C'était un rêve. Ça ne pouvait être qu'un rêve. Ou une hallucination. N'importe quoi qui justifierait une chose aussi énorme. Et ça avait l'air de marcher, comme sur des roulettes. J'avais beaucoup de mal à y croire. Évidemment, puisque j'avais arrêté de croire. Mais je me suis permise un dernier espoir. Si celui-là ne marchait pas, je savais ce qu'il me restait à faire. J'avais déjà l'embarra du choix.

***

Il n'est pas encore neuf heure. Ma mère ne devrait plus tarder. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. J'ai tellement hâte de partir d'ici. Mon père est en voyage d'affaire jusqu'à la semaine prochaine, son avion a décollé cette nuit, alors il ne pourra pas me faire obstacle. Il n'y a plus rien sur ma route pour m'arrêter. Je vais enfin profiter. Que pour trois jours, mais même une journée me suffirait au point où j'en suis.

Dans quelques minutes, ma mère va monter et toquer à ma porte. Je lui ouvrirai et elle me dira qu'elle part au marché faire les courses de Mme Sanchez et que je n'ai pas le droit de sortir de ma chambre avant dimanche matin. Et refermerai la porte derrière elle à clef. À ce moment là je guetterai son départ par la fenêtre qui donne sur la rue. Au moment où sa voiture ne sera plus dans mon champs de vision, je ferai ma valise. Après cela, j'attendrai dix minutes pour être sûre de ne pas la croiser quand je prendrai le téléphone fixe pour appeler le numéro que Mme Sanchez m'a donné. Ça devrait le faire. Ça doit marcher.

Après une attente qui me semble être une éternité, ma mère frappe sans retenue sur la porte. Je me lève doucement et marche lentement. Je ne veux pas qu'elle sache que je suis déjà réveillée, elle va croire que je l'espionne. J'ouvre la porte, en effaçant le plus possible mon visage. Je ne veux pas qu'elle y décèle la moindre émotion.

- Je vais au marché pour madame Sanchez. Tu es punie jusqu'à dimanche matin. Tu ne sors pas avant.

Je hoche la tête, les yeux baissés. Pourvu qu'il n'y est pas de revirement.

Elle me regarde de travers, elle me fixe longuement et tend la main. Je ne comprends pas... elle racle sa gorge.

- Donne-moi la clef de ta chambre.

Mon sang ne fait qu'un tour avant de finir dans mes pieds. J'essaie d'être le plus naturel possible. Selon mon comportement récent, je dois me révolter, mais pas trop.

- Mais... pourquoi ? C'est injuste !

- En quoi c'est injuste ?

- Je suis punie, je n'ai pas le droit de sortir, d'accord. Je n'aurais pas dû agir de la sorte avec madame Sanchez. Mais ce n'est pas la première fois que je suis enfermée, pourquoi me prendre ma clef ?

- C'est pourtant clair.

- Tu ne me fais pas confiance ?

- Bien sûr que non.

Sa réponse me choque, mais ça ne devrait pas. Après tout, je suis sûr le point de lui donner toutes les raisons pour ne pas me faire confiance. Et même après ce que j'ai ''fait'' à Mme Sanchez. Mais je suis sûre que ce n'est pas ça. Il y a autre chose. Je croise les bras.

- Je peux savoir pourquoi ?

- C'est évident. Toi et ton père faites tout pour me tuer.

Pardon ? Elle hausse les épaules et sourit.

- Ta réaction en dit long. Je sais que c'est lui qui t'a dit de me faire honte auprès de madame Sanchez.

Ah non, mais c'est pas loin.

- Je sais que tu as refusé la chimiothérapie juste parce que j'étais pour. Et par-dessus tout, tu me mets dans une rage sans nom pour ensuite aller pleurer auprès de ton médecin si parfait. Inutile de nier, je sais tout. Tu ne m'auras pas aussi facilement. Alors non, je ne te fais pas confiance. Et le seul moyen d'être sûre que tu ne me feras pas un autre mauvais coup, c'est de t'enfermer moi-même.

