Chapitre XXI

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Je pensais avoir déjà touché le fond. C'était le début du cauchemar.

***

J'ai réussi à faire un système pour mettre ma valise sur mon dos et mon sac à dos sur mon ventre. C'est lourd, ça fait mal, mais j'arrive à me mouvoir, c'est déjà ça. Le plus dur, c'est de monter les escaliers. Je sens que ça va être tout un monde pour de déplacer de salles en salles tout le reste de la semaine. Ma béquille fait un vrai boucan. *Clac* *clac* *clac* *clac*. Je n'en peux plus. Vivement le bout des marches.

J'arrive enfin à mon étage. Je croise quelques élèves, mais aucun n'a le réflexe de m'aider. Enfin... presque aucun.

- Tu as besoin d'aide peut être ?

- C'est gentil, merc...

Je me retourne pour voir de qui il s'agit : mince, c'est Zakia. Depuis le temps qu'elle joue aux fantômes, il a fallu qu'elle réapparaisse aujourd'hui. Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'elle prenne ma valise et mon sac. Je lui souris amicalement, mais j'ai un énorme doute.

- Où est ta chambre ?

- C'est la 227.

- On est voisine alors !

Sa chambre est presque en face de la mienne, c'est vrai.

- Oui, en effet.

- Ça te dit un déménagement ?

- Pardon ?

Je n'ai pas le temps de comprendre qu'elle jette mes affaires dans les escaliers en riant. Je ne suis pas en colère, je suis juste complètement sur les fesses. C'était quoi le but là ?

- Pourquoi tu as fait ça ?!

- Je m'ennuyais en ce moment. Et puis regarde toi, tu es la victime parfaite. Pas capable de se défendre toute seule.

Victime, moi ? Elle va voir ! Sans réfléchir, j'envoie ma béquille dans son nez. Avec un peu de chance, je le lui ai encore cassé. Elle saigne dans la seconde. Elle cri et m'insulte en partant dans sa chambre. Je regarde en bas. Génial, je n'ai plus qu'à me décarcasser pour ramasser tout ça dans mon état.

Heinesy sort en trombe de sa chambre, encore en pyjama, les cheveux indisciplinés et pieds nus.

- Tu vas fermer ta gueule, Zakia !?

Mais ce n'est pas Zakia qu'elle voit. Elle ne dit rien. Elle me détaille de ses mains. J'essaie de hausser les épaules, mais c'est difficile avec ma minerve. Elle laisse la porte ouverte et vient vers moi. Elle me prend dans ses bras et je gémis de douleur. Elle s'écarte immédiatement. Elle pose ses mains sur mes bras et sourit.

- Tu nous as fait flipper, tu sais ?

- Je n'en doute pas. Mais je suis sûre que vous n'avez pas eu autant peur que moi.

- Tu m'étonnes, vu ta gueule. Enfin... c'est pas ce que je voulais dire.

Mon rire s'envole. Whoua, ça fait du bien. J'ai l'impression d'avoir un poids en moins dans la poitrine.

- Où sont Nesta et Hely ?

- Nesta dort dans ma chambre et Hely est malade depuis le retour des vacances.

- C'est pour ça qu'elle n'était pas là à la rentrée.

- Ouais, mais elle arrive cet aprem, vers treize heure.

Je regarde encore dans les escaliers.

- Si tu pouvais m'aider, Zakia a offert un vole plané à mes affaires.

Elle regarde dans la même direction que moi. Elle voit rouge.

- Oh la pute ! Je ramasse tout ça et je file lui défoncer le cul.

- Tu n'es pas obligé de faire ça.

- Nan, mais j'en ai très envie. Depuis qu'elle est revenue, c'est l'enfer ici. Va dans ma chambre, Nesta doit être réveillée avec le bordel que l'autre conne a foutue.

Je vais jusqu'à la chambre de Heinesy, la porte étant toujours grande ouverte.

Je passe embrasure de la porte, Nesta se frotte les yeux sans ses lunettes. Elle sort tout juste de sa nuit.

- Heine, t'aurais pu fermer la porte avant de partir, quand même.

