Chapitre 55 – Mardi 5 mai
Billets retour
Il faudra bien se résoudre à sortir de ce très long hiver. La belle endormie n’y est pas prête. Et moi encore moins. Je me suis donné trop de mal à bâtir ce château de sable. Je m’arc-boute sur ses remparts, bien décidé à repousser les vents violents venus du nord. Une armée déconfinée s’avance lentement, écrasant tout sur son passage. J’ai perdu avant même que le siège commence. Ah si ! J’ai peut-être une parade. J’éteins la télé. Winter is resting. Prends ça dans ta gueule ! De toute manière, j’arriverai bien à gratter quelques jours.
J’appelle celle qui porte encore mon nom. Nous parlons concret, des enfants, de l’intendance, des seules choses tangibles qui nous relient encore. Le mépris se charge des blancs dans la conversation. Hugo ne retournera pas à l’école. On applique le principe de précaution. Pour Clément c’est flou, mais il n’est concerné par la reprise des cours qu’à partir de juin. Pour les plus grands, c’est plus simple, ils sont en dehors de nos cartes d’états-majors, de nos sordides plans de bataille. Elle, elle reprendra le chemin de la boutique à partir de mardi prochain. Conclusion, il n’y a pas d’urgence à fêter nos retrouvailles. Nous cochons la date du 14 mai. Fin de la communication.
J’en discute avec Nora. Elle aussi peut gagner quelques jours. Le télétravail est maintenant bien rôdé. Nous sommes des millions assis au bord du monde alors je pense que la maréchaussée devrait être clémente ce week-end. Nous rentrerons lundi prochain sur la pointe des pieds, et nous nous arrêterons quatre jours en Bourgogne chez ma sœur. Nora signe en bas de la page sur la fesse droite. Il faut profiter de cette dernière semaine et oublier nos billets retour.
On s’échappe en ville. C’est encore le meilleur endroit où il n’y a rien à faire. On perçoit un léger relâchement. Il y a un peu plus de monde dans les rues. Des aventuriers marchent sur la plage. Ils sont rappelés à l’ordre par la police municipale. Nous passons devant la pharmacie. « Pas de masques » est inscrit à l’entrée. Il suffit d’aller au bureau de tabac pour s’en procurer. Logique imparable. Passons.
Les bateaux s’ennuient à mourir, accrochés malgré eux aux pontons du port. L’envie nous prend avec Éva d’en détacher quelques-uns. Elle me regarde complice. C’est notre petit secret. Nora me prend la main sur la promenade. J’aimerais croire qu’elle n’a pas le mal de mer. Sait-on jamais ? On pourrait remonter le Rhône sur un rafiot de bois jusqu’à Lyon. Regagner le péage des vauriens et continuer sur la Saône. Ça aurait de la gueule notre épopée fluviale ! Après tout, elle et moi sommes faits de contre-courants et de morceaux d’écorces. Allez, Éva, crie bien haut notre retour en ville ! Elle rigole et sautille autour de nous. Elle a le pied marin et des mains de vent qui soufflent dans nos voiles. Fin du voyage. Nous sommes au parking. Notre bateau est noir Scenic, 7 places avec sièges rabattables. C’est nul.
Dans l’après-midi, Nora retrouve sa position travail dans le salon. Éva barbote courageusement dans l’eau de la piscine. Franchement, j’ignore tous ses appels au secours. L’eau est vraiment trop froide. Elle grelotte en sortant. Elle reprend vite des couleurs pour repartir à la recherche d’insectes plus ou moins identifiables. J’ai un tatouage sur la joue droite. Un motif tribal quadrillé finement, estampillé Lafuma. Il est l’heure de bâiller et de prendre un café.
Je range les affaires dans le salon. Sous la banquette en bois, il y a un espace rangement. J’en extrais un très vieux tourne-disque et quelques vinyles. Éva regarde ça avec des yeux d’iPad. C’est quoi ce truc ? Je branche le dinosaure. Heureusement, il fonctionne au deux cent vingt volts. Le couvercle sert de haut-parleur. Le premier 45 tours sur la pile, c’est "Mon vieux" de Daniel Guichard. Le disque est en parfaite adéquation avec l’engin. Ça tourne, ça gratte. Musique. Je ne conseille pas pour une boum. Même pour un slow. La voix est triste comme la pluie sur Saint-Nazaire, mais le son est charmant. Il crépite, craque. Heureusement, il y a plus gai. Boney M et ABBA finissent par convaincre Éva que la nostalgie se danse aussi.
Tiens, un disque de Nat King Cole.
- Tu permets que j’invite ta mère ?
Nora habille son visage d’un sourire que je reconnaîtrais parmi tous. Timide, pudique, se cachant derrière ses jolis yeux. Elle me donne sa main et nous dansons comme au temps des tourne-disques, mais moins vite. Un 3,3 tours minutes au grand maximum. Unforgettable qu’il nous dit. Like a song of love that clings to me. Alors oui ! Je m’accroche un peu.
C’est à peine fini qu’il est déjà dix-neuf heures.
Tout ça a le mérite de donner le ton à l’apéro. On abandonne le pauvre pick-up fatigué par tant d’efforts et nous passons en cuisine. Le vin a le goût du jazz et de son rouge à lèvres. Un aller sans retour.
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