- Comment ça, ''un autre'' ?

Elle tire la porte vers elle et tire la clef qui est insérée de mon coté et l'enfile dans le verrou coté couloir. Elle arrache presque la porte de ses gonds quand elle m'enferme. Elle tourne la clef deux fois et part.

Mince, qu'est-ce que je fais ? Aucun moyen de sortir, je suis coincée ! Je n'ai même pas de double. Si Heinesy ou Learth était là, il ou elle pourrait crocheter la porte, je les ai déjà vu faire au parc d'attraction. Mais, là... je peux peut être essayer... non, je n'ai aucune idée de la technique à employer à part ''bouger des tiges métalliques dans tous les sens jusqu'à ce que ça claque''. Non, je n'y arriverai pas comme ça. Comment faire. Comment faire ?

Il faut procéder par étape. Tout d'abord, je dois trouver le moyen d'ouvrir cette porte. Ce qui m'en empêche, c'est le verrou. Si je dévisse le système avec ma carte de train peut être ? Non, ça prendra trop de temps. Je sens du sable couler dans ma tête comme si c'était un sablier. Qui a-t-il d'autre qui me fait barrage à part le verrou ? La clef... mais oui, la clef ! Je dois la récupérer, tout simplement ! Ma porte n'est pas isolée, il y a un espace d'environ deux centimètres en dessus. Il faut que je mette quelque chose en dessous. Je cours en rond dans ma chambre à la recherche d'une feuille, un cahier, n'importe quoi. Mais ma mère a tout pris, même les stylos. Je regarde mon lit. Ne me dites pas que je vais devoir rester couché dessus jusqu'à dimanche !?... les draps... Je saute sur mon lit et extirpe mon coussin de sa taie et fonce jusqu'à la porte. Je glisse le tissus sous la porte. Il ne me manque qu'une chose pour expulser la clef de son verrou. Un stylo serait parfait, mais je n'en ai pas. Je vais dans ma salle de bain prendre ma brosse à dent. Je passe le manche de celle-ci dans le verrou, trop épais. Je dois trouver autre chose. Cherche cherche cherche. J'y suis presque. Je sais ! Je fonce sur le tiroir de ma commode où sont entreposés mes médicaments. Je trouve une boîte où mettre tous les cachets et vrille la plaquette en aluminium. Je pense que ça passera. Je la glisse doucement dans le verrou.

*Poc*

Bingo ! Elle est tombée ! Je tire le drap délicatement vers moi et y trouve la clef.

Je suis sur le point de hurler de joie, mais je n'ai pas encore vérifié si ma mère était bien partie. Je cours jusqu'à la fenêtre : sa voiture n'est plus là. Je saute littéralement sur place.

- YEEEEES !!!

Je suis à deux doigt d'exploser. Trop d'ascenseurs émotionnels en moins de dix minutes. Je cours jusqu'à mon placard pour en sortir ma valise et des vêtements. Sous-vêtements, ok. Tee-shirts, ok. Pulls, ok. Pantalons, ok. Pyjama, ok. Brosse à dent, ok. Dentifrice, ok. Brosse à cheveux, ok. Élastiques pour les cheveux, ok. Shampooing, ok. Gel-douche, ok. Serviette, ok. Déodorant, ok. Médicaments, ok. Je suis en train de prendre des protections intimes quand je me souviens que je n'en ai plus besoin. Merci les médicaments et les bouleversements hormonaux. J'en prends quand même, au cas où... mieux vaut prévenir que guérir.

