Chapitre XVII

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 J'étais arrivée à un moment où je devais me dépasser. Quand on reste toute sa vie prisonnière de limites qui ne nous appartiennent pas, on devient claustrophobe. Je ne supportais plus de sentir ses barreaux contre ma chair et mon cerveau. Je devait ouvrir la cage et m'envoler. Mais je suis allée trop fort pour mon premier vol.

 J'ai tremblé de plaisir pour la première fois.

***

  Ça y est, j'y retourne ce soir. Nous sommes jeudi soir, et j'ai accepté de retourner à une fête. Hely me coiffe, me maquille, mais j'ai refusé la robe ce soir. Je dois être à l'aise pour y aller. Je mets un jean, mais pas trop slim, un débardeur prêté par Nesta et mes merveilleuses tennis blanches. Je souffle pendant que Hely tire mes cheveux pour les boucler. Heinesy tapote mon épaule en souriant.

- Je serais ton garde du corps.

- Surtout contre Gorka, il arrête pas de demander de tes nouvelles. Ça sent le bisou pour ce soir. dit Hely, toute euphorique.

- Surtout pas ! (je me tourne vers Heinesy) S'il te plaît je... Je veux vraiment pas que... C'est que...

- T'inquiètes. me dit Heinesy, rassurante. S'il le faut je le chopperais dans un coin pour lui dire de te laisser tranquille.

- Il est très gentil, mais je n'ai pas envie qu'il se passe quoi que ce soit d'intime.

- Un petit bisou, c'est pas grand chose. En plus il doit bien embrasser.

- C'est bon Hely, lâche là un peu. Notre petit oisillon n'est pas prêt.

Heinesy me fait un clin d'œil avant de sortir de la pièce et descendre. C'est peut être moi, mais j'ai l'impression qu'on est plus proches depuis qu'elle connaît Lokian. Mais je ne m'en plains pas, elle est gentille.

 J'espère que ça va bien se passer. Je n'ai aucune idée de ce que je vais faire une fois là-bas...

***

  Nous entrons dans le bâtiment, plein à craquer, les basses qui pulsent mon corps encore, la chaleur, les gens. Alors que les filles, exceptée Heinesy, partent au centre de la pièce en se trémoussant et que les garçons vont au bar, Heinesy me tire par le bras et m'entraîne pour suivre les garçons. Ils prennent tous un alcool différent, je prends une bière en étant un peu honteuse. Heinesy tape mon verre du sien et avale cul-sec son shoot et en reprend un autre. Je bois doucement mon alcool quand je vois Gorka venir vers moi. Learth se lève et l'intercepte, ils font demi-tour. Je me demande pourquoi ils sont partis finalement. Mano roule déjà du tabac et du cannabis et fait signe qu'il sort fumer. Learth revient seul et reprend son verre. Mais Zakia arrive dans son dos et lui murmure quelque chose à l'oreille. Il se retourne, semble s'énerver et la repousse de la main. Elle commence à hurler si fort que j'en entends des bribes. Son frère arrive et la tire en arrière. Hely et Nesta arrivent, en sueur, et commandent un verre. Nesta s'approche de mon oreille.

- Viens, on va danser !

Je lui fais signe que non mais Hely me tire et m'entraîne dans la foule. Je suis entourée de viande soûle transpirante, je me retrouve collée à eux. Les filles ont l'air d'adorer ça. Moi, je suis perdue. Est-ce que je faisais ça l'autre soir, quand j'étais moi-même alcoolisée ?

 Je commence à suffoquer dans ce tourbillon dégoulinant. Il faut que je prenne l'air, que je sorte. Je ne peux pas rester ici, sinon je vais m'effondrer. Je bouscule les gens pour m'extirper de là mais je n'en vois pas le bout. J'ai beau avancer, je n'aperçois jamais le bout du tunnel. Quand j'arrive enfin à la porte, je m'empresse de sortir. Mais je ne connais pas ce coin. Je suis sur un balcon qui donne sur le bas de la colline sur laquelle est perché le bâtiment. Il y a même une piscine ici, et des gens dedans ! En automne ! Je m'appuie sur la rambarde. Il y a encore trop de monde ici. Je n'arriverai jamais au bout ! Je reprends mon souffle et retourne à l'intérieur. Cette fois, je réussis à sortir beaucoup plus vite. Je suis à coté du bar, donc la porte n'est plus loin. Je cours presque pour sortir. Arrivée dehors, je descends quelques marches et m'assoie. Il fait froid ici, à cette heure, mais tant mieux, c'est ce que je cherchais. Je respire fort. Trop fort. J'ai mal. Il faut que je me calme.

 Une main se pose sur mon épaule et je sens Heinesy s'asseoir à coté de moi. Elle me frotte le dos.

