Chapitre 51 – Vendredi 1er mai

3 minutes de lecture

Trois brins de muguet

1er mai, fête du Travail. Il faut rire parfois. Je ris et je me lève. Nora dort, elle a un vrai travail, ça lui laisse le droit de profiter de cette journée. En temps normal, c’est aussi la fête des fleuristes. Je pars chercher mon petit brin de muguet, non pas tant pour soutenir une profession sinistrée que pour faire plaisir à la belle endormie. Quarante minutes plus tard, je suis face à la devanture du fleuriste. Il a flingué tous les vendeurs amateurs, enterré les corps et installé un petit stand sur le trottoir. Tout ça en une nuit. Chapeau. Il est seul, il a faim, il est cher. Dix euros le bouquet de trois brins avec une rose chétive c’est de l’extorsion de fonds, la mafia dans un verre d’eau. Trop con, j’en prends deux et pars en courant. Le vendeur ne me rattrape pas pour la simple et bonne raison que j’ai payé. C’est moi qui ne veux plus le voir.

Je dépose les bouquets face aux bols des deux miss et j’attends sagement ma juste rétribution. J’ai le droit à un vrai baiser de Nora et un gros câlin d’Éva. Ça efface l’ardoise. Éva est très fière même si elle aussi aurait voulu offrir un bouquet à sa mère. Dans le jardin, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une fleur a déjà été arraché par ses soins. Il ne reste plus que ses crayons de couleur pour les imaginer. Une heure après, c’est chose faite.

Le déjeuner terminé, on repart sur notre colline. On pousse plus loin que d’habitude. De là-haut, tout le golfe s’offre à nous. La mer est un lac et Saint-Tropez un morceau de terre ocre. Il faudrait la mettre ici notre cabane et attendre que l’hiver nous aime. Dieu que c’est bon de souffrir pour si peu. Juste mal aux pieds d’avoir marché si longtemps et nous revoici un peu docteurs, un peu vauriens. Nora a froid et ne dit rien. Collé à elle, j’ai des bras d’écharpes. On se balance lentement sans musique. Ou alors, est-ce la voix de Leonard Cohen que le vent nous murmure à l’oreille ?

Éva délimite le terrain de notre cabane. Elle plante quatre bâtons, un à chaque coin. Ce n’est pas très grand, les villas ont poussé leurs murs, mais il en reste assez pour nous. Bien assez pour vivre. Il faudra juste ne pas couper les arbres. On laissera celui-là au milieu du salon. La cheminée à nos pieds. Je ne peux pas rester ici, à la réchauffer pour toujours. Et puis une grande baie vitrée au-dessus de la cheminée.

- Ce n’est pas possible à cause du conduit me dit Nora.

- On s’en moque, c’est un rêve. On fait ce qu’on veut.

- OK. Alors cuisine ouverte. Grand plan de travail et frigo américain. Un piano et un parquet en bois.

- Ce n’est plus une cabane.

- Tu t’arranges comme tu veux, mais si c’est un rêve alors ça doit entrer.

- Tu joues du piano ?

- Dans mes rêves, oui.

- On aura des enfants ?

- Plein. Dans chaque placard.

- Et tu m’aimeras toujours.

- Toujours.

- Alors tu m’aimes ?

- Si tu me la construis.

- Éva ! Dépêche-toi de monter les murs.

Nora me sourit, la tête appuyée contre mon épaule.

Après tout, toutes ces virgules, tous ces points à la ligne, tous ces accents aigus valaient peut-être le coup d’être écrits pour vivre ce moment. Je mets des cailloux au fond de ma poche. Geste dérisoire et enfantin, comme ça, par poésie, parce que j’en ai envie. Morceaux de pierres pointues et grains de poussière finiront dans le jardin au pied de la maison. Vous savez, ceux qui font dire « aïe ! » « ouille ! » quand je descends pieds nus. Alors évidemment je repenserai à cet endroit, il me suffira juste de lever les yeux. Je sourirai un peu et je rentrerai au chaud avec Nora à mes côtés. C’est une bonne idée. J’en prends une pleine poignée. Nous rentrons, heureux propriétaires d’une bicoque à deux millions d’euros. Ça en fait du muguet.

Annotations

Vous aimez lire Gabriel Benavente ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0