Je m'habille en quelques secondes et place des draps et des vêtements de sorte à donner du relief dans mon lit et pose ma couette entièrement dessus. Puisque ma mère a la clef de son coté, elle est capable de venir me voir au beau milieu de la nuit pour être sûre que je ne me sois pas envolée. Je tourne la clef dans le verrou, deux tours, et je sors avec ma valise. Je suis prête à affronter l'extérieur, j'ai ma veste marron bien chaude et mes tennis – tennis que je porte pour la première fois depuis mon départ du lycée, ça fait tant de bien ! Je remets la clef dans son verrou, coté couloir, et fais deux tours.

Je descends le plus discrètement possible, paranoïa n'étant pas loin, mais vite. Je sors mon jeu de clefs de la maison, seule chose dont je ne sois pas dispensée. Je prends le téléphone fixe dans le salon et tape les numéros à toute vitesse. Ça sonne. Je trépigne, un envie d'uriner me vient sous la pression.

- Allô ? C'est toi Numidia ?

J'hésite avant de parler. Ça peut toujours être un piège. De plus, je ne reconnais pas la voix. Je déglutis.

- Je... oui.

- T'es prête ?

Je hoche la tête puis le souviens que la personne à l'autre bout du fil ne peut pas me voir.

- Oui.

- Ok. Sors de chez toi, on est au bout de la rue.

L'appel coupe. Je repose le téléphone et pars à toute vitesse de cette maison.

Je suis dehors, je marche jusqu'au bout de la rue, ma capuche sur la tête. J'ai tellement peur que ma mère ne rentre plus tôt, ou que quelqu'un du quartier me reconnaisse et aille tout dire à ma mère. Mon retour deviendrait compliqué après ça. Je vois le bout d'un capot de voiture au loin, c'est elle qui émet les ronronnements que j'entends. Plus j'approche, plus cette voiture me paraît familière, surtout cette couleur. Mais oui, cette couleur. C'est rouge garance. Heinesy !

Je cours jusqu'à la voiture. Mon entorse à la cheville et ma lésion au mollet se réveillent. Je m'en fiche. Ce ne sont pas de petites blessures qui vont m'arrêter! Je tourne au bout de la rue. Je suis au bout de la rue ! J'ai du mal à me dire une chose pareille, même le temps s'est ralenti. Je vois Nesta tourner en rond à coté de la voiture. Heinesy au volant et Lokian assit à coté d'elle. Je m'arrête tout net. J'ai peur d'un coup. Pourquoi j'ai peur ? Je ne pourrais plus faire marche arrière après. Pourquoi tant d'hésitation ? On s'en fiche, elle n'en saura jamais rien. Non, elle n'en saura jamais rien. J'inspire et expire. J'y vais.

J'avance doucement vers la voiture de Heinesy, le pas hésitant à l'image de tout mon être, je me fais violence. Nesta pivote la tête dans ma direction. Elle ne tourne plus en rond d'un coup. Elle aussi semble hésiter. Mais très vite, elle vient en courant vers moi. Elle baisse la tête et me serre de toutes ses forces en pleurant. Je reste interdite. Ma mère a le don de m'anesthésier de tout, en particulier des gens qui m'entoure. Nesta lève les yeux et me sourit tristement. Elle tape, sans force, mon avant-bras.

- Tu m'as fait peur ! Pourquoi t'as pas répondu à mon message !?

- Ma mère... Elle a trouvé mon téléphone et l'a jeté par la fenêtre.

Elle me fait les gros yeux et se met à rire, nerveusement je suppose. Elle recule et je suis soulevée sur le coté. Lokian pousse un râle et me repose en riant.

- Putain, faut pas que je fasse ça. J'ai le dos encore fragile.

- Lokian !

Je le serre de toutes mes forces. J'ai eu peur pour lui. Je me décolle immédiatement et le pousse.

- On ne doit pas rester, la police te cherche dans le coin.

- Je suis au courant, merci de me rappeler que je suis un hors-la-loi.

Heinesy klaxonne.

- Vous vous ferez tous des câlins plus tard, je veux pas finir eu taule à cause de vous !

- Enfin c'est toi qui a proposé de conduire.