- Elle est pas bien là.

- C'est bon, je la ramène.

Learth m'aide à me relever mais je retiens sa main sur mon bras et la retire. Non, si je pars maintenant c'est fichu. Je dois réussir à me calmer. Je dois le faire. Si je suis incapable d'avoir une soirée normal, comme tant d'autres adolescents de mon âge, alors ça voudra dire que ma mère avait raison. Il faut que j'y arrive. Je ne suis pas venue jusqu'ici pour rien. Je n'ai pas pris le risque de réveiller la fureur de ma mère pour rien.

 J'inspire et expire plus profondément, c'est douloureux mais je me force. J'arrive à ralentir mon souffle. Après quelques minutes, j'arrive à me reprendre complètement. Je regarde Heinesy et Learth, immobiles.

- C'est bon, on y retourne.

- T'es sûre ? Tu devrais peut être rentrer...

- On y retourne.

Je regarde intensément Heinesy qui est crispée. Je vois l'incompréhension et le doute dans ses yeux, mais elle se lève et me tend la main. C'est parti pour le deuxième round.

 À peine arrivée au bar, je demande quelque chose de fort que je bois cul-sec. Puis un deuxième, et un troisième. Ça va déjà mieux. Je finis aussi la bière chaude qui m'attends depuis le début de la soirée. Je ne dois pas abuser non plus, il faut que je tienne le plus longtemps possible. J'attends un peu, inspire et retourne dans la foule pour rejoindre les filles. Je vois Hely danser, collée-serrée à un homme d'une vingtaine d'année à vu de nez, Nesta me vois et me tire pour que je danse avec elle. Je n'arrive pas encore à me laisser aller, mais je me laisse bousculer par les gens.

 Après un moment, Nesta me tire jusqu'au bar et demande deux verres dont un pour moi. Je le bois d'une traite et ma tête commence déjà à tourner. Puis elle y retourne. Je vois Heinesy et les garçons à une table, en train de parler. Sur le coup, je n'ose pas les rejoindre, mais je me dirige finalement vers eux. Je m'assois à coté de Heinesy qui me donne un verre d'alcool. Elle me fait signe de la regarder faire. Elle met du sel sur la peau entre son pouce et son index de sa main gauche, le lèche avant de boire tout son verre d'une traite et de mordre dans un quartier de citron. Elle me fait signe d'y aller. Je mets du sel sur ma main – et sur la table au passage –, prends mon verre, compte jusqu'à trois dans ma tête et imite les gestes de Heinesy. Je remue la tête après avoir ingéré tout ça. La boisson commence à montée.

 Nesta arrive à cet instant et en prend un rapidement elle aussi, ce qui fait rire Heinesy. La petite brune me prend par la main pour m'amener encore dans le champ de bataille, je prends un verre au hasard sur la table, le bois cul-sec et suis Nesta. Ça y est, je parviens à peine à réfléchir. Les lumières alternent leur luminosité et leurs couleurs. Il y a des flashs et de l'obscurité sans arrêt. Je lève les bras et ferme les yeux. Je me noie dans le brouhaha et le clair obscure qu'offre ce cadre. Nesta me prend les mains et danse n'importe comment avec moi. Nous nous mettons à rire sans raison, si ce n'est l'alcool. Je ne veux pas réfléchir à ça. Je ne veux plus réfléchir. Nesta me lâche et me dit à l'oreille :

- J'ai encore soif, tu viens ?

Je la suis sans réfléchir en lui tenant la main. Au bar, on prend un alcool qu'elle choisit.

 Je passe la soirée à alterner entre le bar et la piste avec Nesta. À un moment, Nesta m'a même montré du doigt Hely, sa langue dans la bouche du garçon qu'elle collait-serrait depuis le début de la soirée. Heinesy me demande sans arrêt si tout va bien. Pourquoi ça n'irait pas ? J'ai arrêté de réfléchir, tout va bien. Nesta et maintenant assise sur les genoux de Ekin, lui-même assis à la même table depuis des heures avec les garçons et Heinesy. On ne bouge plus depuis trop longtemps. J'ai besoin de bouger, j'ai besoin de libérer quelque chose. Il faut que je bouge. Maintenant.

 Je me lève sans prévenir les autres et vais dans la masse et me secoue sans pudeur. Mes cheveux volent, ils ont perdu les boucles que Hely leur avait donné. Quelqu'un se colle à moi, alors je me décale, mais il me suit et pose ses mains sur mes hanches. Je ne prends pas le temps de regarder qui c'est et fuis le troupeau. Je me retrouve près du balcon et y reconnais quelqu'un. Toujours sans réfléchir, je rejoins Gorka qui discute avec un autre homme. Je m'immobilise à coté de lui. Il me remarque, me regarde.

