Chapitre 85 – Mercredi 4 juin
C’est peu dire qu’il en vient des idées étranges quand la vie vous quitte. Elle a tant de choses à vous dire, la vie, que j’aimerais bien lui demander pourquoi elle ne me les a pas dites plus tôt, posément, calmement. Je n’y comprends rien à ce fatras d’images et d’odeurs qui s’en viennent et repartent sans cesse. Toute une vie de toiles cirées et de plats qu’on me présente à n’en plus finir.
Me voici irrémédiablement coincé, le cul entre deux chaises. D’un côté, l’idée d’y rentrer une bonne fois pour toutes dans la nuit, d’avaler le sommeil, j’ai tant besoin de me reposer. La mort est toujours une option quand plus rien n'a de sens. Le silence des grains de sable... Et puis, de l’autre côté, il y a tous ces matins qui me tirent du lit et me tiennent par la main. L’amour, quand c’est joliment fait, ça vous nettoie les yeux. On bâille, on s’ennuie, mais on est encore là. Jusqu'à quand ?
Cette fois, je suis un fantôme, totalement, absurdement. Avant, je l’étais à mi- temps. Un fantôme qui a mal aux dents ne l’est pas vraiment. Certes, je pouvais flotter ici ou là, me rendre invisible et hurler sans faire de bruit, mais il y avait toujours une force qui finissait par me plaquer au sol, par me tordre les boyaux ou me caresser le dos. Mais là, dans cette chambre blanche, je suis un vrai fantôme. Ce corps, plein de tuyaux, ce n’est pas le mien. Je vois bien qu’on s’affaire autour de lui, qu’on le tâte de temps à autre, qu’on lui parle doucement, mais il ne répond pas. Et pour cause, c’est en haut que je suis. Un peu plafond, un peu néon. Des femmes et des hommes sans visage entrent et puis repartent de façon méthodique et à heures régulières. C’est bon signe, j’imagine. La vraie compagnie de cet homme-lit, ce sont les machines assises à son chevet. Elles lui tiennent la main et lui parlent sans jamais s’arrêter. C’est pour cela que me viennent tous ces visages dans ma tête, à cause de ces histoires qu’elles lui racontent sans cesse. Moi, je préfère me promener dans les couloirs de l’hôpital. Il y en a partout des marcheurs blancs qui s’agitent d’une chambre à l’autre, emportant avec eux quelques espoirs sur des plateaux argentés.
Un peu plus loin, derrière une double porte battante, je les aperçois. Ils attendent l’air las sur de pauvres chaises de bois blanc. Il y a du silence dans chacun de leurs gestes. Hugo est sur les genoux de sa mère, sa tête repose sur le sein maternel. Son doudou s’accroche sur le bout de son nez, je crois qu’il ferme les yeux. Lucas est debout, il trace un sillon de va-et-vient, quelques prières accrochées à ses mains. Manon et Clément sont assis côte à côte, guettant le messager sous un soleil d’un blanc blafard. Et puis il y a elle et sa peine. C’est un beau jour pour devenir éponge et laisser nos lits de tourments dans ce passé absurde. Elle, moi, les enfants, nous sommes presque beaux.
Je voudrais leur dire les mots qu’il faut, mais un fantôme ne parle pas, ou si peu, si mal. Et puis leur dire quoi, qu’ils ne sachent déjà ? Quelques « je vous aime » d’évidence, quelques « ça ira » de circonstance ? On les connaît tous ces mots, on les fabrique depuis le premier jusqu’au dernier jour. Non, je voudrais juste les toucher encore et encore. Parce que ça, on le fait toujours très mal ou pas assez. Il faudrait sans cesse frotter son nez sur l’autre tout au long de sa vie pour oublier sa propre odeur. Mais comment faire quand on n’est plus que fantôme ?
Reste le souffle. J’agite mes bras pour sécher leurs joues et caresser leur dos. Je les bouge tant et si fort que ce tunnel n’est plus qu’une presqu’île. Le vent frais ondule leurs cheveux, s’enroule autour de leur corps, tourbillonne sans cesse et s’enfuit par les fenêtres. Le courant d’air est si puissant qu’il continue sa course folle dans les rues avoisinantes. Il rebondit d’arbre en arbre, s’engouffre dans les boulevards et se jette sur l’autoroute de la Seine. Le courant du fleuve accélère le mouvement. Il déboule en furie sur l’esplanade de la Défense et termine sa course sur les hauteurs de Puteaux. C’est bien assez pour mettre du vent dans le cou de Nora. Elle frissonne, se retourne et me regarde avec la douceur de l’archange. J’ai quelques raisons d’y croire un peu à ses pouvoirs chamaniques. Je retourne réveiller l’homme-lit sans attendre.
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