- La ferme, Learth.

Learth est à l'arrière de la voiture, la moitié du corps par la fenêtre en train de fumer. Il est assis dans l'ouverture, les jambes dans le véhicule. Le lui adresse un bref sourire.

Nesta me tire jusqu'à l'arrière de la voiture pendant que Lokian met ma valise dans le coffre. Je suis entre Learth et Nesta. Cette dernière m'aide à m'attacher, elle a vraiment peur que je m'envole. Lokian retourne à l'avant et Heinesy démarre. Nous ne disons plus rien à partir de là.

***

Nous sommes sorti de la ville, j'ai l'impression que tout le monde respire de nouveau, pour une fois que je ne suis pas la seule à être tendue. Nesta ne me lâche plus le bras. Learth vient de finir sa cigarette. Il l'écrase contre la taule de la voiture, à l'extérieur, et il remonte la vitre. Il expire bruyamment.

- Bah alors, ça respire pas la joie ici. On a récupéré le colis, vous devriez péter le feu.

- Tu permets, l'inconscient ? Y'en a qui frôlent la crise cardiaque. s'explique Heinesy.

- Moi ça va plutôt bien aussi. ajoute Lokian. J'avais juste peur qu'elle se défile. Et elle aurait eu raison avec ta voix de routier.

Heinesy lui flanque un coup de poing sur l'épaule. C'est vrai que Heinesy a la voix cassée, c'est donc elle que j'ai eu au téléphone. Pas étonnant que je n'ai pas reconnu sa voix sur le coup.

Learth me regarde en haussant les épaules et sourit. Ses yeux sont attirés par Nesta qui enlace mon bras. Il rit et se penche en avant.

- C'est bon, Ness. Tu vois qu'elle va bien. Tu peux la lâcher.

Elle se rend compte de ce qu'elle est en train de faire et s'écarte de mon bras. Je me sens un peu mieux. Elle se confond en excuses.

- Ne t'en fais pas. Je suis là, je vais bien. Tout va bien.

- Pardon, Numidia. Mais... ça fait bizarre de te voir comme ça.

- Comment ?

- Tu es pâle et... tu as beaucoup maigris.

- Je sais. C'est la chimio, j'ai eu dû mal à m'e...

Lokian se retourne sauvagement et me regarde droit dans les yeux.

- Quelle chimio ?

Je suis encore fébrile face à sa réaction inattendue. Je réponds doucement.

- Ma mère a trouvé le moyen de m'y forcer. Elle m'a même attaché à mon lit.

Je me frotte les poignets devant ce souvenir. Lokian m'en prend un et le regarde. Je n'ai pas encore totalement cicatrisé, j'ai continué à gratter mes plaies des jours après la fin du traitement. Parfois je me gratte encore. C'est moche. Il lâche mon poignet, ferme les yeux en inspirant et se rassoit. Il frappe le tableau de bord.

- Putain, j'vais la tuer !

- Calme-toi, Loki... dit doucement Heinesy et lui touchant le bras.

- Non. Je peux pas. C'est une putain de sale grognasse ! Elle fait ce qu'elle veut et rien à foutre des autres ! J'te jure, heureusement que j'ai pas fini chez elle !

Je me frotte encore les poignets. Je ne sais pas quoi lui dire, puisque je n'en pense pas moins. Il me regarde dans le rétroviseur.

- T'es sûre que tu veux y retourner pour dimanche ? Sinon on peut toujours foutre le camp...

- Lokian, je refuse que tu prennes des risques pour moi.

- J'en prends déjà, ça changera quoi si j'insiste.

Il prend une cigarette dans le sac de Heinesy et l'allume. Je ne savais pas qu'il fumait. Si, quand il était adolescent, il fumait quand il se sentait mal. Je ne supporte pas de lui faire vivre ça.