- Numidia ? Je croyais que tu...

Je ne le laisse pas finir et le tire avec moi dans l'amas d'inconnus, comme si je me jetais à l'eau avec une ancre pour mieux couler. Je recommence à me gigoter en rythme, sans le lâcher des yeux. Il se rapproche de moi, pose ses mains sur moi et imite mes gestes. Il s'approche plus, encore, toujours, jusqu'à être scotché à moi. Je me cramponne à lui, comme si j'allais tomber, j'espère qu'il ne va pas me lâcher. Il me regarde droit dans les yeux, je ne sais pas ou poser les miens et je ne vois pas pourquoi ils seraient ailleurs. Il est beau, Dieu qu'il est beau ! Et charmant en plus de ça. J'ai envie d'essayer. D'aller plus loin. Le temps se suspend. J'approche doucement mon visage du sien. Il passe une main dans mes cheveux, m'arrachant un frisson très agréable.

 Je suis tirée par les épaules si fort que j'en tombe presque. J'ai à peine le temps de me rattraper. Mais en vrai, c'est Heinesy qui me rattrape de justesse, même pour elle. Learth parle fort à Gorka, ce dernier reste calme mais fulmine presque, je sais reconnaître ce genre de sentiment quand je le vois, ma mère le ressent quand je lui parle. Learth prend Gorka par sa chemise, d'un air menaçant. Je me jette sur son bras et m'entends dire « Stop ! ».

- C'est moi qui suis allée le chercher, laisse-le !

Learth et Gorka continuent de se regarder dans les yeux mais lâchent tous les deux l'affaire. Ils partent chacun d'un coté sans rien dire. Heinesy me traîne vers la sortie. Je crois qu'elle me dit que nous rentrons, mais je suis trop fatiguée pour en être sûre.

***

 Je m'en suis mieux sortie cette fois. En effet, j'ai bien passé la journée de vendredi enfermée dans ma chambre, mais pas en attendant que mon corps finisse d'éliminer tout l'alcool dans mon sang et mon esprit. Non, je réfléchissais. À dire vrai, je me cachais aussi. J'avais un peu honte de mon comportement, moins que la dernière fois quand même. J'ai repensé à la dernière chose que j'ai faite. Quand je me suis rapprochée de Gorka, littéralement. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça. Avant de le voir, j'étais sûre de ne pas vouloir ce qui aurait pu se passer, mais une fois seule avec lui... est-ce qu'il m'attire ? Qui sait, je suis peut être même amoureuse sans le savoir. Je regrette d'avoir souhaité que ça se produise. Je ne suis même pas sûre de l'être que je sens déjà que cette histoire va se compliquer.

 Je ne suis sortie de ma chambre que le soir, vers dix-neuf heure, mais ils étaient évidemment déjà parti à la fête de ce soir. Du moins, c'est ce que je croyais. Je suspends ma descente à la dernière marche de l'escalier quand je vois Learth et Heinesy faire une partie d'échecs. Je ne savais pas qu'ils savaient jouer. Enfin, ce n'est pas parce qu'ils sont moins ''coincés'' que moi qu'ils ne savent pas jouer aux jeux de logique. Je m'avance vers eux mais ils font comme s'ils ne m'avaient pas remarqué. Je suis sur le point de parler mais Learth lève la main, signe de ne pas faire de bruit. Il fixe intensément le plateau de jeu. Il lève doucement la main et bouge un cavalier.

- Echec.

- Et merde ! J'étais sûre que je pouvais t'avoir.

- Si tu veux on peut continuer jusqu'à la mort fatidique de ton roi.

- Jamais je n'abandonnerais mon peuple ! Mon roi mourra s'il le faut mais nous nous battrons jusqu'au bout pour ce qui est juste !

- Tu regardes trop de séries médiévales.

Je me penche sur le plateau, regarde attentivement le jeu et prend le fou restant de Heinesy.

- Echec de Heinesy.

Learth blanchit presque et Heinesy se lève en criant « Danse de la joie ! » et en gesticulant sauvagement. Learth me regarde et sourit.

- C'est la première fois qu'on me bat aux échecs avec un jeu si pourri. Bravo.

- C'est l'un des seuls jeux que j'ai chez moi, alors je suis incollable.

- Bref, on va arrêter de jouer, maintenant que j'ai gagné.

- Tu te fous de moi là !?

Heinesy part en courant alors que Learth lui jette le fou qui l'a vaincu.

 Je fais à manger pendant que Learth et Heinesy parlent de musique. Je ne comprends absolument rien à leur langage, trop de termes techniques. Mais ils ont l'air de bien s'amuser, dirons nous. Alors qu'ils concluent leur conversation, je place enfin ma question.

