De la tristesse...
Les cris au loin. Peut-être pas si loin en réalité, mais la végétation les étouffe, alors comment savoir ?
Si elle pouvait m’étouffer, moi, ce ne serait pas plus mal. Après tout, depuis le temps que je viens ici, j’en fais presque partie, non ? Je pourrais même être l’un de ces arbres cachés par les mousses qui couvrent parfaitement les troncs et les branches. Pas sûr qu’ils apprécient, eux. Ils préféreraient exposer leur écorce aux rares rayons de lumière qui descendent jusqu’ici, mais ils ne peuvent pas bouger, évidemment.
Mais moi, je ne suis pas un arbre. Pas d’épaisse écorce protectrice. Puis je peux me déplacer, faire des gestes … C’est ce qui m’a perdu, d’ailleurs, le geste de trop. Oh ! Presque rien, un début de geste, interrompu par une main.
Puis trois mots.
J’aimerais être un arbre. Aucun geste ne s’élève pour les bloquer, c’est inutile. On ne leur dit pas des mots cruels. Ni gentils, d’ailleurs, on ne leur parle pas. Sauf moi.
Des gestes, j’en ai fait, pour attirer son attention, sa sympathie, espérer l’ébauche d’une amitié, qui ensuite, logiquement … Sauf que non.
Eh flûte, il pleut, manquait plus que ça. Bah, une forêt humide, forcément … mais bon, l’humidité qui monte du sol, qui trempe les herbes en permanence, et là, mes converse et le bas de mon pantalon, c’était déjà bon, non ? On n’est plus sur ça, non plus.
Je disais quoi, moi, déjà ? Ah oui, les gestes, j’en ai fait, beaucoup, puis un de trop.
Des gestes symboliques, d’abord, comme l’emmener ici, où j’aime venir m’asseoir, ramener mes jambes et serrer mes bras autour, poser le menton sur mes genoux, et regarder les mousses espagnoles qui pendent des branches, comme des voiles immobiles... Usnea barbata, je sais, j’ai googlé les machins. Et c’est le plus bel endroit du monde. Enfin pour moi, parce que bon ...
- ‘tain, mais c’est juste trop creepy, ton coin.
- Ah ? Je trouve ça beau, un peu romantique.
- Ouais, aussi romantique que Blair Witch Project … Ces trucs qui pendent des branches, c’est juste des prédateurs végétaux qui attendent la nuit pour te tomber dessus et te digérer.
- Ben non, t'es bête, j’ai déjà passé des heures ici, les mousses ne bougent jamais.
- La nuit, je veux dire. Attends … des heures ? Pourquoi ça m’étonne même pas ? T’as vraiment rien d’autre à foutre de ta vie ?
Puis des gestes plus pratiques, aussi.
- Jérémini, file-moi ton DM d’éco, steup’
- Tiens. Mais il était simple.
- J’ai zappé, je me suis pris la tête avec l’article pour le journal du bahut, l'autre vieille peau me lâche pas avec ça. ‘C’est ton tour, Bastien, j’attends ton papier pour lundi’ et gnagnagnaaa … Elle se croit l’éditrice de Newsweek ou quoi ? Je. Sais. Pas. Ecrire. Puis ça m’emmerdeuuuh !
- Ben, si tu veux, je peux …
- Tu ferais ça ? Attends, pas un de tes machins tout roses et gentils, faut que ça reste crédible pour moi, genre, un sujet sportif. Mon Jérémini d’amour, tu me sauves, je te … je trouverai un truc !
Alors, je l’ai fait. Pour le 'truc'. Même si sans ça, je l’aurais quand même fait. Trois pages sur la saison du club de basket local, tellement loin de mes centres d’intérêt, si proche des siens. Et je me suis même imaginé basketteur, pour qu'il me voie. Moi, basketteur …
Enfin, il y a eu le geste de trop, quand je lui ai apporté les pages pour le journal de l'école, quand j’ai cru que c’était le moment de ma récompense. J’en avais tant rêvé que le 'truc', d'abstrait, était presque devenu réel, ça allait se passer, forcément.
Presque rien, une tentative de geste, interrompu par une main.
Puis trois mots.
- T’es gay ?
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Les cris s’éloignent. Je vais rester ici, encore un peu. Une nuit, ça ne changera pas grand-chose. Maman a surement appris, comme tout le monde, d’ailleurs. Demain, je rentrerai, j’affronterai la honte, les regards d’incompréhension, les regards qui disent 'je le savais', les regards de reproche …
Mais demain.
Sauf si pendant la nuit, les mousses bougent vraiment et me tombent dessus. Les promeneurs ne remarqueraient pas une souche de plus.
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