Chapitre 24 - Samedi 4 avril
Assis, au bord du monde
Voilà deux semaines que nous sommes assis, au bord du monde. La plage nous est interdite. Qu’à cela ne tienne. Les pieds dans le vide, nous regardons la course des étoiles. Dans notre dos, loin, très loin, la vie est figée, pétrifiée. Une cloche de verre la recouvre. Stephen King était visionnaire lorsqu’il écrivait « le Dôme », mais il jouait petit bras, son encre était moins noire que la réalité. La terre est plate et le monde est un village du Maine.
Nous sommes allongés au soleil, quelques notes de jazz accompagnent notre rêverie. Parfois, elle me tend sa main. Je la laisse faire son va-et-vient au rythme de Nat King Cole. Si partir c’est mourir, et bien rester, c’est dormir. C’est un programme qui nous va.
Quelques nuées de moucherons font office d’étoiles, elles forment des galaxies et se déplacent comme des électrons. De temps à autre, le vent les disperse. Puis, quand il s’en est allé avec son cortège de mauvaises nouvelles, les étoiles se regroupent à nouveau en se jouant du champ magnétique.
J’ai bien envie d’enlever ma chemise. À l’abri du vent, sous les rayons généreux, il fait chaud. Nora devrait faire la même chose, mais la pudeur ne souhaite pas que nous prenions froid. Ce n’est jamais qu’avril, même ici.
Éva s’ennuie et l’ombre gagne du terrain. Deux bonnes raisons pour cesser notre séance de luminothérapie. Nora se lève la première. J’ai plus de mal. La chaleur a brûlé toute mon essence. Autant de carburant pour ne pas avancer d’un iota, ce n’est pas très énergie durable tout cela. Je cherche les dernières gouttes au fond du réservoir pour m’arracher du transat.
Le frigo est toujours à la même place. C’est bien pratique. J’attrape la bouteille de Perrier, mais pas le citron. Trop fatigant. Je m’apprête à boire à la bouteille et Nora entre dans la cuisine. Ok, je vais prendre un verre. Je lui en propose un.
- Tu en veux ?
- Oh oui, je veux bien.
- Du citron ?
- Et des glaçons, s’il te plaît.
- Bien sûr des glaçons.
La vie de couple, c’est aussi des glaçons et du citron. J’avais oublié. Et accessoirement du Coca pour Éva.
Au point où j’en suis, j’apporte sur le plateau le reste de quatre-quarts que les filles ont cuisiné ce matin. Je suis récompensé de cet effort surhumain par un baiser volé. Ça aussi j’avais oublié.
Pour le puzzle, je les laisse faire. Si elles terminent trop vite, peut-être voudront-elles rentrer. Nora en a un autre à Puteaux et ça je ne veux pas.
Dix-neuf heures. Je m’éloigne dans le jardin pour appeler une autre femme. Elle décroche, le ton de sa voix est amical. Elle prend de mes nouvelles, j’en fais de même. Échange de bons procédés. Elle me parle des enfants, du chien et des amis. Tout va bien. Je lui parle de rien, du soleil et de la solitude. Tout va bien. Je ne suis pas certain qu’elle croit en mes mensonges et pour tout dire, de là où je suis, ça n’a pas grande importance. Nous discutons comme deux amis que nous ne serons jamais. Sa voix me réconforte et me brûle les oreilles. Les deux à la fois. Tout cela m’oblige à changer d’oreille régulièrement. Éva s’approche dangereusement de moi, j’abrège la conversation, ça lui convient. Pas d’embrassades, juste un « au revoir ».
À chaque fois, c’est la même chose. Je me jure de ne plus l’appeler. Plus jamais. Pour la vie. Et puis j’appelle. Juste une fois. Je ne sais pas trop pourquoi.
Nora, elle le sait très bien pourquoi, mais elle ne dit rien. Elle me cueille avec son sourire un peu gris, elle lit en moi et connaît tout des fantômes. Je troque le Perrier contre un verre de vin blanc et je ranime le jazz pour oublier Paris. Son sourire se ravive.
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