Chapitre 82 – lundi 1er juin

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Au bord de la flaque

Je regarde le plafond, seul témoin de mon passé et de mon présent. Il aurait toutes les bonnes raisons de s’écailler, mais il tient le coup. Il me suffit de tourner légèrement la tête pour me rendre compte que moi aussi je tiens bon, et joliment qui plus est. Elle dort encore, d’un sommeil de pollen, essaimant ici ou là quelques rêves qui ne sont qu’à elle. Je dégage une mèche de cheveux qui recouvre son visage. Elle n’ouvre pas les yeux, elle sourit doucement, elle devine que je la regarde. Elle tend un peu la main, effleure ma jambe puis la laisse mijoter sur mon torse.

- Caresse-moi le dos que je me rendorme aussi vite, me dit-elle en guise de bonjour.

- Bien, madame !

J’ai assez de mains à lui offrir pour qu’elle en reprenne encore de ce sommeil qu’elle me réclame. Je les laisse glisser d’un bord à l’autre de son dos, je ne néglige aucune parcelle de ce pays de peau, chaque plateau osseux, chaque courbe, chaque creux. Sa respiration se fait moins forte, plus régulière, et pour finir presque inaudible. Parfois, j’entends comme un léger murmure de plaisir, comme si elle résistait à cette pente inexorable qui l’emmène vers ses rêves. Elle lutte, mais en vain, et finit par lâcher prise. Je reste encore quelques minutes à lui user la peau, des fourmis dans les bras ont raison de moi. Dernier regard sur la corniche du plafond, puis je me glisse hors du lit en douceur. J’entends une voix dans mon dos.

- Où vas-tu ? Tu ne m’as pas dit bonjour.

- Excuse-moi. Je croyais que si. Bonjour !

Puis c’est elle qui me dit bonjour, à sa façon.

J’ai fini par monter deux tasses dans le lit. On n’a pas beaucoup de mots à se dire dans ce matin tranquille, on profite d’être ensemble, c’est bien assez. Quelques pas de souris résonnent au-dessus de notre tête. Éva est réveillée, il est temps de se lever pour de bon.

Plus tard, dans la matinée, Nora m’accompagne faire quelques courses. Je dois bien confesser ressentir une fierté un peu désuète au bras de ma belle amazone. Il en faut encore et toujours de la beauté quand on se sent bien laid, elle me donne un peu d’amour-propre et relève mon dos. Avec elle, j’ai envie de manger un peu plus que mes os et c’est bien agréable de grossir. Si je le pouvais, je le ferais très sérieusement, gramme après gramme, toute une vie de fourchettes. De l’amour et du gras, c’est un beau mariage. Nora ne semble pas tout à fait de cet avis, nous repartons avec quelques légumes et des fruits. Si ça lui va, ça me va.

À notre retour, Éva est dans le jardin, elle est inquiète. Willy a disparu, elle a beau chercher par terre près du troène, aucune trace du volatile. Nous l’aidons dans sa quête, à l’avant puis à l’arrière du jardin, en ayant pris soin d’enfermer Oxan au préalable. Toujours rien. Il a pris son envol.

- Ne sois pas triste, il a attendu ta venue pour te dire au revoir. Maintenant, il va vivre sa vie d’oiseau.

- Oui, mais moi je ne lui ai pas dit au revoir.

- Il va peut-être revenir ?

Je ne sais pas trop si elle y croit vraiment, mais l’espoir est une option tentante. Partir, revenir, sans cesse, il y en a plein qui font ça tous les jours, des wagons entiers, alors pourquoi pas un piaf estropié. Elle attend encore quelques minutes en levant la tête au ciel, puis entre dans la cuisine.

- Tu veux nous aider à préparer la salade ? lui demande Nora.

- Si tu veux, répond-elle un peu triste.

On fait ça en musique et chatouilles, les mains et les pieds font diversion et Éva retrouve le sourire. Une bonne chose de faite.

On rebascule dehors, le temps de déjeuner au soleil, en picorant nos petits bouts de salade avec délicatesse. Il faut profiter du calme de ce jardin de banlieue avant qu’il ne soit aspiré par les pelles mécaniques. Un reste de tarte, quelques fraises pour s’amuser, un baiser sucré, un café pour discuter, peu de choses pour se croire en été. Tant qu’elles sont là, je m’accroche aux rambardes de cette petite traversée. Je débarque à quai vers quinze heures, elles restent à bord. Dommage.

- Viens dans la semaine si tu veux. On fêtera l’ouverture des restaurants ensemble, me dit Nora au moment de partir.

- On va les faire tous, un par un, terrasse après terrasse, de chez toi à ici.

- Tu me promets de jolis kilos.

- Des tonnes.

- Tu nous dis si Willy revient, me glisse Éva, à l’arrière de la voiture.

- Bien sûr. Je suis sûr qu’il va revenir.

Derniers coucous, puis elles disparaissent péniblement de ma vue. Me voici désœuvré. Quand la fête est finie, il reste un peu d’eau de vaisselle pour occuper les mains. La tête, elle fait ce qu’elle peut. Il m’en faudrait des plats et encore des plats pour arrêter de cogiter, je n’en ai pas assez. La solitude, ça arrive très vite, juste le temps de fermer la porte et on se retrouve dans le noir, totalement. Trente minutes qu’elles sont parties et me voici déjà avec mes lubies, ma folie et mon costume de fantôme. Par les temps qui courent, ça me réserve un petit asile de confort.

Je décide de promener le chien, histoire d’en discuter. Oxan s’accommode très vite de mon hôpital et répond oui à toutes mes questions. Il est tellement consciencieux, il aime tellement ça, qu’il ne me fait pas payer. L’enthousiasme des débutants. Tant pis pour lui, je pousse jusqu’au lac. Il ne tire plus du tout sur la laisse à tel point que la perspective du chemin retour m’inquiète un peu. Je ne vais pas porter le chien !

Il s’affale près du banc et ignore les canards. Moi pas, je les regarde flotter bêtement près de la rive. Ils roupillent, la tête enfouie dans leurs plumes. D’autres gens font comme moi, des retraités, des couples d’amoureux, quelques ados, des familles composées, décomposées, recomposées. Nous voici tous réunis autour d’une flaque d’eau à regarder la même chose, pas de quoi casser trois pattes aux canards. Je reste encore quelques minutes à profiter de cette communion marécageuse puis repars au bras d’Oxan. Comme prévu, il a le pas lent, on est comme deux petits vieux rentrant chez eux d’une vie bien remplie.

Je l’invite au salon, il m’accompagne jusqu’au soir et ronfle comme un aspirateur. De la belle compagnie à peu de frais.

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