- Pourquoi vous n'êtes pas à la fête avec les autres ?

- Bah on avait pas de nouvelles de toi, et puis vu ce qui c'est passé avec Gorka hier...

Mon cœur se serre quand Heinesy évoque Gorka. Learth l'a vu.

- Putain Heine, t'es pas délicate comme meuf. Nesta était inquiète...

- On était tous inquiet. On croyait que tu nous refaisais le même coup que la semaine dernière. En plus on a pas trop compris ton délire avec Gorka.

- Heine, putain...

- Mais c'est vrai ! Moi on me dit ''vade retro'' et après on la retrouve dans ses bras. Je suis peut être une meuf, mais des fois j'ai du mal à les comprendre.

- Mais arrête ! Tu vas finir par la vexer, la pauvre !

Je me mets à rire. Eux ne comprennent pas ma réaction. Heinesy a raison, je suis totalement incohérente. Je hoche la tête et tend les mains devant eux.

- Je suis désolée pour ce petit... désagrément. Excuse-moi, Heinesy. Moi-même j'ai du mal à comprendre ce qu'il c'est passé.

- T'inquiète, je me sentais pas coupable de toute façon.

- Bah t'es gonflée toi.

Je ris davantage. Ils font un vrai duo de comiques sans même le savoir. Je continue de couper les champignons en souriant.

- J'étais bien. Le cerveau en pause et le reste hyperactif. J'avais besoin de faire... je crois que j'avais besoin d'inédit. J'ai été servi.

Je hausse les sourcils et lève les yeux. Me rendant compte que ce n'est pas très pudique, je lisse mon visage pour n'exprimer aucun sentiment. Heinesy applaudit.

- C'est trop cool ! Et c'est couillu.

- Mouais, moi j'ai envie de dire que se jeter sur Gorka quand on est bourré c'est un bon moyen de connaître de ''l'inédit'', mais c'est pas le meilleur.

- Serais-tu jaloux, ma caille ?

- Mais non. C'est juste que ce mec, c'est un prédateur.

- Et ?

- Et je suis pas sûr que Numidia parlait de baiser dans les chiottes de l'auberge quand elle parlait d'inédit.

Je suis à la fois horrifiée et espiègle en ayant cette image. Oh mon Dieu ! Mais je me reprends très vite. Je fais non de la tête. Heinesy, elle, fait comme si elle n'avait rien entendu.

- Alors comme ça tu veux de l'inédit. On pourrait faire une balade nocturne tout à l'heure. Hein, Learth.

- Pas mal comme idée. Mais pas sûr qu'elle soit OK pour tout.

- Peu importe de quoi vous parlez, je dis oui.

- Mais... tu sais même pas ce qu'on va faire... si ça s'trouve, on va te faire faire des trucs hyper dangereux.

- Pas de problème Heinesy. Je n'imagine rien de plus dangereux qu'un cancer.

Heinesy est mal à l'aise, mais Learth lui rit brièvement en buvant sa bière.

 Pendant que je finissais de faire à manger, Learth et Heinesy m'ont demandé quelle musique je voulais mettre. Et c'est ainsi qu'ils ont découvert que je ne connaissais pratiquement aucune musique – ma mère considérant qu'il est inutile aux yeux de Dieu d'en connaître. Ils m'ont fait écouter tout un tas de groupes de rock en me disant à chaque fois que c'était lui le meilleur. Si je me souviens bien, j'ai beaucoup aimé Queen, Scorpions et Led Zepplin. Les autres étaient beaucoup plus violent et beaucoup moins audibles.

 Après avoir mangé, ils m'ont dit de m'habiller pour faire de l'exercice mais à l'aise. Pas de problème : jean, tee-shirt, pull et tennis. Je prends mon téléphone, machinalement plus qu'autre chose, et me dirige vers l'extérieur où m'attendent les deux punks. Ils sont dans la voiture de Learth. Je monte à l'arrière et il démarre à toute vitesse. Ils mettent de la musique violente à fond en laissant les vitres ouvertes. J'ai peur que le bruit ne réveille les gens dans leur chalet, mais apparemment mes deux amis ne sont pas de cet avis.

 Nous roulons depuis un petit moment. Nous nous approchons de plus en plus des montagnes et Learth commence à aller dans les hauteurs. Je ne sais pas où nous allons, mais je commence à avoir de l'appréhension. Heinesy avait peut être raison, j'aurais dû demander plus de détails. Mais le véhicule s'arrête. Nous sortons, nous sommes en pleine forêt. Ils s'allument chacun une cigarette et sortent leur téléphone pour faire lampe torche. Nous nous enfonçons plus loin dans la forêt, la nature devient plus sauvage. Mais un sentier se forme finalement : nous le suivons.