Elle met ses lunettes et se fige. Elle me détaille, tout comme Heinesy il y a quelques secondes. Des larmes pointent sous ses yeux. Elle se lève et brasse l'air avec ses bras sans rien dire. Elle est bouleversée.

- Pourquoi tu m'as pas dit que tu venais pas lundi !?

- J'étais à l'hôpital. Je n'ai pas pris mon téléphone. J'aurais pu te prévenir ce matin ou cette nuit mais... je ne savais pas quoi dire. Je suis désolée.

Elle me prend fort dans ses bras, mais je gémis encore de douleur. Tout le monde va me la refaire celle-là. Elle recule et sourit. Mais il s'efface instantanément.

- C'est ta mère qui t'a fait ça ?

- Pourquoi tout le monde pense que ma mère pourrait me faire une chose pareille ?

- Parce qu'elle peut faire une chose pareille.

- Il ne faut pas exagérer.

- Numidia.

- Je suis tombée dans les escaliers.

- Non. Numidia, pas à moi. Tu m'avais promis de me dire la vérité. On ne se ment pas. Je te dis tout, pourquoi tu ne me fait pas confiance ?

- Ce n'est pas la question.

- Alors dis-moi ! Je veux t'aider.

- Je... Je ne suis pas tombée dans les escaliers.

- … maaaaiiiiis ?

- C'est plus simple si tu ne sais rien.

- C'est vrai que c'est plus simple de tout garder pour soi.

- Ce n'est pas ce que j'ai dit.

- Je sais ce qu'elle a fait à Lokian.

- Lokian était un obstacle pour elle.

Elle est sur le point de répliquer mais on entend des cris.

Nous sortons de la chambre pour voir Heinesy tirer Zakia par les cheveux en la giflant à toute vitesse. Paume, revers, paume, revers, paume, revers. Je m'y connais en gifle, et celles-ci sont monstrueuses. Zakia se débat comme elle peut mais n'est pas de taille face à la rousse.

- Arrête espèce de malade !

- Vilaine fille ! Ta mère t'a pas appris à ne pas embêter les handicapés ? Pas bien !

Une surveillante arrive au trot accompagnée d'une ribambelle d'internes. Heinesy pousse un cri court et grave avant de partir en courant, toujours pieds nus.

- Reviens-là, Knight !

- Vous ne m'aurez jamais vivante !

Elle sort du bâtiment I. Je rêve où elle va s'enfuir dans la cour en pyjama ? Elle est folle, dans le bon sens du terme. Au moins, elle a ramené ma valise et mon sac devant ma porte. Je m'y dirige mais Nesta me retient.

- Je ne t'ai pas oublié. On en reparlera cet après-midi, avec les autres. Eux aussi sont inquiets.

***

- La vache, t'es dans un état !

- Ce n'est pas si grave, Hely.

- Tu rigoles ? Chuis d'accord avec elle, on dirait que t'es passé dans un broyeur.

- Mano et ses comparaisons.

- Ose dire le contraire, Heine.

- Nan, j'avoue que c'est bien trouvé, même si c'est abusé.

Une fracture du bras droit. Une entorse à la cheville gauche. Une lésion au mollet gauche. Un œdème et une fêlure aux côtes. Une ecchymose dans le haut du dos. Une lésion cervicale mineure. Un traumatisme crânien mineur. Douleurs osseuses aux omoplates. J'ai mal. Mais je tiens encore debout.

Tout le monde parle de mon état. Fort, longtemps, de long en large. J'ai l'impression d'être une bête en cage, comme au zoo, bien que je n'y sois jamais allée. Nesta se lève.

- Honnêtement, on s'en fout de la gravité de ses blessures : elle en a, c'est tout ce qui compte. Maintenant, la question qui se pose c'est comment arrêter ça.

- Totalement d'accord. ajoute Heinesy.

- Ne vous en faites pas, ce n'est rien.

Ils me lancent tous un regard désapprobateur, même Mano ! J'insiste.

- C'était un accident... un malentendu...

- Mais arrête tes conneries putain !

C'est au tour de Learth d'être dévisagé. L'animosité de ses mots fait réagir toute l'assemblée. Il lève les bras, comme quand quelque chose l'exaspère.

