Chapitre 16 - Vendredi 27 mars
Les fourmis
Le réveil m’attrape au vol à cinq heures, et l’écriture de ce journal me fait atterrir à sept heures trente. Nora tousse encore et je pars, car la plage m’appelle. Il faut se couvrir, ce n’est pas encore l’été. Même ici. Le domaine est désert, comme le rivage. La plage est recouverte en partie d’algues séchées. La mairie a d’autres choses à faire que de nettoyer ses attraits touristiques. Mais la mer reste celle qu’elle a toujours été, peu importe les hommes et leurs virus. Assis surle sable, mes yeux caressent l’horizon vide de bateaux. Je pense à tous ces étés passés le cul sur une serviette. Les enfants dans l’eau, elle avec son bouquin à la main, ou en train de discuter de longues heures avec mes sœurs ou des vacanciers en mal de potins. Moi, rêvant de son dos ou de sa peau salée à l’abri du soleil. Le soleil n’est pas chaud mais j’y pense quand même.
Même loin, elle est encore là. Mais les pieds dans l’eau, elle s’en va. La mer est froide, trop froide pour y rester et l’oublier. Autant rentrer.
J’ai changé ma playlist sur le chemin du retour. Pas de public, quelques pas de danse en guise d’exercice. Le jogging, très peu pour moi ! Je continue dans la maison.
Neuf heures, il est peut-être temps de baisser le volume. Elles descendent peu après. Nora a retrouvé un peu de lumière et sa brosse à cheveux. Éva n’a pas perdu son sourire d’ange.
Il reste des croissants de la veille. Forcément un peu rassis, mais à la guerre comme à la guerre.
On discute du programme. Et si on restait confinés ? Yes ! Excellente idée, j’avais peur de me promener en ville. Télétravail ? Pourquoi pas. Tu prends le travail et nous, on prend la télé avec Éva. Terrasse ? Salon ? On peut le jouer à pile ou face. Mille Bornes ou Uno ? C’est Éva qui choisit. Blanc ou rouge ? Un peu tôt, tu ne trouves pas ? Je prends le café et toi le thé.
Douche ou bain ? Tu n’as pas vraiment le choix. Faute de baignoire les filles remontent prendre leur douche. J’avale un café et remets une bouteille de blanc au frais. Au cas où.
La matinée continue selon le programme établi. Un peu de devoirs et des cahiers éparpillés. Un ordinateur, des mails, des fichiers Excel et des coups de fil. Robin descend vers dix heures, un peu moins bougon que les jours précédents. Il vide la moitié d’une boîte de céréales et s’aventure dans le salon quelques minutes. Il taquine sa sœur et remonte se laver, ou travailler, ou jouer, ou... Je ne sais pas vraiment. Dehors le temps est maussade. Nora travaille dans le salon et tousse encore. La fièvre a disparu. Elle en a encore pour quelques jours et elle redeviendra un éléphant indomptable.
Cet après-midi, Éva joue les exploratrices dans le jardin. Elle a trouvé un chemin de fourmis. Elles tracent une ligne, et les colonnes s’étirent pour se perdre dans les herbes hautes. Nous remontons le mystère de la colonie. Quelques trouées d’herbes les dévoilent ici ou là. On marque le terrain, accroupi. Par petits pas, Éva cherche de nouveaux signes de vie, patiemment. Elle se concentre et crie à chaque nouvelle rencontre. Je ne vois pas grand-chose, il me faut mes lunettes. À mon retour, Éva a fait un mètre de plus. La végétation leur donne un peu de répit. Si leur nid est ici, elles sont tranquilles pour l’éternité. Nous agrandissons notre champ de recherche dans un rayon de deux mètres.
- Ici ! Gabriel. Ici !
- Bien joué ma belle.
Cette fille est un véritable pangolin. Méfiez-vous ! Danger.
Nous remontons le fleuve à contre-courant, le vent de face. Un bâton à la main, Éva écarte les tiges vertes et traque nos bébêtes à six pattes. Elles ne sont pas effrayées par les deux géants et leurs pas qui font trembler le sol. Vexant. Nous le serions pour moins.
Et puis vient cet endroit où l’herbe en a assez de pousser. Maintenant, tout va vite. Elles sont à découvert sur la terre ocre et les cailloux de pacotilles. On peut les voir sans se baisser. Elles rejoignent la maison et suivent les murs en ordre de bataille, tournent à l’angle du garage, direction l’entrée de la maison. Elles ne s’y aventurent pas. Pas besoin, il y a suffisamment à manger dans le jardin. Le pin accoudé à la porte de la villa est leur maison. Éva lève les yeux. C’est ici qu’il faut quitter nos amies. Nous ne serons pas invités à boire le thé avec la Reine.
Pas rancunière, la petite pangolin dépose un morceau de jambon, et attend qu’une aventurière dévie de deux centimètres sa course effrénée et rameute ses collègues.
Nora est derrière nous dans l’embrasure de la porte. Les nuages ont laissé quelques rayons de soleil caresser son joli visage. Je me relève en frôlant ses jambes. Sa main me pousse gentiment dans le dos . Mon équilibre était trop précaire pour ne pas en profiter. Je descends la marche abruptement. La mère et la fille rigolent. Même pas mal !
Ça me donne au moins l’avantage de prendre suffisamment de recul pour admirer mon tableau. Les fourmis, le pangolin et l’éléphant appuyés au pin et recouverts de soleil.
Je sors le smartphone. Elles sourient. Magnifiques. Clic-clac.
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