Chapitre 22 - Jeudi 2 avril
Puzzle
Nora m’a offert sa chambre rose dans la lumière d’une demi-lune. Il y en a assez pour parcourir ses courbes. Autre peau, autre sensation, sur le tarmac des vauriens mes mains se posent en douceur. Il est trois heures, elle ne dort pas encore, elle résiste tout comme moi. La nuit nous tient par la main et nous appelle comme des vapeurs d’alcool. Nous n’avons pas bu, alors nous résistons encore un peu. Lovés l’un contre l’autre, nous sommes deux fœtus en gestation. Il faut savoir s’abandonner à la rêverie, ne plus lutter, oublier les muscles et laisser faire l’apesanteur. Ses paupières ont lâché prise, sa main est une poupée de chiffon et glisse le long de la mienne. Elle a basculé de l’autre côté sans s’en rendre compte. Il faut se résoudre à quitter son sein et sa chevelure nuit. Je crois que je pleure, un peu, juste assez pour me croire vivant. Il n’y a pas de moments plus doux que de s’endormir blotti contre le corps d’une femme. Le secret d’une vie bien réussie c’est de ne jamais s’endormir fâché. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi la mienne, mais nous avons triomphé de cette journée et je meurs heureux.
À sept heures, je sens Nora se retourner dans le lit. C’est sa façon à elle de me dire qu’il est temps que je descende avant qu’Éva ne vienne dans la chambre. Un baiser sur son épaule éteint le réveil. La nuit a été courte, la sieste compensera. Deux heures plus tard, elles sont dans la cuisine, je peux refermer l’écran papillon de l’ordinateur.
Nora traîne un peu plus que d’ordinaire, elle semble lever le pied côté travail. Au bout de vingt réunions de crise, ils ont fini par admettre qu’il faudrait peut-être arrêter les réunions de crise. La décision sera validée lors des prochaines séances.
En attendant, elle étale les pièces d’un puzzle sur la table. Mille bouts de cartons sur une table en carrelage. Ce n’est pas très raisonnable, ça annonce un prolongement du confinement. En fin de compte, mille cinq cents pièces auraient été préférables. Éva a l’air dubitative et part à la recherche des quatre coins. Quatre fourmis avec une tête carrée, ça l’occupe un quart d’heure. Viennent ensuite les bordures, mais vous connaissez le principe.
J’abandonne les filles et pars à la recherche d’une planche fine pour y poser leur futur tableau. C’est tout aussi difficile que de trouver la pièce centrale du puzzle. Le garage est une caverne d’Ali Baba et je n’ai pas de lampe frontale. La seule planche que je repère du premier coup d’œil est accrochée au plafond. J’ai bien envie de la décrocher, mais je ne suis pas certain que mon humour soit récompensé au prix de cet effort. C’est une planche à voile. Je laisse mon César de la vanne la plus pourrie de l’année attaché tout là-haut et continue la quête du Graal. Quarante minutes plus tard, je découpe une pauvre planche aux dimensions approximatives du puzzle. Il faut déplacer les pièces déjà assemblées sur le morceau de bois. C’est vite fait, il y en a trente.
Dans l’après-midi, je chausse mes crampons et monte voir Robin. Visiblement, il prend goût à m’humilier sur Fifa. J’enchaîne les scores de rugby, mais n’en prends pas ombrage. Ses doigts sont plus élastiques que sa langue. Nous laissons la parole aux commentateurs sportifs. Leur avis est unanime, je suis nul. Robin ricane, moi je souris. Nous avons suffisamment discuté pour aujourd’hui, je le laisse ranger sa coupe sur l’étagère.
J’appelle Lucas. Il est plus loquace que Robin. Heureusement, car les épaules ne passent pas la barrière du signal numérique. Mes enfants ont assimilé un mot qui s’affiche aux premières pages des journaux : résilience. Moi, je n’y entrave rien à ce mot. Je ne sais même pas si je le trouve joli ou moche. Vivre en mode dégradé est un art de vivre réservé à quelques initiés. Les autres se démerdent. Ma résilience a des cheveux noirs et des cils aussi fins que mes bras.
J’en étais à ces réflexions quand Lucas me souhaite une bonne journée. La meilleure mon fils.
Effectivement, c’est une belle journée accompagnée d’une soirée tout aussi agréable. Ton sur ton. Les doigts de Nora font des merveilles. Autant sur la planche en bois que sur mes bras. Le puzzle a pris forme tout comme moi.
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