Chapitre 67 - Dimanche 17 mai
Le mépris
L’odeur du croissant chaud me secoue du lit et me dirige droit vers la cuisine. J’appuie mécaniquement sur le distributeur à caféine en bayant aux corneilles. La tasse à la main, j’entre dans le salon pour chiper un croissant brûlant sur la table basse. Je lui dis bonjour, elle me dit bonjour. Leur soirée s’est bien passée, enfin je présume puisqu’elle répond oui à ma question. C’est suffisant pour se faire une idée.
Le mépris est une arme diaboliquement efficace, c’est un poison lent bien plus efficace que la haine, qui est l’apanage des médiocres et des gens sans manières. À ce petit jeu, je suis sûr de perdre, j’ai affaire à une experte. À peine réveillé, je suis déjà fatigué et usé. Je lui demande d'un air faussement naïf.
- Ça va ?
- Ça va pourquoi ?
- À ton avis. À quoi ça sert tous ces silences, tout ce mépris dégueulasse.
- Tu ne vas pas recommencer.
- Je sais c’est un peu tôt. Tu en es où avec ton appartement ?
- Je signe jeudi.
- Jeudi ! Tu comptais me l'annoncer quand ?
- Tu ne m’as pas demandé.
- Non c’est vrai, mais tu aurais quand même pu me le dire.
Silence, il y a urgence à exterminer la rébellion des bonbons acidulés.
C’est un choc et une excellente nouvelle. Un coup de poing dans le bide et un coup de pied au cul. J’encaisse la nouvelle difficilement, je tente de la digérer avec ce croissant au goût de levure trop prononcé. Elle me fait chier avec son Candy Crush.
- Tu déménages quand ?
- Dimanche, je pense.
Deuxième choc. Terrible et insondable. Il nous reste une semaine à vivre ensemble, certes nous cohabitons plus que nous partageons, mais pourquoi si peu d’empathie ? Je débarrasse ma carcasse et remonte la main sur la rampe. Je n’ai plus la force de pleurer ou de dégueuler, c’est juste que je ne comprends pas. La pierre et l’éponge à jamais. Je vais prendre une douche. J’essore, et j’en ressors un peu moins sale, l’éponge a quand même quelques vertus. Il faut que j’appelle Nora pour lui annoncer la bonne nouvelle, car après tout c’en est une. Elle ne saute pas au plafond, mais elle est contente pour moi. J’aurais espéré mieux, on convient de se voir cet après-midi.
Il fait beau, un magnifique soleil de printemps. Je descends à pied voir mon père. Il est exactement au même endroit où je l’ai vu la dernière fois. On se sourit sans contact, j’ai pris le soin de mettre un masque, je suis passé au tissu. Je lui parle de la maison tout là-bas, des enfants. Il ne sait rien de mon divorce, j’ai un peu honte de ces mots que je cache. Je veux juste l’épargner, je pense malgré tout qu’à force de ne plus parler, il sait mieux que quiconque lire dans les yeux. Les miens ne sont pas bleus, ils ne demandent qu’à l’être. En rentrant, je m’arrête à la boulangerie. Nous déjeunons comme un mardi. Impossible de remettre les bons jours dans l’ordre.
Cet après-midi, elle veut rejoindre des amis près du lac pour que Hugo apprenne enfin à faire du vélo. Encore une chose que je n’ai pas su faire, elle prend un malin petit plaisir à allonger la liste sortie du fond des chiottes. Je pars regonfler les pneus, car l’amour est ainsi.
Puisqu'il s'agit plus de se battre
Puisqu'il s'agit plus de combattre
Notre état paye pour nous
Notre état paye pour nous
Stockholm, Stockholm, Stockholm.
À quatorze heures le vélo se promène dans une voiture rouge, et moi dans une voiture noire. Je la gare dans la rue face à l'immeuble de Nora, et sonne à l’interphone. On se retrouve un peu couillon sur le pas de la porte, un baiser clarifie nos yeux.
- On allait faire un tour, me dit-elle.
- Bonne idée. Éva veut faire du vélo ?
- Non du roller.
- Parfait. Hé, ma belle, comment ça va ?
- Bonjour Gabriel. Tu viens avec nous ?
- Oui, mais je n’ai pas de rollers.
- Maman aurait dû te le dire.
Je passe la tête dans la chambre de Robin. Un petit bonjour et nous sommes déjà dehors. Éva nous donne la main sur les trottoirs enrobés de masques. Elle a le pas rapide comme une envie de voir un âne. Elle lèche nos mains, puis les lâche dans le square. Cheval fou, elle fait des cercles manèges. Lelouch est de retour dans ce petit carré d’herbes folles. Je prends les épaules de Nora, elle me sourit adorable.
- Alors bientôt la liberté, me dit-elle ?
- Tu vois, tout s’accélère.
- Ça va être dur. Je peux te l’assurer.
- Alors, viens à la maison.
- Tu n’es pas prêt, tu le sais bien.
- Arrête de me dire ce qui est bien ou pas. S’il te plaît. Tu sais bien que j’ai besoin de toi.
- Je sais, mais je ne veux pas être ton docteur.
- Alors je fais quoi ?
- Tu guéris, tu fais le deuil. Je ne suis pas celle qui remplace. Ne me demande pas ça.
- Je sais, mais j’ai besoin de toi.
- Tu vois, je suis là.
- Jusqu’à quand ?
- Tu le sauras.
- Vous êtes bien plus fortes que nous.
- Non, ça n’a rien à voir, j’ai de l’avance sur toi. C’est tout.
- Tu m’aimes ?
- Arrête !
- Pardon. Et un baiser ?
- Ça je peux.
Éva continue ses tours de pistes, nous rentrons vers dix-huit heures à l’appartement. Nora me propose de dîner avec eux, j’accepte l’invitation cette fois et envoie un message bidon à la maison. Les filles préparent à manger et n’acceptent aucun homme dans la cuisine sauf moi. En fait, c’est Éva qui fait tout le boulot, nous la regardons amusés. Elle est très sérieuse et se moque bien de nos quolibets. À vingt heures, notre pizzaiolo enfourne et nous terminons notre apéritif sans alcool. La pizza fait lever les pieds de Robin qu’il traînait avant de connaître le menu. Trente minutes plus tard, je peux enfin m’asseoir dans un canapé, il y a de la place pour trois. Je m’endors sur un Disney aux cheveux noirs. Au générique de fin, je sens un peu d’animation, je me réveille. Nora couche Éva, j’ai à peine le temps de lui dire au revoir. Nous finissons la soirée calmement, je rentre vers minuit sous un beau croissant de lune.
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