- Sans déconner, ça vous énerve pas vous ?

- Si, c'est pour ça qu'il faut qu'elle parte de chez elle.

- Mais non, Ekin. On est d'accord là dessus, moi je parle de sa fidélité envers sa mère.

Il me regarde droit dans les yeux.

- T'es loin d'être conne, Numidia. Alors faut que t'arrête de la défendre. Elle te frappe parce que c'est une vieille connasse castratrice.

- Non Learth, ce n'est pas ça.

- Alors quoi ? Pourquoi elle a défoncé le dos de ton cousin, ton seul ami depuis des années si ce n'est pour te faire du mal à toi ? Pourquoi elle t'a défoncé toi ?

- Je ne sais pas mais...

- Tu vois ? Tu viens d'admettre qu'elle avait aucun motif !

- Non, je ne le connais pas, c'est tout.

- Réfléchis bien, et trouve-nous une assez bonne raison d'envoyer une gamine cancéreuse de dix-sept ans à l'hôpital.

Je dois réfléchir. Il faut que je trouve. Rien ne me vient. Il tend ses mains vers moi pour souligner son propos et les laisse tomber.

- Tu vois ? À part pour se défouler, je vois pas.

- Si. Une chose.

Ça vient de me revenir. Ce qu'elle a dit, juste avant de se jeter sur moi.

- « Profiter de la vie ».

Il y a un long silence. C'est Nesta qui le brise.

- Comment ?

- « Puisque tu ne peux plus profiter de la vie ».

Alors que je fixais le sol, je lève maintenant les yeux, ils vont sur Learth.

- Elle m'a dit ça juste avant... je l'ai pensé tellement de fois. Je l'ai dit à mon pasteur, à Lokian, Nesta, Heinesy, Hely... à toi. Et sûrement à mon père. Mais une chose est sûre : je ne l'ai jamais dit en présence de ma mère.

- Et donc ?

- C'est pas normal. Je veux dire... elle n'aurait pas dû dire ça. Ça ne serait jamais venue naturellement d'elle, je la connais. Je n'ai aucune idée d'où elle a pu sortir ça si ce n'est de quelqu'un d'autre.

- Tu penses que quelqu'un t'a balancé ?

L'idée de Ekin ne m'était pas venue à l'esprit. Mais oui, c'est possible. C'est même ce qu'il y a de plus probable.

- Oui.

Un long malaise se répand dans la salle. Heinesy joint ses mains.

- Alors deux options : on trouve qui c'est ou tu rentres plus chez toi.

- Ça risque d'être compliqué de trouver qui a balancé. précise Ekin.

- Et elle peut pas fuguer comme ça, elle irait où ? ajoute Hely.

- Sinon faudrait retrouver Lokian pour qu'il l'emmène. propose Learth.

- Non. Hors de question qu'il prenne d'autres risques pour moi. Il a un casier. Je ne veux pas y ajouter ''enlèvement''. D'ailleurs aucun de vous ne prendra de risque pour moi, alors n'imaginez pas me cacher chez l'un de vous.

- Alors on fait quoi, on paye un mec pour buter ta mère ?

- C'est pas drôle, Learth. dit Nesta.

- Parle pour toi.

- Non, il faut appeler la police. Dénoncer la maltraitance.

- Inutile. Elle a convaincu la police que Lokian était un drogué et un voyou. Et ils ne m'ont pas cru.

- Ça vaut le coup d'essayer.

- Ils fouillent, ils trouvent rien, ils se barrent et Numidia se fait encore défoncer la gueule.

- Dénonciation anonyme alors ?

- Non, ils vont encore dire que Numidia a dit ça à des gens mais que c'est faux, genre une hallu. On a déjà eu cette conversation la semaine dernière.

- Il faut bien trouver quelque chose.

Je n'écoute plus. Pour moi, c'est mort. Pas la peine de tourner autour du pot. Elle gagnera quoi qu'on fasse. Elle gagne toujours. J'ai l'impression de parler au docteur Austin. Je suis devenue un disque rayé.