Je regarde la route en face de moi. Ça commence mal. À peine dans la voiture que tout le monde est sur les nerfs à cause de moi. Non, je ne dois pas penser comme ça, sinon j'aurais mieux fait de rester dans ma chambre sans perdre mon temps à me battre contre mon verrou. Je tape mes cuisses, preuve de ma détermination.

- Où allons-nous ?

- D'abord on va chez moi. Au moins tu pourras poser tes affaires. me répond Heinesy.

- Ensuite on verra. Mais tu peux être sûre qu'on ne te lâchera pas une seconde. dit Nesta.

- J'espère au moins que tu vas la laisser dormir toute seule comme une grande. ajoute Learth.

- Oui, bien sûr.

- Et aussi sous la douche.

- Évidemment.

- Et aux toilettes.

- C'est bon, Learth, j'avais compris la première fois.

Il rit et la bouscule et poussant son épaule.

- C'est sûr qu'on risque pas de te lâcher, on va tous sécher.

L'annonce de Learth me laisse sans voix. Je fais non de la tête, mais Nesta insiste.

- Si si, on s'est tous fait porter malade. Sauf Ereki qui ne voulait pas rater son cours de physique ce matin. Il galère en physique, alors il veut rater le moins de cours possible.

- Mais non, vous n'aviez pas à faire ça !

- On fait ce qu'on veut.

Accompagné de sa répartie, Learth touche le bout de mon nez avec son index. Je ne sais pas comment réagir face à ce geste. C'est inattendu et... c'est inattendu. Heinesy rit elle aussi.

- Tu croyais quoi ? Qu'on irait en cours et que tu passerais tes journées avec Loki ?

- Oui, c'est plus ou moins l'idée que je m'étais faite.

- Rhô, le programme de merde ! dit Lokian en riant.

Mon ventre crie famine. J'y porte ma main dans la seconde, comme si mon geste pouvait étouffer le bruit. Je suis gênée par les réactions de mon corps. J'imagine la réaction de ma mère si cela c'était produit en sa compagnie, elle n'aurait clairement pas apprécié. Mais Nesta se penche sur mon épaule en souriant.

- Et alors, ça gargouille par ici ?

- Je suis désolée, je n'ai rien mangé depuis hier midi.

- Comment ça se fait ? demande Heinesy.

- Quand la grognasse la punit, elle est cloîtrée dans sa chambre sans bouffe jusqu'à la fin de sa sentence. explique Lokian.

- Sérieux !? Je pourrais jamais tenir. Rien que sauter un repas ça me fout la rage ! dit Heinesy.

- Cette meuf s'arrête jamais de bouffer et pourtant elle reste mince. Sale démon. ajoute Learth.

- Chez moi, la bouffe c'est sacré. Tu pourras y manger autant que tu veux, même la nuit. En plus mes parents sont parti en vacances à l'étranger. On a la maison pour nous. précise Heinesy.

- Pas étonnant, ta mère est obèse.

- Arrête de dire qu'elle est obèse, Learth ! Elle a juste un métabolisme lent !

***

En arrivant chez Heinesy, j'ai retrouvé Hely et Mano. Ils avaient l'air content de me voir eux aussi. J'ai déposé toutes mes affaires dans la chambre où j'avais dormi la veille de notre départ pour le chalet de Nesta. Cette dernière m'a d'ailleurs ramené mes affaires de l'internat, au cas où je ne puisse pas y retourner. Le temps a filé très vite après ça, je n'ai pas vu les heures passer, et très vite il était onze heure. Nous sommes tous partis de chez Heinesy. Lokian, Heinesy, Hely, Mano et moi sommes allés vers la ville, Learth et Nesta sont allés au lycée chercher Ekin. Nous devons nous retrouver à une pizzeria. L'idée me plaît, j'aime vraiment beaucoup les pizzas.

