Chapitre 74 – Dimanche 24 mai
Longtemps
Il y a en a des questions sans réponses qui traînent dans mon sac, des points d’interrogation au ventre rond et piquant comme un poisson-lune. En somme, des phrases qui ne vous aident qu’à tomber, des pierres, des trop lourdes à porter.
La seule qui vaille c’est : est-ce que tu veux vivre avec moi ? Pas pour toujours, parce que les toujours ça n’existe pas, mais pour longtemps, très longtemps, à y rater les trains. Ça existe les longtemps, et drôlement même. Des plus chiants aux plus chouettes, une sacrée gueule d’arc-en-ciel.
Je la regarde dormir ma Belle au Bois dormant, et les longtemps elle en connaît un rayon. Je voudrais qu’elle me colle comme elle fait à cet instant, toute lovée contre moi, le temps de se sentir qu’un, de prendre racine l’un dans l’autre et que tout ça fasse un olivier, très vieux, ridé et bien joli à regarder. Je voudrais la sentir, tellement et tant que je l’oublierais son parfum d’épice à force de m’y frotter le nez. Et puis je pourrais m’accrocher à ses longs cheveux noirs, parce que j’en ai plus trop de cheveux et qu’ils sont bien pratiques pour y cacher mes mains que j’aime si peu. Sa bouche pour la faim et pour toutes sortes de choses, l’embrasser des heures comme une sucette sans trop savoir où est la sortie tellement ça tourne dans tous les sens. Il y a ses yeux, là encore j’en veux du longtemps, de la myopie, de la presbytie, de près, de loin, je veux tout voir, mais jamais qu’elle ne s’éloigne plus loin que ne portent les miens. Elle, elle a tout vu alors forcément pour voyager, c’est bien commode. Ses yeux, c’est de la discussion à n’en plus finir, ils vous racontent le monde tel qu’il aurait dû être toujours, du lait d’amande. Il y a aussi toutes ces choses, le long de ce corps que je voudrais garder près de moi, abondamment, jusqu’à l’usure. Son dos de patinoire, ses seins lourds comme le gasoil, son ventre qui étouffe les cris...
Les longtemps, les lentement, ça crame les avants, ça les broie en poussières majuscules, ça vous rend amnésique et c’est tout ce que je veux. Je veux l’aimer, la regarder partir et revenir tous les soirs, je veux l’admirer, la renifler. Je veux lui faire l’amour ou lui faire la gueule, je veux qu’elle m’emmerde et qu’elle m’amuse en même temps, je veux les rues de New York et des vacances en Italie, je veux le minable et l’admirable, ne plus la supporter et la réconforter, tout et son contraire. Je la veux à plein temps, voilà tout.
Bien sûr, il faudrait juste lui demander, sa réponse me tétanise, alors j’imagine juste qu’elle me dit oui et je la serre encore plus fort. Je sais bien qu’elle ne dort pas, elle s’amuse à légèrement bouger ses reins. Je n’en ai pas parlé de ses reins, c’est parce qu’ils sont comme ses ongles. Ils me transpercent alors je ne sais pas qui pénètre l’autre.
Après, elle me parle tout bas pour que je reste encore dans cette chambre sans fenêtre.
- Il va falloir quand même que je rentre. Je ne suis pas certaine de pouvoir conduire.
- Je vais te ramener en voiture, je me débrouillerai pour revenir la chercher avec Stéphane. Il comptait descendre bientôt.
- On peut rentrer cet après-midi ?
- Bien sûr ma belle.
- Merci.
- J’irai dormir chez lui ce soir.
- Tu peux dormir à l’appartement.
- Je ne sais pas, je ne voulais pas...
- Arrête, bien sûr que tu peux. Et puis je le veux.
- Sûre ?
- Certaine.
