Chapitre 14 - Mercredi 25 mars
La main à la poche
Ma nouvelle maison dort comme l’ancienne. Neuf cents kilomètres les séparent. Les mêmes rêves, les mêmes draps, le même gardien.
Hier soir, j’ai mis la machine expresso au fin fond du garage. J’essaye de l’atteindre et me casse la gueule sur un râteau mal rangé. Discrétion assurée. En me relevant, je vois la photo de ma mère accrochée au mur avec d’autres portraits en noir et blanc. Elle a le regard un peu triste et semble me dire quelque chose. Comme dans ce rêve que j’ai fait il y a quelques semaines. J’ignore encore ce qu’elle veut me dire. Il va bien falloir qu’elle me parle un jour ou l’autre.
Je repars le mug fumant à la main rejoindre l’ordinateur qui n’attend que moi dans la cuisine. À huit heures trente, Nora descend avec Éva. Le thé est sorti et l’eau prête à bouillir. Des céréales et un peu de lait feront l’affaire pour Éva. J’ai préparé une liste de courses que Nora complète avec moi. Cette fois, elle a vraiment pris sa place.
Elle tousse un peu et s’excuse. La peur n’est jamais loin dans ses yeux, la mienne est dans mes doigts. Je pose une main sur son épaule en me relevant.
- Ça va aller.
Je sors me préparer. Je remplis mon laissez-passer consciencieusement à l’encre effaçable pour y changer la date la prochaine fois. Direction le supermarché. La nationale est fluide et la mer me suit du regard tout au long de la côte.
Caddie, gants, masque, liste des courses. J’entre tel un zombie au pas lourd et affamé. Il n’y a plus de pénurie de PQ. Tous les abrutis qui ont stocké leur papier molletonné en ont assez pour tenir deux ans sans se salir les mains. Me voici soulagé, il ne restait que deux rouleaux à la maison. Il y a encore quelques boîtes d’œufs dans les rayons. C’est devenu une denrée rare, tout le monde fait des gâteaux pour occuper les enfants. Les poules n’ont pas assez de trous du cul pour satisfaire la demande. Les généticiens ont encore de beaux jours devant eux pour leur en greffer un second.
En rentrant, un peloton de gendarmes a pris possession du rond-point. Décidément, c’est une manie chez eux. Cette fois, je n’y coupe pas, mais je m’en fous. Sauf que mon laissez-passer est caduc. Nouveau formulaire. Le gendarme ne m’en tient pas rigueur. Une chose est sûre, nous allons devoir les écrire à la main faute d’imprimante. Saine occupation qui changera du coloriage.
À mon retour, Nora appelle Robin pour qu’il m’aide à vider la voiture. Elle porte les sacs dans la cuisine. J’avais oublié ces gestes simples. Robin finit par descendre en traînant les pieds, puis remonte dans sa chambre fatigué par l’effort. Nora s’excuse. Je lui réponds que ça n’a aucune importance. Nous rangeons chacun nos sacs. On peut tenir une semaine si tout va bien.
Nora tousse. Je lui dis d’aller se reposer, mais elle décline. Encore du travail et des coups de fil à passer.
Je reste dans la cuisine avec Éva. J’ai acheté des bars. Je lui dis que je les ai pêchés.
- Même pas vrai, ils sont dans le papier du Carrefour.
- Je les ai pêchés à Carrefour. Ils ont mis des bassins pour occuper les gens.
Elle rigole, mais je ne suis pas sûr qu’elle me croie. Ses rires, je les glisse dans ma poche, j’en aurai besoin plus tard. En attendant on a des poissons à mettre au four, alors au boulot !
À table j’ouvre une bouteille de Chablis. Je sais que Nora aime ça. Elle a pris un verre de blanc lors de notre première rencontre, il y a deux mois. Aujourd’hui, elle n’en prend pas. Elle tousse plus qu’hier et mange sans appétit. Elle regarde trop sa fille pour ne pas m’inquiéter, mais je garde ça pour moi.
Elle va se reposer après le déjeuner. J’irais bien faire ma sieste quotidienne, mais j’ai une petite fille à m’occuper. Nous regardons un dessin animé à la télé cet après-midi et je dois bien l’avouer, tout compte fait la sieste n’est pas incompatible avec la télévision.
À mon réveil, Éva dessine sur la table. Elle n’a pas très envie de recopier les laissez-passer. Tant pis.
Nora est encore dans sa chambre. Je sors avec Éva faire quelques pas dans le domaine. Téméraires, nous continuons l’aventure jusqu’à la plage interdite. Il n’y a personne à l’horizon, nous poussons le crime au niveau du rivage. Vite, les chaussures ! Les chaussettes aussi. On n’avait pas prévu. Les pieds dans l’eau. Oups c’est froid ! Elle rigole. Au retour elle me donne la main et me demande combien de temps on va rester ici.
- Je ne sais pas. Le temps que le méchant virus nous fiche la paix.
Ça lui va.
Le soleil descend sous les pins parasols. C’est l’heure où mes pensées s’envolent vers la région parisienne. J’appelle ma fille. À la maison tout va bien. Comme toujours. On s’embrasse et je rentre.
Nora est restée au lit. Je l’entends tousser au-dessus de la cuisine. Je monte la voir. Toc-toc.
Elle s’excuse. Elle ne voulait pas ça. Elle est inquiète pour les enfants. Elle va peut-être me contaminer. Elle a peur. Elle s’excuse.
On a fait un choix. Ça ne sert à rien de s’excuser.
- Tu es un éléphant et moi un fantôme, alors on ne risque rien.
Son sourire est fragile. J’aimerais bien m’allonger dans ce lit et lui caresser le front. L’embrasser, tout simplement. Je ne sais pas si c’est le virus qui m’en empêche, mais je me contente de cette explication pour refermer la porte. Je glisse cependant son sourire dans l’autre poche. J’ai de quoi m’endormir ce soir.
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