Je ne sais pas quoi faire. Je suis face à un mur infranchissable. À part attendre la majorité, mais elle trouvera un moyen de me garder à la maison. Elle dira que mon cancer affecte mes facultés mentales et que je suis incapable de me débrouiller seule. Elle m'enfermera jusqu'à ma mort. Le seul point positif que je vois, c'est que je vais bientôt mourir. Je ne veux pas être de nouveau prisonnière. Je refuse.

La porte s'ouvre avec fracas. La poignée vole et une vision monstrueuse en surgit. Ma mère me sourit comme l'autre soir, juste après qu'elle ait fait du mal à Lokian. Elle tend sa main vers moi.

- Numidia, ma chérie. On rentre à la maison. Ton état est trop grave, je vais te garder près de moi.

Je me lève brusquement. Les autres ne réagissent pas. Faites quelque chose, je vous en pris ! Je n'ai nulle part où aller. Je regarde autour de moi. Non, je ne peux pas fuir. Mes yeux s'arrêtent à la fenêtre. Si, j'ai peut être une chance de lui échapper, à elle. Je me rue à la fenêtre et l'ouvre. Je grimpe sur le rebord.

- Numidia !

Nesta cri à s'en déchirer la voix et tout le monde se lève. Je suis sur le point de le laisser tomber mais on me rattrape de justesse. Ekin tient ma jambe valide et Learth le bras. Ils me tirent vers l'intérieur et je tombe sur Learth. Je tente de me relever pour retenter ma chance, mais ce dernier me maintient fort contre lui qui est au sol.

- Putain Numidia !

- Elle va me ramener, je veux pas ! Elle veut m'enfermer, elle vient de le dire !

- Elle fait une hallucination, elle a pas pris son traitement ce matin !

Nesta fouille mon tiroir pour en sortir ma plaquette de psychotropes. Je m'agite.

- Je sais ce que je vois, je suis pas folle !

Learth prend des médicaments dans sa main et la plaque contre ma bouche.

- Avale !

J'essaie de retirer sa main. C'est sûrement des cachets pour me faire dormir. C'est sûrement eux qui ont dit la phrase à ma mère. Je ne peux pas leur faire confiance. Ils sont de son coté à elle ! Je mords sa main mais il ne bouge pas. Ils se mettent à plusieurs pour me faire prendre ce truc. Je ne me laisserai pas faire.

- J'y retournerai pas ! Vous m'obligerez pas à prendre des calmants !

- C'est pour ton hallucination, Numidia ! cri Nesta.

- J'y crois pas, je l'ai pris ce matin, vous être des menteurs ! Je préfère mourir que d'y retourner ! Laissez moi mourir !

Je pleure à chaudes larmes en me débattant. La vie est injuste. Pourquoi ils ne veulent plus m'aider ? Ekin et Mano tiennent mon corps pendant que les filles ouvrent ma bouche en me maintenant la tête. Learth met les cachets dans ma bouche et la referme. Il pince mon nez en bloquant ma mâchoire. Je ne peux que avaler. Mais je ne le fais pas.

- Avale sinon je le fais à la manière forte !

Learth est menaçant, nouvelle preuve qu'il est du coté de ma mère. Pas grave, après je boirais des tonnes de cafés s'il le faut, mais je n'y retourne pas ! J'avale. J'attends qu'ils me lâchent pour courir au réfectoire prendre du café, plein de café. Ils ne m'auront pas. Mais ils ne bougent pas. Je panique.

- Lâchez-moi ! J'ai pris votre truc, laissez-moi tranquille !

- Pour que tu sautes ? Même pas en rêve. répond Learth.

- Elle ne va pas sauter, elle n'a pas les tripes pour ça. Elle est comme son père, lâche et faible. dit ma mère.

- C'est faux, Je ne suis pas lâche, ni faible ! Je ne suis pas comme lui, je n'ai pas capitulé !

- C'est pour ça que tu étais sur le point de sauter ?

- Numidia, je sais pas à qui tu parles, mais c'est une hallu.

Heinesy ment, elle ment forcément. Elle est là, je la vois ! Pendant mes hallucinations, je ne vois que des choses qui n'existent pas. Ma mère existe, donc c'est obligatoirement elle ! Ils ne m'auront pas aussi facilement ! Nesta se lève et prend son téléphone.