Nous regagnons le parquet, Nora arrive à poser son pied par terre en grimaçant. Nous passons par la chambre d’Éva sans faire de bruit, j’aide mon longtemps, lentement. La campagne entière semble faire la grasse matinée, les vaches ne sont pas dans le pré. Nous déjeunons paisiblement dehors, j’ai rapproché la table qui dormait sous le noyer.
Éva débarque comme une fleur qui attend le soleil dans un verre d’eau, la tête encore basse. Manger dehors lui redonne vitamines et sourires, c’est un beau matin, il fera encore chaud.
Elle broie savamment des morceaux de céréales pour les donner au piaf qui l’attend dans sa boîte en carton. Il est toujours en vie, et ouvre grand son bec pour manger et attraper au vol quelques gouttes d’eau.
En fin de matinée, j’accompagne Éva pour qu’elle fasse ses derniers tours de piste à bicyclette, puis dernier barbecue et dernière glace, un coup de balai et nous rentrons au pays des trottoirs et des trottinettes.
À dix-sept heures, je dépose la valise de Nora, mon petit sac et une boîte de transport pour chat où gazouille l’oiseau.
Robin est content de nous voir, même si ça manque un peu de force de persuasion. C’est ainsi que ça se passe avec les ados.
J’appelle Manon.
- Salut, ma chérie.
- Coucou, papa. Ça va ?
- Oui et vous. Terminé le déménagement ?
- Oui c’était rapide. Pascal et Véronique sont restés avec Toph et Hélène. Ils remontent l’étagère et un nouveau lit pour Hugo.
- OK. Et tes deux frères, ils sont avec vous ?
- C’est un peu le bazar, ils sont restés à la maison. Maman ira les chercher tout à l’heure, on doit commander des pizzas.
- Lucas n’est pas venu aider maman ?
- Non, il est resté à Paris. Et toi tu es où ?
- À Niort.
- Ça se passe bien ?
- Oui, très bien. Sordide à souhait. J’ai encore un tournage demain et je rentre. Tu sais si ta mère dort à la maison ou à l’appartement ?
Elle soupire.
- Ce soir, sans doute pas, mais demain, peut-être. J’en sais rien. Vous ne pouvez pas vous parler directement ?
- Pardon. Tu as raison. Passe le bonjour aux affreux. Bisous ma chérie.
- Bisous papa.
Je n’ai aucune envie de l’appeler, encore moins si mes amis de peu sont avec elle. Je lui enverrai un message demain. J’ai juste besoin de savoir où je peux dormir demain soir.
Je raccroche, Nora a entendu la conversation.
- Ce n’est pas bien de mentir à sa fille.
- Oui je sais, c’est un peu con.
- En plus elle sait pour toi et moi.
- Oui, c’est juste que je n’ai pas eu le temps de lui dire où j’allais vraiment avant de partir. Je n’avais pas envie de lui en parler au téléphone.
- Je comprends. Éva veut aller se balader et je n’ai rien à manger. Tu veux venir avec nous ?
- Et ton entorse ?
- J’ai des béquilles dans un placard.
- Prévoyante !
- J’ai déjà bien vécu. Tu ne sais pas tout, me dit-elle sur un air de malice, de peine, de joie et de fractures. De quatre épices en somme.
Après le vélo, Éva rechausse ses rollers. Les rues sont plus animées que nos chemins de pierres, les emmasqués marchent au même rythme que les démasqués, ils sont bien plus rapides que nous. On cherche quelques morceaux de soleil entre les immeubles qui se refilent du blanc ou du gris comme des bonneteaux. On atteint le triste square qui en voudrait bien lui, un peu de l’ombre des joueurs de cartes. Il fait chaud, trop pour cette ville. Nora regrette un peu cette escapade. Je ne le sens pas trop ce retour de la noce. Je lui dis, elle valide et m’embrasse. Elle peut quand même ! Vingt minutes plus tard, le carrosse des deux Cendrillons attend devant le portail vert Paris. Nous continuons la fête au drive d’un Mac Do interminable. Ça m’est bien égal, je la veux pour longtemps dans mon taxi.
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