 Le dit sentier nous mène jusqu'à une immense maison. Je pense que c'est une demeure abandonnée, vu l'état des portes extérieures et des fenêtres. Ils approchent beaucoup plus vite que moi de la porte d'entrée. Learth se retourne vers moi quand il remarque que je suis à la traîne. Il sourit.

- Tu veux que je te tienne la main ?

J'hésite presque à lui dire oui. Je suis pratiquement une adulte, il serait puéril de lui tenir la main à cause d'une petite peur. La maison n'est certainement pas hantée, non. Et puis, d'après ce que j'ai compris, ils sont déjà venu. J'avance à peine plus vite. Learth souffle en souriant et fait demi-tour pour me rejoindre. Il me prend vraiment la main et me tire. J'aimerais lui dire que c'est inutile, que je ne suis pas une enfant, que je n'ai pas besoin d'une tutelle. Mais étrangement ce contact me rassure et m'intimide à la fois. La seule personne qui m'ait jamais tenue par la main est Lokian, et peut être Nesta.

 Nous rattrapons Heinesy qui est déjà entrée. Learth me tire pas mal pour me faire accélérer. Mais ça ne me dérange pas. Il fait très sombre ici. Ce lieu dégage une aura particulière, comme une vague de froid malsaine mais... agréable ? La maison est ancienne, vu l'architecture, je dirais début du XXème siècle. Il y a des portraits et des photos de familles en noir et blanc sur les murs où le papier peint se décolle et est marqué par les traces noirs de moisissure. Les murs sont fissurés et par endroits presque démolis. Les rideaux sont déchiquetés et les meubles poussiéreux voire saccagés sur le sol. Les tapis sont recouverts de poussière et de pierres, de feuilles, bris de verre et de porcelaine. Cette maison a été abandonnée du jour au lendemain. J'ai presque la sensation de sentir la présence de ses anciens occupants. Comme s'ils allaient revenir d'une minute à l'autre. Sur une table dans la cuisine, d'ici, je crois voir des assiettes encore pleines.

- Heine ?

- Là-haut !

Learth me lâche la main pour regarder sous les marches des escaliers. Elles sont en bois et en piteux état. Learth se penche contre la rambarde qui craquelle sous son poids.

- Comment t'as fait pour monter sans te croûter ?

- Suffit de tâter les marches. Si elles grincent trop faut pas marcher dessus.

- Nan, sans blague.

Il éclaire les marches, certaines sont tombées sous le poids du temps. Il me fait signe de le suivre et commence à avancer doucement. Je le suis, sans vraiment regarder où je pose mes pieds. À la marche suivante, je l'entends céder sous mon pied, et mon corps les suit. Learth me rattrape de justesse sous les épaules.

- Putain Numidia !

- Désolée...

Il me soulève et me fait passer devant. Heinesy est en haut. Elle me tire par les bras et j'arrive en haut. Je regarde derrière moi pour voir Learth mais il disparaît dans un bruit de bois qui craque et rompt. Je cris en assistant à sa chute, impuissante. Heinesy agrippe brusquement mon épaule. On est toutes les deux à genoux sur le rebord du tas de bois en décomposition. Heinesy se penche pour l'apercevoir.

- … Learth ?

- … aïe.

Heinesy se met à rire grassement alors que nous entendons le bois bouger. J'imagine tout de suite le pire.

- Tu n'as rien ?

- Ça va... je crois. Je suis pas empalé à un morceau de bois. Par contre je vais m'en souvenir demain.

Il se relève en grimaçant.

- Bon. Les escalier c'est mort. Je vais passer par la fenêtre.

Il sort. Par la fenêtre ? Il ne peut pas tout simplement attendre en bas ou réessayer les escaliers ? Mais très vite il apparaît à la fenêtre et se jette à l'intérieur de la maison. Au passage, il se griffe aux bouts de verres pendants à la vitre brisée.

 Heinesy lui tire la langue et éclaire le reste de la pièce. Je crois entendre un long souffle venant du bout de l'étage, mais j'ai appris à ne plus me fier à mes sens. Mince. Est-ce que j'ai pris mon traitement ? Tant pis. J'espère ne pas avoir de mauvaise surprise. Heinesy passe encore devant, des étoiles dans les yeux. Nous la suivons, mais j'ai peur que l'étage ne cède sous notre poids. Nous passons une porte où se trouve un bureau.

- Ça devait être le bureau du daron.

- On va vite le savoir.

Heinesy ouvre les tiroirs et sort pleins de documents. Learth, lui ouvre les étagères. Je les regarde stupéfaite. Alors ils ne sont jamais venu. Je commence à me sentir mal.

- C'est donc la première fois que vous venez.

