Chapitre 47 - Lundi 27 avril
Fiat 500
Raté. Je me réveille un peu chagriné.
D’abord parce que je suis seul dans cette chambre rose. Pour la première fois, Nora est descendue avant moi. Le travail la happe dès les premières lueurs du lundi. Sa semaine ressemble déjà à un tunnel harassant.
Et puis, il faut bien l’avouer, je trouvais que ça avait de l’allure de terminer cette petite blague sur ce morceau de rectangle blanc. Là, peinard, dans cette pinède avec ma danseuse aux doigts de fée, entouré de rires et d’arbres. Attention ! Je ne dis pas que clamser c’est ma vocation première. Je recule l’échéance comme tout le monde. J’ai moi aussi mes accommodations à la petite semaine, mes arrangements pépères et deux trois trucs à terminer. Je baisse la tête ou je siffle l’air de rien, selon la météo et les emmerdes qui peuvent pleuvoir. Non. C’est juste que le linceul était là et que mourir de caresses c’est à jamais la plus belle des saloperies qui puisse vous arriver. Les croque-morts n’ont vraiment aucune imagination.
Passons, il faut bien que je me lève malgré mon mal de tête. Comme attendu, Nora est au salon, toujours avec l’emmerdeur au bout du fil. J’aime à imaginer que c’est toujours le même alors qu’ils sont plusieurs à se relayer au standard. Je le vois beau gosse, beau costume et plutôt jeune. Une tronche d’affiche électorale avec de la colle devant et derrière. S’il vous serre la pogne sur un marché, c’est qu’il est déjà trop tard.
Nora raccroche, Nora souffle, Nora me tend ses bras. Je bois à la soupière et j’oublie instantanément l’autre con. Elle n’est pas encore fatiguée ni totalement réveillée. Elle a besoin de café et son sourire me suit dans la cuisine, son téléphone reste dans le salon. La machine expresso va avoir fort à faire aujourd’hui, elle hurle son arrivée en gare. J’ai vraiment besoin d’une aspirine. Nora s’assoit en amazone sur mes genoux et me masse délicatement les tempes. Je ne sais pas si c’est une si bonne idée. Je pique instantanément du nez sur son décolleté vertigineux. Mourir deux fois en vingt-quatre heures n’est plus de mon âge. Je lui dis et elle me sourit comme une femme. Vite, re-café. À onze heures, j’ai à peu près remis le bordel en place, je peux sérieusement commencer à glander. Enfin c’est ce que je crois à ce moment précis.
Quitte à avoir une vie en champs de ruines, autant y mettre des mines. Je suis gâté.
Je suis devant la maison en train de nourrir l’hippopotame à coup de chlore. Le chemin qui passe devant la maison est très peu emprunté, surtout en cette période de confinement. C’est quasiment devenu une route privée. Une voiture passe au ralenti. Une Fiat 500, genre cross-over. Je n’y connais rien en bagnole, elle ressemble un peu à la piscine en moins bleue. Rouge pour être précis. La voiture s’arrête. La conductrice, parce que c’en est une, me regarde. La voiture redémarre lentement et vient s’échouer face au portail.
Je m’approche faussement intrigué. En fait, je sais précisément qui est au volant. J’ai attendu ce capot pendant des années, mais pas aujourd’hui. « Oh pute borgne » comme on dit par ici.
- Salut, me dit-elle tout sourire en descendant de la voiture.
- Caro ?
- Trop contente.
Je tire sur le portail qui ne veut pas s’ouvrir. À la différence de lui, j’oublie tous les gestes barrières. Je lui fais la bise sans même m’en apercevoir. Elle si, mais c’est trop tard, je suis sur ma lancée.
- Oups, désolé. J’ai oublié.
Elle rigole. Exactement le même rire qu’avant.
- T’inquiète pas. Moi, c’est fait. J’ai chopé la Covid il y a déjà un mois. Mais ça va maintenant. Trop contente !
Trop contente, trop contente ! Putain deux fois ! Moi pas content, pas content du tout. Toi rentrer dans ta voiture. Toi repartir. Toi revenir plus tard. Toi dans deux mois, dans trois mois, dans cinq ans. Mais pas aujourd’hui. Évidemment, je n’en dis pas un mot. J’ai juste mon mal de tête qui revient au galop.
- T’as pas changé me dit-elle gentiment.
- Un peu quand même.
- Cheveux gris.
- Et pas de cheveux en même temps. C’est là mon tour de force.
Elle rigole encore, toujours belle malgré le temps. Plus de trente ans. Une vie.
- Alors tu as préféré venir te confiner ici ? Il y a beaucoup de Parisiens qui ont fait comme toi. Je passais dans le coin et j’ai tenté ma chance.
- Bingo.
- Ouais.
- Et toi toujours à Cannes ?
- Non Saint-Raphaël. Depuis cinq ans.
C’est parti. Elle me parle de ses deux enfants. De son mariage, de son divorce. Mariée à un statisticien, elle avait 100% de chance de divorcer. Il connaissait trop bien les chiffres. Sinon ? Elle a ouvert une boutique de fringues. La cata comme tout le monde. Elle vient de faire quelques livraisons à de fidèles clientes, dont une vers Beauvallon. Ceci, cela, et me voilà.
Merde ! À mon tour. Soit je fais court, soit je la pends.
Quatre enfants, un divorce, un trou, horrible, profond.
Une lueur, une brèche, un exil, un éléphant, une rédemption.
Putain s’il te plaît dégage, pas aujourd’hui !
- Tu veux boire un coup ? que je lui-dis.
- Je veux bien. Je ne te dérange pas.
- Confiné donc ça va.
Elle retourne à sa voiture et j’ouvre le portail en grand. En bien trop grand, vu la taille de la voiture.
- La maison n’a pas changé. Je suis passée plusieurs fois devant. Ça fait drôle.
- Entre, je t’en prie.
Nora travaille. Elle est étonnée de voir un humain non identifié à mes côtés. Elle a un regard étrange. À la fois timide et déterminé. Je fais les présentations. Elles respectent scrupuleusement les distances de sécurité, sauf moi. Je suis au milieu et la pièce ne fait pas six mètres de large. Caroline accepte volontiers mon verre de Perrier-citron-glaçons sur la terrasse. Elle prend des nouvelles de la famille, de nos amis de l’époque dont la bonne moitié a disparu dans les plis des bagages. Elle est souriante, elle est pimpante, elle est jolie, elle est insupportable.
Cette fille est un bulldozer. Elle emporte tout sur son passage. Moi qui croyais avoir payé mes dettes, la voici qui revient pour récupérer les intérêts. Des costauds. Trente ans, ça en fait une somme.
Elle me remercie, elle dit au revoir et fait coucou à Éva en passant.
- Au revoir Madame.
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