Chapitre 43 – jeudi 23 avril

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- Je suis prête à me jeter sous les roues de n’importe quel coiffeur qui passera par ici, me dit Nora en entrant dans la cuisine.

Et elle éclate de rire en secouant la tête, laissant ses cheveux recouvrir son visage. J’essaye de faire la même chose, ça ne marche pas pareil.

- Et toi, tu iras où quand les commerces rouvriront ? me demande-t-elle soudain.

- C’est une bonne question. Je n’en ai aucune idée. De quoi aurais-je besoin d’autre qui ne soit déjà dans cette pièce ?

- Tu ne réponds pas à la question.

- Non, franchement, je ne sais pas. Laisse-moi le temps d’y réfléchir.

- Au fait, bonjour.

Elle dépose un baiser sur ma joue et sautille vers le frigo. Elle sent le jasmin, le printemps lui fait du bien. Je la soupçonne d’avoir réussi à se dégoter un rendez-vous chez le coiffeur dans la matinée. En tous les cas, elle m’a posé une colle. J’essaye de faire la liste mentalement. Restos, bars, cinés, théâtres resteront fermés, inutile de chercher par ici. La bouffe et le pinard n’ont jamais baissé les stores. Ma liste de mes envies est une page blanche.

Trouver une idée pour les autres, c’est facile. Un ballon pour Hugo, un morceau de plexiglas pour Éva, une boîte verte ou bleu pour Clément et Robin. Pour ma fille, eh bien un truc de fille !

Pour Lucas ? Tiens, c’est étrange. Je ne sais pas trop. Je crois qu’il me ressemble trop. Je lui achèterai un stylo pour qu’il m’écrive sa liste.

Cette question anodine va me pourrir la journée. C’est gros comme une maison.

Je prends un couteau. Celui-ci coupe très bien, inutile d’en acheter un autre, et je tranche un morceau de pain pour les tartines des filles.

- Dis Gabriel, on pourra retourner dans la grotte ? Il fait beau aujourd’hui, me supplie Éva.

- À vos ordres Capitaine ! Que dit le général ?

- Qu’avant il faut faire ses devoirs.

Pfft. Ce n’est pas du tout le général qui parle. C’est sa mère.

En attendant l’école, je pars dans la salle de bain. Une tondeuse à barbe, ce n’est pas mal, la mienne commence à fatiguer. Tu parles d’une idée à la con. Non, trouve un truc un peu plus sexy.

Éva souligne consciencieusement les numéros des exercices à faire sur son joli petit cahier, 17 x 22, grands carreaux, quatre-vingt-seize pages, couverture vert clair, mais pas trop. Nora essaye de l’aider avant qu’un appel ne l’aspire définitivement. Je prends le relais bénévolement. Éva n’aime pas les jeudis. Elle a raison. Une heure trente plus tard, nous sommes mercredi.

Le déjeuner est vite avalé, Sodebo n’y est pas étranger. On fera mieux ce soir. Mon téléphone sonne en même temps que l’expresso. J’ai du boulot, ou plutôt une modification à faire sur un film d’avant ma barbe. Une éternité. Dans notre jargon, on appelle cela une rustine. Le genre de truc qui prend moins de temps à faire que d’allumer son ordinateur. Je suis un garçon très réactif. Je n’ai pas bu mon café que ma journée de travail est déjà terminée. Je pourrais mettre « Boulot » sur ma liste. C’est vrai, la ficelle est un peu grosse.

Je pars avec Éva dans notre Grotte aux Pirates, Nora nous rejoindra peut-être si Paris le veut bien. De la glycine nous fait coucou en haut d’un portail. Éva voudrait en faire un petit bouquet, mais ce genre de fleurs ne se cueille pas. Toujours fatiguée, le dos courbé, prête à tomber, elle ne peut vous offrir que son parfum. Je porte Nora sur mes épaules, elle sniffe et je repars tel un chameau.

La mer est un peu plus agitée, on ne va pas pouvoir s’éterniser longtemps dans notre grotte. Il n’y a pas beaucoup d’eau, juste de quoi vous recouvrir les pieds, mais elle est froide. Éva se saisit d’un petit tournevis et commence sa gravure. La roche n’est pas bien lisse. C’est difficile dans ces conditions de faire le cœur parfait. À côté, le phallus est bien plus réussi. Une belle bite à l’accent circonflexe. Elle n’y prête aucune attention particulière, les murs entiers de nos villes regorgent de dessins naïfs de ce genre. Elle est concentrée sur son trait. Elle écoute mes conseils, sa main est au plus près de la pointe. Plus précis et moins dangereux. C’est fait, elle a réussi à joindre les deux lignes. Elle s’écarte, observe le dessin et me tend le tournevis. À moi de jouer. Je creuse le cœur un peu plus profondément dans la roche. C’est comme le coloriage, je ne dois pas déborder, c’est tout.

- Mouais, me dit-elle. Ça devrait aller.

Maintenant, elle s’attelle au texte. Maman : simple, sobre et efficace. Les deux premières lettres sont assez grosses. J’ai peur que le reste ne passe pas, vu la contenance du cœur. Elle s’adapte à la réalité du terrain, les deux suivantes sont plus petites. Il faut se rendre à l’évidence, il n’y a pas de place pour le N.

- On fait quoi Gabriel ? On dépasse ?

- Mama, c’est bien. Ça veut dire maman en italien.

- Oui, mais elle n’est pas Italienne.

- Et ce n’est pas l’idée que je me fais de la Mama. Allez, on dépasse.

Elle parachève son œuvre avec un petit N hors cadre. Tout compte fait, tout cela a un sens. On laisse la « Haine » en dehors du cœur. Alors moi je dis « chapeau l’artiste ! ». Elle me regarde comme si cela était réfléchi depuis longtemps.

- On reviendra demain pour accentuer les traits. Mais là, il fait vraiment froid.

- Pas la peine. J’aime bien comme ça, me dit-elle d’un ton snobinard.

- Mais vous avez raison, mademoiselle. Je trouve cela AD-MI-RA-BLE.

Retour à la maison, le pas plus rapide qu’à l’aller.

Ce soir, dans la chambre rose, je cherche encore un truc à mettre sur cette putain de liste. Je regarde le plafond, mais toujours aucune idée. Une tête vient boucher mon angle de vision, puis des cheveux, une bouche et enfin je ne vois plus rien. Même plus cette page blanche, juste une odeur de Jasmin.

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