Une fois en ville, Heinesy a déposée Mano au bar-tabac pour s'acheter de quoi rouler son herbe et Hely l'a suivi. « Ils nous rejoindront à pied. » a précisé Heinesy. La voiture garée sur le parking, nous nous installons à la terrasse. Heinesy demande deux colas et une bière. À peine les fesses posées sur les chaises, les questions brûlent mes lèvres.

- Où étais-tu, Lokian ? Je me suis fait un sang d'encre pour toi.

- Je me suis barré loin pour commencer. Je suis allé à la frontière. (je hausse les sourcils) Je connais Mornefia, elle est capable d'imprimer ma photo sur des briques de laits avec une rançon pour ma capture ''mort ou vif''. Je prends plus de risque avec elle. Je suis allé dans une pharmacie pour m'acheter des médocs, j'avais vraiment trop mal, et je suis resté planqué.

- Mais où ?

- Un peu partout. Je bougeais tous les jours. C'était la galère avec mon dos en miette. Je dormais dehors la plupart des nuits. J'ai même pensé rentrer chez ma mère, mais je me suis souvenu que le daron y était aussi, avec je me suis ravisé.

- Mais pourquoi tu n'es pas reparti à l'étranger ? Tu aurais dû quitter le pays et reprendre ton voyage là où tu l'avais laissé.

- Et faire plaisir à l'autre pouffe ? Même pas en rêve. Et puis je pouvais pas partir. Je pouvais pas te laisser comme ça. Je savais pas quoi faire, mais je pouvais pas me tirer d'ici et faire comme s'il s'était rien passé. Comme si t'avais pas ton cancer et que la connasse était dans une bonne période.

- Tout ne va pas si mal.

- Arrête.

Son ton qui était alors doux et bienveillant est désormais dur. Ses yeux sont rempli de colère. Qu'ai-je dis de mal ?

- Numidia, pitié arrête.

- Mais... quoi ?

- De faire comme si tout allait bien. Parce que c'est faux, et tu le sais. Tout ne va pas bien. Évidemment que ça pourrait être pire, mais t'es pas sensée vivre comme ça. Regarde les gens autour de toi. Tu crois que Heinesy vit comme ça ? Tu crois que tes potes vivent comme ça ? Tu crois que n'importe qui sur cette putain de terrasse vit comme ça ? Non, parce que tu vis pas normalement.

- Oui, c'est vrai que mon cancer...

- Mais il est pas question de ça ! Moi je te parle de ta vie, pas de ton cancer ! C'est qu'une donnée supplémentaire ! Mais le fait que tu vives dans un cadre pareil c'est pas normal, cancer ou pas. Et commence pas à lui chercher des excuses. C'est une connasse, une brute qui profite du pouvoir qu'elle a sur toi. Et je comprends même pas comment tu peux lui laisser autant d'emprise.

- Tu ne sais pas ce que je vis, tu ne peux pas me juger.

- Tu sais pas ce que moi j'ai vécu. Et crois-moi tu serais surprise d'en apprendre.

Il est glacial. C'est à peine si je le reconnais. Mais... de quoi il parle ? Je secoue la tête d'incompréhension, même avec la peur au ventre. Je ne crois pas avoir envie d'entendre ce qu'il a à me révéler.

- Tu crois que l'enfoiré qui m'a élevé a gardé ses mains dans les poches ? Même avec sa femmes ? Mais j'ai toujours été là pour la défendre. Je me suis pris des mandales moi aussi. J'ai vécu l'enfer. Et maman qui...

Heinesy pose sa main sur celle de Lokian en le fixant intensément. Il se tait. Il ferme les yeux en respirant fort. Je vois sa poitrine bouger à travers son sweat-shirt. Il se lève et prend le paquet de cigarette de Heinesy en partant.

''Maman''. C'est la première fois que je l'entends le dire. Il s'arrange toujours pour ne pas l'appeler par son nominatif, et il parle d'elle en disant ''ma mère''. Et pourquoi Heinesy a réagit comme ça ? Je la regarde, mi effrayée mi révoltée.

- Heinesy, c'était quoi ça ?