- C'est pas la première fois qu'on va dans un site abandonné. Une fois on est allé dans un hôpital psychiatrique des années trente. Mais on était pas les premiers. précise Heinesy.

- La dernière fois qu'on est venu, c'était en pleine journée. C'est moins cool.

- Du coup on s'était dit qu'on reviendrait la prochaine fois, et de nuit. Vu qu'on était pas entré.

- Mais ce n'est pas une forme de profanation ?

- Y'a pas de macchabées, alors non.

- T'en sais rien, Learth. Peut être qu'on l'a pas encore vu.

- Arrête idiote, tu vas faire flipper Numidia.

- Je déconne. D'autres connards ont dû venir foutre le bordel, mais y'a un bon moment déjà. Y'a au moins deux centimètre de poussière sur les meubles. Mais si les flics étaient passés y'aurait pas autant de documents. Ça doit être une propriété encore privée et non une baraque à l'abandon. Dans tous les cas, personne ne vient plus ici depuis longtemps.

Elle s'arrête de parler et lève la main. Elle ouvre un carnet et lit très rapidement.

- Famille Caleb. Deux adultes et quatre enfants, dont deux en bas-âge. J'ai un dossier de rachat des lieux, mais plus rien après les années soixante. Chelou.

Learth et Heinesy n'ont pas l'air si affecté que ça. Cette histoire me fait froid dans le dos. Pourquoi sont-ils parti en laissant tout... figé ? Cette maison respire encore, c'est vraiment étrange comme sensation. Comme si elle était vivante.

- Venez, on change de pièce.

Learth remet les documents à leur place et sort. Heinesy reste derrière moi alors que Learth s'enfonce dans les ténèbres.

  Il tourne à un endroit que je n'arrive pas à distinguer. Heinesy éclaire une porte ouverte.

- Learth, t'es là-dedans ?

Mais aucune réponse. Elle me fait signe d'attendre. Je vois bien elle n'est pas sereine elle non plus. Elle passe la tête derrière la porte très lentement. « BAH ! » Heinesy cri et recule quand Learth hurle en lui jetant un vieil ours en peluche. Heinesy appuie ses mains au-dessus de ses genoux et respire profondément pour reprendre son calme.

- Putain t'es trop con ! C'est hyper glauque comme blague !

- C'est toi qui as voulu venir.

- J'ai pas dit que je voulais faire une crise cardiaque !

On entend un grognement venant de derrière Learth. Il se crispe, et se retourne lentement. Il voit quelque chose bouger et part presque en courant, le visage à l'envers. Heinesy rit fort en le pointant du doigt quand un petit chat sort de sous un lit dans la pièce.

- Rho la gueule, il a eu peur d'un chat !

- T'as eu peur d'une peluche, sale rousse.

Ils se penchent pour caresser le chat qui se met immédiatement à ronronner. Il vient vers moi, mais je n'aime pas trop les chats, et c'est réciproque. Mais pas celui-là. Il se frotte à mes jambes, heureux. En même temps, les seuls chats que je fréquente sont ceux de Mme Lambert. Pas étonnant qu'ils ne m'aiment pas, quand je vais les voir ils savent que c'est pour les laver. Je m'accroupis et lui gratte le haut de la tête. Il frotte sa tête contre ma main. S'il est aussi docile, c'est qu'il doit appartenir à quelqu'un. Un chat sauvage ne serait pas aussi tactile.

 Nous entrons dans la pièce d'où vient le chat. C'est la chambre d'une petite fille. Heinesy trouve ce qui ressemble à son journal intime sous une latte trop courbée du planché. Elle lit quelques passages qui parlent d'un beau garçon de sa classe. D'autres passages me retournent l'estomac. 1941. Elle avait peur. Elle vivait en temps de guerre, puis il y a eu l'occupation. Elle utilise des termes très haineux pour définir ses sentiments envers ce qu'elle était : une petite fille impuissante. J'ai l'impression de ressentir la même chose parfois, mais pas à la même échelle, évidemment. Moi, j'ai beaucoup de chance comparé à elle. Elle risquait sa vie juste en étant en vie. Parce qu'elle vivait, elle était menacé à chaque instant de sa courte vie à une époque atroce. Je n'aimerais pas vivre ça, et je ne le souhaite à personne.

 Nous avons fait le tour de la maison, et nous somme même allé dans le grenier qui était très ''glauque'' comme l'a affirmé Heinesy. Mais nous avons fini par partir. Learth est redescendu en ville jusqu'à un mini parc d'attraction. Nous avons fait le tour pour nous garer bien derrière, à l'abri des regards. Le duo se retourne et me regarde alors que nous sommes encore dans la voiture. Ils sourient beaucoup trop.

- Est-ce que t'es OK pour enfreindre la loi ?

- Quoi ?