- J'appelle les urgences. Elle est pas gérable.

Les urgences ? Je ne veux pas y retourner. J'en sors à peine, mais je ne veux pas non plus rentrer chez moi.

- Non, Nesta s'il te plaît ! Ne les appel pas ! J'obéirais mais ne m'oblige pas à y retourner !

***

Vendredi midi. Je ne suis pas sortie de ma chambre depuis ma crise. Je ne suis même pas sortie de mon lit. Nesta m'a apporté de quoi manger et boire, mais je n'ai rien touché. Je n'en ressens même pas le besoin. Je rentre à la maison ce soir. Je ne veux pas. L'école a dû prévenir ma mère que je ne suis pas allée en cours. J'avais trop honte pour y aller. Je n'ose même pas regarder Nesta dans le yeux. Ce qui m'est arrivée est tellement humiliant. Ce soir va être une véritable épreuve. Je pense sérieusement à fuguer. Mais où aller ?

Nesta ne va plus tarder maintenant. Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais lui dire ? Vais-je au moins avoir le courage de m'adresser à elle ? Je ne sais plus quoi faire. Est-ce que j'ai un jour su ce que je devais faire ? Non, je n'ai jamais su. Je n'ai toujours été qu'une suiveuse. Je faisais ce que me disait ma mère, rien de plus. Et aujourd'hui, je le fais encore en me taisant... mais si je parle, ça risque d'être pire. Je suis complètement coincée. Je n'ai jamais été aussi mal de toute ma vie. Ma vie est ignoble.

La porte s'ouvre. Mince, qu'est-ce que je fais ? Je garde ma tête sous ma couette. J'entends Nesta approcher avec quelqu'un d'autre. Ils marchent doucement.

- Elle dort ?

Learth ? J'aurais plutôt pensé aux filles. Mais nous sommes dans la même classe tous les trois.

- Je sais pas. Elle est comme ça depuis mercredi soir.

Ils chuchotent. Je la sens s'approcher de mon lit, au niveau des vivres qu'elle m'a amené tous les jours.

- Merde, elle a pas mangé.

- Ça va, elle fait pas une grève de la faim depuis une semaine non plus.

- Putain Learth, t'as conscience de ce qu'elle endure ?

- Tu sais très bien que je comprends mieux que n'importe lequel d'entre vous, alors commence pas avec tes leçons de morale à la mord-moi-l'nœud.

Son ton est froid, dur. Il doit parler du cancer de sa mère. Nesta répond sur le même ton.

- Parce que tu crois que moi je peux pas comprendre ? Je te rappelle que ma mère est morte.

- Tu veux jouer à ça ? Tu sais qui va gagner.

Un silence lourd se dépose. Il est arrivé quelque chose de plus grave que le cancer de sa mère ?

- C'est pas ce que je voulais dire.

- J'ai pas envie d'en parler de toute façon. On est même pas sûr qu'elle dort.

- Tu veux que je la réveille ?

- Non... je sais pas.

- Qu'est-ce qu'on fait ?

- Mais j'en sais rien moi ! Je sais même pas ce que je fous là !

- Chut ! Tu vas la réveiller.

Je l'entends sortir de la pièce.

Nesta s'approche de moi et pose sa main sur mon corps. Elle me secoue légèrement. Je ne sais pas quoi faire.

- Numidia, s'il te plaît.

Je ne bouge pas. Elle reste inerte quelques secondes.

- Je sais que tu es réveillée. Tu respires pas assez profondément. Tu respires profondément quand tu dors.

Je ne respire plus. Mauvaise idée. C'est le meilleur moyen de lui donner raison. Et puis zut. Je soulève la couverture et sors de là pour la première fois depuis deux jours. Je ne regarde pas Nesta dans les yeux, mais je sais qu'elle me sourit.

- Tu nous as entendu.

Je hoche la tête.

- Fais comme si tu n'avais rien entendu.

Je hoche encore la tête. Je ne préfère pas demander pourquoi je dois feindre l'ignorance. Je suppose que ça doit avoir un lien avec ce qu'a sous-entendu Learth. Je me contente de hocher la tête. Elle souffle. Elle a l'air fatiguée.

