Chapitre 76 – Mardi 26 mai

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Le chantier

Les murs de la chambre vibrent comme un moteur diesel. Dehors les pelles mécaniques sont entrées en action, elles arrachent des pans entiers de la maison du voisin. Des promoteurs aux sourires gras ont jeté leur dévolu sur la ville, ça placarde à tout va et les meulières vendent leurs pierres aux plus offrants. Le ciment vaut moins cher que la laideur, ce serait dommage de louper le coche.

La maison suffoque et tremble, mais elle tient le coup. Pour nous, c’est la fin de la grasse matinée. Je passe ma tête par la fenêtre de la salle de bain pour admirer le spectacle. Il tombe une neige de poussières, lourde et brune. Les griffes d’acier entaillent le toit, les tuiles mécaniques éclaboussent un océan de gravats. C’est un beau spectacle la tauromachie portugaise pour qui n’habite pas là. Ce n’est pas le taureau qu’on sacrifie, mais l’arène et le petit potager de banlieue. J’en profite pour visiter de loin la maison du voisin que je ne connaissais pas. Sa salle de bain était plus petite que je l’imaginais, son papier peint puait la naphtaline, il a bien fait de partir. Pour le salon, il faudra que je repasse demain ou cet après-midi.

Dans la cuisine, je prépare le petit déjeuner de Hugo. Le piaf Willy a plus faim que lui, Hugo lui donne de petites bouchées à la fourchette à escargots. Il cesse de piailler enfin et s’en retourne au fond de sa boîte en claudiquant comme ma Nora. Il faut que je l’appelle. Sa voix annule l’effet du café, elle me berce comme un voilier en fin de journée. J’ai bien envie de naviguer jusqu’à Puteaux, la Marne, puis la Seine et enfin de grands phares en verre pour m’accrocher à ses berges. En plus, le courant du fleuve joue pour moi, je n’ai plus besoin de Waze, juste du vent sur mes mollets. Elle m’aspire en quelques mots, repasse ma chemise et me rase de près. Je suis parti pour faire le grand ménage.

Je descends plein d’entrain à la cave, une caverne d’Ali Baba au goût de terre battue et de champignon, le chantier est pharaonique, une semaine ne suffira pas. Il y en a des caisses « d’au cas où », des objets sans vie qui gisent au fond de cartons aussi profonds qu’une vie de trente ans. Des livres, des bibelots, des tissus, des morceaux de bois, des modes d’emploi, des grillages... La liste est trop longue, infiniment, sa lecture me décourage un peu. Je ferme parfois les yeux pour ne pas me souvenir. Je plonge mes bras tout au fond du noir, j’ai peine à deviner ce qu’ils arrachent. Des morceaux de chair, de jolis moments, une drôle de soupe. La nostalgie c’est l’assurance de ne pas jeter, c’est un carton trop lourd à porter. Il y a toujours un peu d’elle dans cet endroit humide et noir, c’est son héritage, son cadeau d’adieu. Je n’en veux pas, je préfère ce doigt de soleil, glissant par la petite porte qui donne sur l’arrière du jardin. Il me réchauffe le dos et m’invite à l’action. J’apporterai des jeux à Emmaüs pour faire rire d’autres enfants, je déposerai à la déchetterie toutes ces boîtes vides de sens, je jetterai ces rideaux pour regarder par la fenêtre rentrer d’autres gens.

Alors bien sûr, on ne peut pas balancer à la benne tous les « au cas où », j’ai encore une cabane à construire pour réchauffer Nora, quelques Noëls pour y accrocher des guirlandes et un train électrique à monter au pied du sapin. Mais si je me sépare de plus de la moitié de ce bordel, ce sera un beau chantier qui ne fera pas rougir la pelleteuse d’à côté. On se livre un beau match, après deux heures de jeux je pars au vestiaire municipal verser ma sueur dans des conteneurs en fer.

En fin d’après-midi, les chantiers s’arrêtent enfin, chacun rentre chez soi les mains calleuses, pour moi le retour est rapide. La poussière épaisse s’est déposée sur la table et les chaises du jardin. Je passe une éponge savonneuse, un coup de jet d’eau et recouvre d’une bâche. Hugo m’aide à installer les buts face à face, c’est l’heure du foot. Le premier à quinze a gagné. Je suis heureux de reprendre nos petites habitudes. Aujourd’hui, il tape fort, parfois trop. La balle rebondit contre l’arbre, il marque contre son camp, un classique du genre. Il râle, il se marre, alternance du jeu court et du jeu long en somme. Ensuite, c’est la douche, un autre match, mais cette fois sans arbitre pour m’engueuler. Hugo accepte, mais il vit toujours ce nettoyage comme un carton rouge. Un garçon normal de dix ans.

J’ai moi aussi mon carton. Disons qu’il est jaune et qu’il va falloir m’y habituer, car ça va vite devenir mon Classico. Linge, machine, balais, serpillière. À dix-neuf heures, je m’effondre sur le canapé avec la flemme en tendinite. Nora s’amuse et m’encourage via WhatsApp. Bienvenue dans mon monde m’écrit-elle gourmande. Je relève mes quelques bouts de muscle pour préparer le dîner, et puisque c’est une belle journée, j’entreprends de manger dehors, de passer en mode barbecue. C’est mon petit plaisir retrouvé. Je hais les dix marches qui descendent au jardin, cette stupide bâche et ces chaises empilées pour rien. Nous mangeons plus tard que d’habitude, mais les us et coutumes sont faits pour être transgressés. En parlant de règles, il est temps de changer celles qui régissent la fin du dîner. Qui débarrasse ? Deux options sont sur la table, tout le monde, c’est-à-dire personne ou plus précisément ma pomme, ou par équipe comme avant, mais dans une nouvelle configuration. Comme je vote triple, c’est la seconde proposition qui l’emporte à la majorité absolue. Hugo et moi un jour sur deux, Manon et Clément le jour suivant.

Magnanime j’offre ma tournée pour célébrer ma petite victoire du jour. Hugo se frotte les mains et file avec sa sœur s’occuper du piaf et de la télévision.

À la faveur de la nuit tombante, j’abandonne ma fatigue dans un transat et soupire un dernier message à Nora. Je rêvais d’un autre monde. Bonne nuit.

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