L'espoir.
C'est ce matin que Camille est partie. On s'en doutait parfois, on le redoutait sans cesse, des semaines et des semaines à attendre, on finit par se demander si il y a encore de la place pour l'espoir. J'en ai eu, maladroitement. De l'espoir en pincée fine, comme le sable qui file entre les doigts. Parce que tout s'est dissipé, évidemment. Au-delà du choc émotionnel, c'est l'espoir que j'avais qui m'a complètement brisé le coeur. J'étais assise sur les bancs de l'amphithéâtre de l'université, je n'écoutais qu'à demi. Comme d'habitude depuis trois semaines, tout me passe au-dessus. Je ne ressens pas grand-chose, si ce n'est le vent dans mes cheveux et le soleil sur mon visage. C'est tout. Le reste passe ailleurs, je ne retiens rien, pas même les cours de philosophie qui m'intéressent tant. La plupart du corps enseignant est au courant, l'information ayant été relayée comme un récapitulatif dans un mail. Il ne fallait pas prêter attention plus que cela à la jeune fille du fond, celle qui tape frénétiquement sur les touches du clavier en faisant semblant d'écouter. Il faut garder quand même un oeil léger sur elle, parce qu'elle est en train de voir sa soeur mourir à l'hôpital. Les détails n'ont plus d'importance. Accident de voiture, de moto, à deux ou seule, je ne sais plus rien. Je connais les faits : Camille. Mourir. Hôpital.
Maman m'avait dit que si elle m'appelait, ce serait fini. Elle ne l'a pas fait, elle a envoyé un SMS. Jusqu'au bout, jusqu'au bout putain, je n'en reviens pas de la capacité de mon cerveau pour avoir continué à espérer que tout aille mieux. Comme un pansement sur une blessure. Comme un sirop pour apaiser la gorge. Le message était concis, elle écrit que c'est fini. Presque comme la fin de mes livres. La souffrance n'existe plus, ce qui veut dire que ma soeur non plus. Je me lève, la pièce tourne, je suis fébrile. Je descends docilement les escaliers et le professeur hoche la tête, il sait. Je ne pense qu'à une chose : l'hôpital. Réussir à faire le chemin jusqu'à l'hôpital. Et au fur et à mesure, je réaliserai alors que c'est cela qui me manquera : ne plus avoir d'espoir. Etre vide de tout, de cela, d'elle. Le sang dans mes veines qui ne bouillonnera plus, les allers et retours aux urgences qui seront terminés, le coeur qui cogne deviendra sourd. Je ne veux pas de cette impuissance qui accompagne le deuil, je n'en veux pas. Je veux continuer à voir Camille et à retourner dans cette chambre, même si elle ne m'est pas familière, même si la télévision accrochée au mur me faisait étrangement rire, même si Camille avait le coeur éteint et les paupières closes. Je veux revoir les infirmières et les médecins qui passaient du temps à nous accompagner, à la soigner. Je ne veux pas être seule avec ma peine.
Je m'effondre soudain sur le côté, le long du couloir. Une étudiante s'arrête, paniquée. Ses yeux sont écarquillés. Elle demande de l'aide. Je crie. Je pense que je donne des coups de pied dans le mur, mais en fait ce n'est que dans l'air. Je ne ressens que ça, du vide, cette structure lacunaire dans laquelle je perds pied. Face à l'immensité des autres, dont l'espoir remplit les couloirs de cette université, je n'y arrive pas. Je sens que je n'y arriverai pas. Ce n'est pas juste, je hurle. Cette fille, cette jeune fille qui m'aide à me relever a tout l'espoir possible dans le creux de sa main. Pas moi. C'est injuste. Tout m'échappe, même ma propre respiration. J'entends qu'on m'appelle. Qu'on me secoue dans tous les sens, que des voix et des visages se penchent au-dessus de moi.
- Tout va bien, Manon. Vous pouvez revenir maintenant.
Lorsque j'ouvre les yeux, je suis allongée dans le cabinet de ma psychologue, sur le sofa bleu foncé. Je cligne des paupières plusieurs fois et je m'asseois brusquement. Elle me regarde, sereine. Je me mets à pleurer. De grosses gouttes coulent et roulent le long de mes joues.
- Je n'ai plus d'espoir, je répète inlassablement. Vous voyez, je n'ai plus d'espoir. Ca fait trois semaines.
- Vous vous trompez complètement. Si vous n'aviez plus d'espoir Manon, vous ne seriez même pas venue me voir.
Je n'oublierai jamais cette phrase, et tout le travail accompli depuis.
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