler, un jour. Pas aujourd’hui. Éva est en bas des marches. Elle sait comment faire et monte retrouver sa mère. Me voici seul et pas mécontent pour une fois. Fantôme, mais pas magicien.

En fin d’après-midi, elles descendent presque belles. Nora s’excuse comme à son habitude. Nous sortons nous promener, et tant pis pour la pluie et les chaussures mouillées. Il n’y a personne sur la plage. L’horizon se confond avec la mer. Pour qui aime les dégradés de gris, c’est parfait.

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