- Nesta, est-ce que tu dors bien ?

Elle me regarde comme si je l'avais insulté. Elle rit, elle semble offusquée.

- Tu m'ignores depuis deux jours. Tu ne manges et ne bois pas. J'ai aucune idée de ce qui se passe dans ta tête. Tu crois que je peux bien dormir ?

Elle se frotte le visage de ses mains et secoue la tête.

- Tu es incroyable, Numidia !

- Je suis désolée.

Ma voix est remplie de sanglots que j'ai du mal à contenir. Nesta s'en rend compte, son visage se couvre de culpabilité.

- Pardon, Numidia. C'est dur pour moi aussi. Pas autant que pour toi mais... je fais toujours tout ce que je peux pour que tout ce passe bien. J'ai grandi dans un environnement tellement triste et anxiogène que je supporte plus... ça. Grandir avec une mère dépressive c'est compliqué. Se creuser la tête pour la faire sourire ou la convaincre de sortir de la maison. Avoir l'impression de la décevoir en permanence pour un rien. Essayer de lui donner goût. Je l'aimais, mais je ne l'ai jamais comprise. C'était quelqu'un de triste. De profondément triste. Bien sûr, il lui arrivait de rire, de sourire, d'être contente. Mais je voyais bien que quelque chose n'allait pas. Il y avait toujours de la tristesse dans ses yeux, toujours. C'est elle qui a insisté pour que j'aille dans un lycée loin de la maison, tu sais. Je lui en ai énormément voulu. Je lui ai hurlé dessus, je l'ai même frappé en lui disant qu'elle ne méritait pas que je m'inquiète autant pour elle. Je croyais qu'elle voulait se débarrasser de moi. Mais en fait elle était juste épuisée. Elle n'en pouvait plus. Elle avait abandonné avant même que je parte. En décembre, ça fera deux ans qu'elle est morte. Je rentrais même plus les week-ends. Je voulais pas la voir. Je lui en voulais tellement de m'avoir éloignée d'elle. Et puis mon père m'a appelée. Elle avait dit à tout le monde qu'elle irait en maison de repos, et qu'elle préférait partir de nuit pour y être tôt le matin. Elle avait menti. Elle a pris la voiture au beau milieu de la nuit et elle s'est goinfrée de médicaments. Son corps a lâché et la voiture est partie dans un fossé. Elle est morte sur le coup. (elle rit) Comme si les médicaments suffisaient pas. Elle voulait être sûre qu'on puisse pas la réanimer.

Alors qu'elle regarde dans le vide, je comprends mieux pourquoi elle fait tout ce qu'elle fait. Je pose ma main sur son épaule.

- C'est pour ça que tu es mon amie ?

Ses yeux prennent une forme bien ronde, et son visage s'allonge de surprise avant qu'elle n'éclate de rire. Elle en pleure. Elle fait non de la tête.

- Au début je voulais juste te connaître. Ça se voit que tu es quelqu'un de bien. Mais je n'ai pas choisi de devenir ton amie ! Ce n'est pas le genre de chose qu'on peut contrôler. L'amour n'a pas de sens, c'est quelque chose de confus et d'incalculable. C'est fort et douloureux mais on en veut toujours plus. L'amitié est une forme d'amour. Je sais que c'est très flou pour toi vu que c'est tout nouveau, mais il ne faut pas mettre de chaînes à l'amour, c'en est que moins vivable. Mais il ne faut pas le forcer non plus. Il faut le laisser faire, c'est tout.

- Ça semble tellement anarchique.

- Parce que ça l'est. C'est chaotique et puissant.

- C'est horrible.

Elle rit plus fort. ''Chaotique et puissant'' ? On dirait la description de mes cauchemars. Je refuse de vivre ça. Elle s'essuie les yeux et souffle. Elle me regarde droit dans les yeux, un sourire léger mais... triste ?

- N'abandonne pas, Numidia. Ne fais pas comme ma mère.