- Learth exagère, on va juste entrer par effraction dans un lieu publique fermé.

- Ouais, c'est ce que j'ai dit.

Ils sortent de la voiture et en extirpent un tapis. Je ne sais pas comment ils veulent entrer, il y a des barbelés en haut des grilles. Mais Learth fait la courte-échelle à Heinesy qui jette le tapis sur les barbelés. Ce n'est pas idiot. Heinesy continue de grimper et passe par-dessus la grille. Learth attend toujours à la même place, prêt à me faire passer à mon tour.

- Alors, partante ?

Je regarde aux alentours. Il y a forcément un système de sécurité.

- Il doit y avoir des caméras...

- Ça fait des années qu'elles marchent plus. C'est surtout pour faire peur. affirme Heinesy.

J'hésite. J'ai envie de le faire, mais est-ce que j'en ai besoin ? Cette question est idiote, bien sûr que non, je n'en ai pas besoin. Ce n'est pas vital. Mais j'en ai besoin pour moi-même. Pour ma tête. Je ferme la portière de la voiture, prête à passer la grille. Learth saute la grille à son tour et nous marchons vers les attractions éteintes.

 Évidemment, le parc est fermé à cette heure, il doit resté ouvert plus longtemps en été. Heinesy sautille, une cigarette à la bouche.

- On fait quoi ?

- On peut faire les balançoires.

- T'as de quoi crocheter ?

- Toujours. Et toi ?

Learth sort un couteau suisse de sa poche et Heinesy des petites tiges métalliques. Nous arrivons sur une attraction tournante avec des balançoires. J'en ai déjà fait une de ce genre quand j'étais petite, avec mon père. Learth et Heinesy vont à l'arrière du manège et crochètent la porte la cabine où se trouvent les commandes. Heinesy ouvre la porte et s'assoit sur le fauteuil du ''pilote''. Elle craque ses doigts et active un levier ce qui a pour effet de démarrer le système. Les lumières s'allument et une musique couvre les sons mécaniques. Heinesy la coupe et tripote le tableau de commande. Learth se penche au dessus de son épaule.

- Tu sais comment il marche celui-là ?

- Attends, je vais trouver...

Les balançoires montent et se mettent à tourner. Heinesy prend le micro et se racle la gorge.

- Attention les enfants, le manège démarre et c'est parti !

Elle prend une voix qui ne lui ressemble pas et gigote en rythme sur son fauteuil tournant. Learth court jusqu'aux balançoires et saute pour en attraper une au vol. Il est suspendu par les bras sous l'un des sièges et se met à crier en riant. Je le rejoins, moins amusée que lui.

- Fais attention, c'est très dangereux.

- J'adore vivre dangereusement. Je suis un aventurier !

Il pédale dans le vide alors que l'engin va de plus en plus vite. Quand les balançoires redescendent un peu, il prend de l'élan et grimpe dessus pour se tenir debout dessus, en équilibre.

 Il fait un signe à Heinesy que j'ai du mal à interpréter. Les balançoires descendent jusqu'en bas et Learth saute vers moi. Il approche doucement puis me tire par le bras et cours vers le manège, m'entraînant avec lui. Il m'attrape par les hanches, retient l'un des sièges avec sa jambe, me pose dessus et saute derrière moi pour se mettre de nouveau debout sur le dossier. Je cri de panique, avec une pointe d'amusement. J'abaisse la barre de sécurité et Heinesy remonte le manège. Nous allons de plus en plus haut de quelques mètres. Ce n'est rien, et pourtant je trouve ça grisant. Je lève la tête et vois au-dessus de moi Learth, immense, se dressant fièrement sur son perchoir.

- Putain les keufs !

Des agents de police arrivent en courant, on les entend nous crier des ordres d'ici.

 Heinesy tire sur une manette de la console, celle-ci reste dans sa main. Elle la fixe dans sa main, la panique se lit dans ses yeux exorbités. Elle la jette et sort à toute vitesse de la cabine.

- J'ai pété le levier ! Vous devez sauter !

Je prends peur. C'est trop haut ! On risque de se casser quelque chose. Et la police qui approche... cette sortie était une mauvaise idée. J'aurais dû rester dans la voiture. Plus ; j'aurais dû rester au chalet. Mais Learth ne se démonte pas. Il s'accroupit et pointe du doigt une montée en béton près de nous. Dessus il y a de la pelouse synthétique.

- On va sauter là-dessus !

- Je peux pas !

Je commence vraiment à angoisser. Je respire plus fort. J'angoisse. J'angoisse ! Learth me regarde, fixe la montée en béton. Il change de position, pivote et me dit :

- Je te rattrape en bas.

