Chapitre 59 – Samedi 9 mai

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Saloon

C’est un peu notre dernier jour sur le bord du monde. Demain compte pour du beurre, me dirait Éva si elle était dans cette cuisine. Il est sept heures, et je veille sur une autre famille. J’ai pêché une sirène sans beaucoup d’efforts en vérité, mais j’ignore tout de son adaptation à la vie terrestre. Or la terre, on y va droit devant. À peine est-on heureux qu’il faille déjà plier ses gaules. Quarante-huitième jour d’un bonheur liquide, je repose ma tasse dans l’évier et pars me promener. J’ai quelque chose à faire d’essentiel, car dérisoire.

J’emprunte la légère pente qui mène à la plage sans musique aux oreilles, c’est suffisamment triste comme ça pour ne pas être accompagné par des chanteurs enrhumés. La nationale est fluide, je la remonte sur quelques centaines de mètres puis je disparais, happé par les buissons. J’ai pris la précaution de descendre en espadrille, je n’ai plus qu’à remonter au plus haut mon pantalon sur mes mollets. J’allume une petite lampe torche, car il fait sombre dans la Grotte aux Pirates. La lumière artificielle donne une autre vision aux gravures rupestres, elles scintillent et semblent en mouvements. Vivantes et prisonnières tout à la fois comme ce petit cœur qui se balance au bout de mon bras. Je cherche un endroit disponible sur la paroi. C’est toujours le même problème, il faut une surface plane et cela ne court pas les rochers. Il me reste un petit coin exploitable, il est situé sous les couilles du fier phallus. Tant pis. Je sors d’abord le petit dessin griffonné dans la cuisine puis je le recopie sur la paroi à l’aide d’un fin marqueur. L’humidité ambiante effacera l’encre très rapidement. C’est fait, j’attaque la gravure. Tournevis et marteau. Je me donne de faux airs d’artiste en m’éloignant de temps à autre de la paroi. Quarante minutes après, je range les outils dans mon sac. J’ai tatoué un petit éléphant de dos avec la date inscrite en dessous. Mai 2020 agrémenté d’un N-G. Je l’ai dessiné de dos, car c’est beaucoup plus simple que de face, je ne sais pas dessiner. Voilà tout.

Je rentre par un autre itinéraire, j’ai besoin de marcher plus longtemps, sans doute pour décrotter le spleen qui colle aux semelles de mes espadrilles. En passant, je remarque que le snack-bar n’est pas fermé. Il y a des gens qui s’affairent à l’intérieur. Je traverse la nationale à hauteur du rond-point et demande confirmation au gérant. Effectivement, ils ont rouvert la semaine dernière, mais uniquement pour les livraisons et les ventes à emporter. Vu leur emplacement, je doute que le parking soit rempli tous les soirs, mais peu importe. Je rêve d’une pizza au feu de bois, je prends le dépliant. Bye-bye et à ce soir. Je remonte calmement la route communale qui mène au hameau. Un chien errant me croise, on se renifle cordialement. Il part à la plage et moi à la montagne. C’est un beau roman, c’est une belle histoire.

La maison semble dormir encore. J’hésite à la mettre sur la voiture et me barrer au plus vite, mais je n’ai pas de coffre de toit. L’hippopotame est affligé par tant de bêtise. Je ne sais pas ce que je vais faire de lui. L’idée de vider la piscine et de la démonter ne m’enthousiasme pas du tout, j’ai suffisamment de choses à ne pas faire. J’ai l’impression que la grosse bestiole se plaît bien ici, malgré le manque d’herbe. Elle a deux mois à tenir seule, ce n’est pas la mer à boire. J’entérine la décision par une tape au cul du pachyderme.

J’entre dans la cuisine et découvre Nora face à la fenêtre. Elle me dévisage l’air moqueur.

- Tu discutes souvent à la piscine ?

Je suis un peu gêné.

- Que veux-tu, elle me parle, je suis bien obligé de lui répondre.

- Ça va ? Tu t’es réveillé tôt.

- Impeccable. J’ai fait un petit tour. Maintenant café.

Dans la matinée, je ramasse les affaires éparpillées ici ou là, mais le grand ménage est pour demain. Je pars faire le plein dans la zone artisanale de Grimaud. L’endroit est désertique, sordide et magnifiquement silencieux. J’ai presque envie de m’y promener, mais par manque de vice j’abandonne l’idée et rentre directement à la villa. Nora a l’air pensive, ce week-end est vraiment poisseux et la météo y met son grain de sable. Les nuages passent, ralentissent puis s’arrêtent. Ils s’accumulent et le ciel n’est plus qu’un gros chewing-gum écœurant. Nous n’échapperons pas à l’orage.

Il arrive comme souvent en fin d’après-midi. Il avait suffisamment annoncé la couleur pour qu'on rentre le linge à l’intérieur. Les draps s’accumulent dans le garage, il ressemble à un manoir écossais. Nous jouons à cache-cache avec Nora.

Vers dix-neuf heures trente, il y a une petite accalmie côté ciel, je descends commander les pizzas avec Robin. Je lui ai demandé de m’accompagner sans raison particulière, elles pèsent moins lourd que des sacs de ciment, j’aurais très bien pu gérer le transport tout seul. Il a accepté gentiment. C’est la quatrième fois qu’il sort du périmètre du jardin. Comme prévu, il y a plus de vie à l’intérieur du baraquement qu’à l’extérieur. Robin choisit sa pizza, je fais la commande pour moi et les filles. Nous avons vingt minutes à tuer. Je commande une bière. Robin remonte un peu les épaules et me teste du regard. Il meurt d’envie d’en boire lui aussi. Notre entente cordiale vaut bien un peu de houblon.

- Une deuxième, s’il vous plaît.

Le gérant nous tend deux canettes joliment assorties de deux gobelets en plastique. La Covid n’aime pas la vaisselle. On s’assoit au bar sur des chaises hautes, nous sommes abrités de la pluie qui repart de plus belle. Ça nous donne une petite allure de cow-boy dans ce faux décor de western. Nous trinquons comme deux bonshommes, canette contre canette, yeux dans les yeux.

- Alors Bob, content de rentrer ?

- Oui. Sauf qu’on ne rentre pas vraiment.

- Pourquoi ?

- Parce qu’on s’arrête chez ta sœur.

- Trois jours, ça devrait aller. Tu tiens le bon bout.

Il n’a pas envie de répondre. Il n’y a pas de 4G et il le sait. Il a testé à l’aller.

- J’imagine que toi, tu n’as pas du tout envie de rentrer, me dit-il gentiment.

- Ça, c’est sûr. Regarde, j’ai tout ici ! Ce saloon, le soleil magnifique et la mer.

- Et ma mère, me glisse-t-il habilement.

- Et ta mère. Oui.

Il repose sa canette sur le comptoir. Il boit plus vite que moi. Je sors une cigarette, mais il ne m’en demande pas. Tant mieux.

Les pizzas fumantes arrivent. On se salue avec le patron, je laisse un dollar et nous repartons en diligence.

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