***

Nesta a séché sa dernière heure de cours pour la passer avec moi. Nous avons discuté, beaucoup. Elle m'a encouragé du mieux qu'elle pouvait. Elle a insisté pour avoir de mes nouvelles si je ne venais pas en cours lundi. « Je te préviens, si j'ai pas de nouvelles lundi soir, j'appelle la police ! Je suis super sérieuse ! » Elle a vraiment peur que ma mère recommence, et avec ma crise psychotique de mercredi... mais je lui ai dit qu'elle aurait son message lundi, ou ma présence.

Elle a insisté pour m'accompagner jusqu'à la voiture de ma mère, mais cette dernière avait dit qu'elle ''détruirait'' mes amis, Nesta en particulier. Je préfère éviter toutes confrontations inutiles. Alors j'ai refait mon système infernal pour fixer ma valise sur mon dos et mon sac sur mon ventre. Nesta m'a accompagné jusqu'en bas pour veiller à ce que je ne tombe pas. Avant que je ne sorte du bâtiment, elle m'a prise dans ses bras. Elle a glissé à mon oreille « Tiens le coup. Au moindre problème on vient te chercher. Il suffit de demander. ». Mais je sais que je leur demanderais jamais une chose pareille.

Ma mère me voit arriver de loin, elle démarre le moteur. J'approche avec difficulté et lenteur. Elle ne sort même pas pour m'aider. J'ouvre le coffre avec beaucoup de mal et y lance avec de l'élan ma valise après avoir mis un long moment à la décrocher.

- Dépêche-toi, je n'ai pas que ça à faire.

Ne viens pas m'aider pour gagner du temps surtout. En accélérant, j'emmêle la sangle autour de moi et frôle la chute. Ma mère râle et sort pour faire le travail à ma place – en tout cas c'est ce qu'elle doit penser mot pour mot. Elle arrache mon sac de mon corps et me pousse pour que j'aille dans la voiture. Je m'assoie du coté passager et attends qu'elle revienne. Elle claque fort le coffre et revient à sa place. Elle se pose et se fige. Elle regarde droit devant elle. Elle claque des doigt et montre l'arrière de la voiture du pouce. Je ne bouge pas.

- Tu vas à l'arrière. Les incapables ne s'assoient pas au même niveau que moi.

Je sors et m'installe à l'arrière. Elle roule.

Après un long moment de gêne, pour ma part en tout cas, elle se racle la gorge, attendant certainement que je m'explique sur quelque chose qui m'aurait échappé. Je hausse les épaules.

- Désolée, je ne sais pas quoi répondre.

- Tu n'as donc rien à me dire.

- Si seulement je savais de quoi tu parles.

Ma voix est monotone. Sans vie ni sentiments. Elle freine violemment en pleine agglomération, sans prendre en compte les usager derrière son véhicule. Elle tire le frein à main et se retourne et attrapant mon bras blessé. Je grimace de douleur, seulement de douleur. Je n'ai pas peur. Qu'est-ce qu'elle peut me faire de plus qu'elle ne m'a déjà fait ? Son visage est rouge de colère.

- Tu sèches les cours. Tu te portes malade auprès de l'infirmière juste pour vagabonder avec tes copains.

- C'est faux, je ne suis pas sortie de ma chambre un instant.

- MENTEUSE !

Son cri me fait sursauter. Mais je ne perds pas le cap. Je reste digne. Elle lève la main pour me gifler, mais je ne réagis pas. Sa main reste suspendu dans le vide. Elle n'atteint jamais ma joue. Des voitures klaxonnent derrière nous. Elle abaisse doucement sa main sur le dossier de son siège. Elle sourit.

- Tu veux jouer à la plus maligne avec moi ?

- Non, je veux juste...

- TAIS-TOI !

Elle me lâche et reprend le volant. Le silence retombe. Cette femme est une vraie bombe. On ne sait jamais quand elle va exploser, mais elle ne sait faire que ça.

Elle ricane dans sa barbe et je sait qu'elle sourit. Je l'imagine dans une crypte à inventer des plan machiavéliques en se frottant les mains quand elle fait ça.

- J'espère que tu as bien profité. Tu ne te moqueras plus de moi. Je viens de te désinscrire du lycée.

J'ai l'impression que je fais une crise cardiaque.

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