Chapitre 36 - Jeudi 16 avril
Boîtes aux lettres
Il a emprunté le chemin qui mène au portail. Il est fatigué par tant de poussières. Le facteur me fait un signe de la main, de loin. Il a terminé sa funeste besogne, il peut rentrer chez lui. Soulagé. Je sais très bien ce qu’elle contient cette lettre, pas besoin de se presser. Ça fait des lustres que la boîte aux lettres n’a plus de clés. Il faut extirper l’enveloppe par le haut. Avec deux doigts fins, on y arrive sans problème. Je reconnais son visage à l’encre noire du stylo Bic. Mon nom et l’adresse. Basique.
J’en profite pour enlever les quelques prospectus collés entre eux par la pluie et qui hibernent au fond de la boîte en fer. Un pisciniste désœuvré mange une Calzone à quatorze euros livrée en trente minutes.
Je pose la missive sur la table de la cuisine. Un verre de Perrier avec des bulles sans importance juste à côté et un couteau. La table est dressée.
J’ouvre l’enveloppe à l’aide de la pointe tranchante et déplie la lettre. Sept pages imprimées et un post-it jaune. Elle m’écrit un joli mot. Un tuto recto verso de onze lignes qui m’explique ce que je dois faire. C’est mignon.
« Pages un à six : initiales en bas de page. Page sept : initiales à l’emplacement indiqué puis, lieu, date, bon pour pouvoir, « je soussigné Gabriel... », signer. »
Les sept pages imprimées sont beaucoup moins glamour. Je ne m’appelle plus Gabriel, mais « le constituant ». Elle, elle se nomme « le conjoint ». Deux cons. Et puis blablabla, blablabla, articles 1434, 1435, 1436 du Code Civil, blablabla, blablabla. Sept pages pour dire que je reconnais qu’elle va acheter son appartement sur ses fonds propres et puis c’est tout. Que d’énergie et d’imagination pour une signature en bas d’une page !
Le stylo est prêt. Il n’attend que moi. J’appelle mon avocate. Répondeur. Message. C’est toujours le même protocole. Ce qui me laisse le temps de vider mon verre et de passer ma tête dans le salon pour voir si ma belle n’est pas partie avec le facteur. Elle a la tête dans son ordinateur et me regarde quelques instants. Je ne sais pas trop comment interpréter ce que je lis sur son visage. Mystère de la télépathie, mais j’ai bien envie de signer cette lettre, fissa, de courir à la première boîte aux lettres et de revenir aussi vite pour me coller comme un timbre à sa peau. Le téléphone sonne et pour une fois c’est le mien. « Numéro masqué » s’affiche à l’écran. C’est l’avocate.
- Bonjour Maître, c’est Gabriel... blablabla, blablabla, j’ai reçu un courrier, blablabla, blablabla.
Évidemment, elle me déconseille de signer. Nous avons un moyen de pression. Il faut en profiter. Les avocats sont des tacticiens hors pair. La guerre c’est leurs affaires et surtout leurs gagne-pain. Ils sont nés avec l’envie d’en finir au plus vite. Leurs classeurs sont remplis de Verdun en tout genre. Et des pas marrants du tout.
Je raccroche. Moi la tactique, je m’en fous. Je vois grand. La stratégie c’est quand même autrement plus glorieux et surtout moins fatigant. Je veux sortir vivant de toute cette merde. Je capitule en rase campagne. Je signe.
Ça n’enlève ni la douleur ni le goût du tabac, bien au contraire. C’est juste l’occasion de fuir à nouveau avec peu de mots. Partir c’est quand même bien arrangeant, que ce soit elle ou moi, ça ne change pas les choses. L’instinct de survie ça vous ferait signer n’importe quel papier, même les plus laids et les notaires ils s’y entendent en poésie des virgules et des alinéas.
Ma « Conjointe » est vraiment très accommodante, elle a eu la délicatesse de glisser une autre enveloppe timbrée à notre adresse, dès fois que je l’aurai oublié. Je n’ai pas de timbre, c’était donc une bonne idée. Je paraphe, je signe, je lèche et pars à la recherche d’une boîte jaune estampillée La Poste. Nora a demandé à mon infirmière de m’accompagner et ma petite blouse blanche sautille à mes côtés jusqu’au hameau. Il n’y a pas âme qui vive et c’est très bien comme ça. J’en ai soupé des humains pour aujourd’hui, des vicieux bien trop retors pour ce chemin vicinal.
Sur le chemin du retour, Éva me tient la main. Elle est comme sa mère, elle sent les choses. Elle me dit que quelquefois aussi, maman elle pleure. C’est étrange, je ne pleure pas. Elle me dit aussi qu’elle est bien ici, que c’est mieux que l’école, mais que, quand même, ses copines lui manquent. Elle me parle du chien qui aboie, du chat, de sa copine Justine... Elle me parle sans cesse, tant et tant que je respire pour elle. Elle me laisse dans le salon et retourne à son iPad. Elle a bien travaillé, j’en oublie presque pourquoi je suis sorti. Sur la terrasse il n’y a personne et c’est très bien comme ça.
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