Chapitre 64 - Jeudi 14 mai
Parfum
L’écran de la voiture indique dix heures vingt-deux, j’enclenche la marche arrière, puis je referme le portail, nous remontons à Paris. De nous quatre, Robin est le plus heureux même si aucun signe distinctif ne se lit sur son visage. Son casque sur les oreilles, il regarde la route défiler. Éva rêve aussi à l’autre fenêtre. Chacun sa route, sa petite nuance de paysages. Nora est attentionnée, elle pose souvent sa main tantôt sur ma cuisse, d’autres fois sur ma nuque. J’essaye de me concentrer sur la conduite, la route est glissante. Une fois sur l’autoroute, je me détends un peu. Le régulateur est bloqué sur cent vingt kilomètres-heure, une vitesse moyenne sans importance, l’asphalte est calme et le temps passé dans cette voiture compte pour du beurre. Hormis bien sûr cette main chaude que je dévisserais bien volontiers pour la laisser sur l’appuie-tête. Passé Beaune, les paysages deviennent tristes et monotones. C’est presque Paris sur trois cents kilomètres, un océan de vert à la houle légère. Nous nous arrimons un court instant sur un ponton poisseux de gasoil pour prendre un café et acheter des sandwichs au goût jambon. Hélas, il ne pleut plus, même pas un parapluie pour parfaire ce tableau. Avallon, Nitry, Auxerre, je bâille. Nemours, Fontainebleau, Fleury, péage. Un peloton de gendarmerie surveille les entrées et sorties. Nous avons franchi le fameux seuil des cent kilomètres depuis déjà quelque temps, nous montrons nos cartes d’identité. Pour la forme, il nous demande d’où nous venons, pour lui faire plaisir je lui dis que nous étions chez des amis à Fontainebleau.
- Merci bien, messieurs dames. Bonne route et soyez prudents.
- Pareillement, bonne journée.
À quatorze heures quarante-deux, Waze nous invite à descendre de voiture, il ne sait pas que nous devons d’abord descendre au parking. Chacun prend une valise ou un sac, nous remontons par l’ascenseur.
Je dépose les valises dans le salon, Nora me fait visiter l’appartement et Robin s’affaire déjà à recâbler son ordinateur et sa console de jeux. Éva est contente de retrouver sa chambre de fille, c’est vrai qu’elle a plus fière allure que celle aux volets de bois. Je m’assois sur le canapé, un verre d’eau posé sur la table basse. Nora descend chercher son courrier, puis elle laisse la pile sur la table. Elle me propose de rester pour le dîner si je le veux, mais elle sait bien que je vais partir. C’est plus facile pour moi de rester un étranger dans cet appartement. On a mal tous les deux et pour la première fois aucun de nous ne peut soigner l’autre. Plus du tout docteur, pas même la candeur du vaurien.
Je passe la tête dans la chambre de Robin.
- Salut cow-boy.
- Salut Gabriel.
- J’étais content de te connaître. Fais pour le mieux.
- On essaye.
- À bientôt.
- Ouais, à bientôt.
Au tour d’Éva. C’est difficile de ne pas jouer au papa. Putain, je ne vais pas craquer quand même !
- J’ai le droit à un câlin ?
Elle fait semblant de réfléchir et m’offre ses bras.
- Je sais que tu vas prendre soin de ta maman alors je pars sans inquiétude. Tu vas me manquer.
- Toi aussi tu vas me manquer.
- On va se revoir bientôt à la maison. Tu vas adorer le chien.
- On verra. Les gros chiens, ça me fait peur.
- Et les petits ours ?
- Ça va.
Nora me raccompagne à la voiture. Nous y sommes.
- Tu m’appelles. Ce soir, demain me dit-elle tout bas.
- Bien sûr que je t’appelle.
- Merci pour tout. C’était top. J’ai beaucoup de chance.
- Merci à toi aussi. Merci à nous. J’ai aimé chaque seconde et j’ai bien l’intention d’adorer les prochaines heures avec toi.
- Je sais. Tu as encore des choses à régler et moi aussi. Ça va aller.
Un baiser, un deuxième, encore un autre. Deux adolescents pathétiques au fond d’une cave qui pue la pisse. Un cliché pharaonique. Un dernier sur le bord du monde et roule ma poule.
Le périphérique est obsolète, un dimanche de trop. Je roule sur la FM sans prêter attention à la chanteuse , je repense à ses mots. « Tu as encore des choses à régler ». Pour moi, les choses sont aussi claires que ce pare-brise que je nettoie de ses moustiques. Je monte le son et chantonne le refrain.
La banlieue se crevasse, des congères à la neige sale salissent les trottoirs. C’est toujours la fin de l’hiver quand on revient ici. Le portail s’ouvre, la voiture s’arrête dans l’ornière chausse-pied. Le vent froid m’invite à rentrer rapidement. Hugo est dans le salon. Il est content de me voir, il lâche sa console des mains.
- Papa !
Deux mois sans entendre ce mot. Je me rends compte que c’est une éternité.
- Hugo, mon chéri !
Il y a des bras, des sourires et des bisous qui se bousculent au portillon. Clément et Manon descendent à leur tour. Nouvelles embrassades. Chaque pas nous rapproche, chaque « comment ça va » s’emboîte, on en retient des « tu m’as manqué ». C’est vrai, il faudrait que je lui dise merci de m’avoir donné de si beaux enfants, heureusement elle n’est pas là. Ils me racontent leurs deux mois, j’invente, je mens, j’esquive. Manon le sait bien, peu importe. À part du jambon persillé et deux ou trois araignées dans le coffre, j’ai les mains vides. Le confinement était une fête commerciale ratée.
Je défais mes valises et démarre la machine à laver pour me débarrasser du parfum de Nora. Je présume bien qu’elle s’en fout royalement, mais mieux vaut éviter de sauter sur une mine. Un divorce réserve toujours des petites saloperies bien emballées.
C’est à dix-neuf heures que tout recommence. À l’instant même où elle pose ses pieds dans l’entrée, je saisis chacun des mots de Nora. Elle est moins laide que j’espérais la voir, encore trop belle pour moi. Il y a bien trop de ponctuations pour guérir de ses yeux. Pas d’effusion de joie bien sûr, juste un « salut » aussi neutre qu’un accusé de réception. Une distanciation sociale à la Berlinoise, de la RDA sur chaque paupière. Quelques mots pour la forme, il faut qu’elle se lave les mains.
Je retrouve le perron des divorcés, une cigarette à la main. Nous débriefons ces deux mois. Comme ça. On parlera du reste plus tard. J’ai le courage de rien. Elle m’a déjà volé le parfum de Nora, c’est assez pour ce soir.
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