Et il saute. Par manque de temps et d'élan, il n'atterrit pas au bon endroit. Il arrive malgré cela à attraper le haut de la montée. Son corps fait un gros bruit contre le mur et il gémit de douleur. Il lâche le mur et attend là.

- Saute à ma hauteur !

J'ai peur. Le tour est bientôt fini et les policiers ne sont plus très loin. Je relève la barre de sécurité, me lève sur le siège qui tangue avec moi. J'ai peur. Ne réfléchis pas.

- Saute !

J'obéis et atterris dans ses bras. Il tombe en arrière et se crispe de douleur en s'écroulant au sol.

 Heinesy arrive en courant et nous aide à nous relever et nous courrons. Nous arrivons à contourner les hommes à notre poursuite et retournons à notre point de départ. Learth, allant plus vite que nous, nous fait la courte-échelle. D'abord à Heinesy puis à moi qui lui mets accidentellement un coup de pied dans l'épaule.

- Putain, j'm'en prends plein la gueule ce soir !

Il lance les clefs de sa voiture à Heinesy qui l'ouvre et démarre. Lui grimpe à toute vitesse et, en un genre de salto arrière, retire le tapis en passant les barbelés. Il court vers la voiture avec le tapis sur l'épaule.

- Roule ! Roule !

Heinesy s'engage sur le parking et Learth ouvre la portière arrière de sa voiture et saute dedans alors que le véhicule est en mouvement. Il la referme derrière lui et s'écroule tout entier sur les sièges. Heinesy roule très vite, elle rejoint la route et au bout de cinq minutes elle tourne dans un sentier et engouffre le véhicule dans un coin de forêt.

 Après quelques mètres, elle arrête le moteur. Nous sommes à bout de souffle. Je me retourne pour regarder Learth. Il sourit et tire le tapis pour lui redonner forme et s'aperçoit qu'il est déchiré, voire déchiqueté. Il est dépité et lâche le tapis avant de laisser retomber mollement son bras sur sa cuisse. Il souffle.

- Merde. J'ai plus de tapis.

Un ange passe. Je me mets à rire. Je ne sais pas si c'est nerveux ou sincère... mais je ris franchement. Je déploie ma gorge et ne peux plus m'arrêter. Heinesy s'y met elle aussi. Nous rions fort. Learth nous suit à son tour. Nous sommes trois adolescents qui viennent d'entrer par effraction dans un parc d'attraction, d'utiliser l'une des dites attractions et se sont fait pourchasser par des policiers en plus de risquer de finir au commissariat et d'avoir fait une mini course poursuite au beau milieu de la nuit. Et nous rions. Nous sommes fous. Je ne vois pas d'autres explications.

 Je m'affale dans mon siège et passe ma main dans mes cheveux. Mon cœur ne ralentit plus. Je ferme les yeux, sans pouvoir m'arrêter de sourire. Je ne contrôle plus rien.

- C'était... génial. J'ai jamais ressenti ça. Mon cœur bat la chamade. C'était dingue... tellement dingue !

- Et encore, on a pas eu le temps de vraiment s'amuser. affirme Learth.

- Tu parles d'avril dernier ? demande Heinesy.

- Avril dernier. Truc de malade putain.

- Tu rigoles maintenant, mais si je me souviens bien t'avais la cagagne.

- La pétoche de ma vie.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé en avril ?

- On s'est fait courser par un ours, dans une montagne pendant le voyage scolaire en Allemagne. me répond Heinesy, mi-riante mi-ahurit.

- Un ours !?

- On est allé dans une grotte pour faire les malins, et il était sur le point de sortir. dit Learth.

- On a fini dans un arbre. C'est un prof qui nous a trouvé et qui a appelé les garde forestiers.

- D'ailleurs je crois que c'était un grizzli.

- Nan, ça c'est qu'en Amérique.

- T'es sûre ?

- Au pire, on s'en fout.

Je me remets à rire, et j'ai beaucoup plus de mal à m'arrêter cette fois.

 Nous sommes retourné sur les routes après un bon moment, avec Learth au volant cette fois. « Aller, laisse-moi conduire ! - Nan, c'est ma voiture. - Mais tu m'as donné le volant tout à l'heure... - C'était un cas de force majeure. » Et puis Learth m'a demandé si j'avais déjà conduit. En effet, c'est déjà arrivé avec Lokian mais très peu. Alors Learth laisse sa voiture entre mes mains. Avec Heinesy, ils m'apprennent les bases. Et j'apprends très vite, comme pour tout. Après environ trois heures et quelques maladresses, j'ai un avenir de pilote de formule 1 prometteur d'après Learth. Il ne me manque que la vitesse et les cascades.

 Learth nous a déposé au chalet et est reparti chercher les autre à la fête. En me couchant, j'ai repassé ma soirée dans ma tête : de loin la meilleure de ma vie.

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