- Rien. Rien je t'assure.

J'insiste du regard. Elle s'affale dans son siège en levant les mains.

- C'est pas à moi de te dire ça.

- Alors pourquoi l'avoir arrêté dans sa lancée ?

- Parce que c'était pas le moment.

Je n'ai aucune idée de ce dont elle parle, mais il a visiblement quelque chose à me dire. Je me lève pour le rejoindre, mais Heinesy me retient par le bras.

- Numidia...

- C'est mon cousin, ma famille. J'ai plus le droit que toi de savoir ce que vous me cachez.

- On te cache rien... c'est juste...

J'attends quelques secondes, mais elle ne développe pas. Je reprends mon avancée, mais elle me maintient fermement.

- Numidia. Crois-moi, t'as pas envie qu'il te balance ça à la gueule.

Je me rassoie.

- Alors dis-moi.

- Non, c'est pas à moi de te le dire.

- Je ne comprends rien. Je ne comprends même pas la conversation que je viens d'avoir avec lui. Je... je suis perdue, Heinesy. Je ne devrais même pas être là. Alors, s'il te plaît, dis-moi.

- Crois-moi Numidia, si c'était si simple je te dirais tout, mais c'est à Lokian de te le dire. Et là, il est pas en état de vivre ce moment, et toi non plus. Fais-moi confiance.

Les bras croisés, j'ai envie de dire à Heinesy que j'ai vécu assez de choses laides, que ce n'est pas une petite révélation qui va me tournebouler. Mais je n'ai aucune, aucune raison de ne pas lui faire confiance. Je n'ai aucune raison de ne pas faire confiance à Lokian.

Après quelques secondes d'hésitation, mon visage prend des plis d'inquiétude et je hoche la tête. Le serveur vient nous amener nos boissons. Je me pince les lèvres.

- Je n'aime pas ça. L'idée qu'il me cache quelque chose.

- Honnêtement j'en sais à peine plus que toi. Il a débarqué chez moi dans un de ces états... le week-end de ton départ d'ailleurs. Je comptais te le dire le lundi mais t'es jamais venue. Il boitait, son dos avait gonflé et il était tout blanc. Des mecs voulaient lui piquer son sac. En temps normal il leur aurait tenu tête, mais il était incapable de se défendre. Ils l'ont défoncés à coup de pieds au sol. Je l'ai amené au cabinet de ma mère, elle est kiné et Lokian le savait. Ta mère lui a déplacé une vertèbre, et la bande de connards n'a rien arrangée. Il tenait à peine debout. Et il ne parlait que très peu. Et savoir que ta mère t'avait désinscrite du bahut l'a achevé.

Elle se penche sur la table pour resserrer le cercle de confidentialité.

- J'ai essayé de le faire parler. Je vois bien qu'il garde tout pour lui. Il refuse de me parler de son passé, avant qu'il ne parte de chez lui je veux dire. Il m'a juste dit que votre famille cachait des choses.

- Et tu crois qu'il sait ce qu'elle cache ?

- J'en suis sûre. Mais c'est un truc énorme. Et je trouve pas que ça vaille le coup de gâcher ton escapade avec ça.

Elle évite mon regard. Je suis sûre qu'elle en sait plus. Mais je ne suis pas du genre à arracher une information à quelqu'un. Et si je dois le faire, c'est à Lokian, pas à Heinesy.

Elle regarde derrière moi, au loin, et sourit. Je me retourne, je vois Learth avec Nesta dans les bras de Ekin. Elle se penche encore un peu plus.

- Évite de mettre le sujet sur la table. Les autres sont pas au courant.

Puis elle se remet normalement dans sa chaise. Learth s'assoit à coté de moi et boit mon cola par la paille. Je lui tape naturellement la main et fais les gros yeux.

- Ta mère ne t'a pas appris que c'était impoli de boire le verre des autres ?

- Alors tu vas descendre d'un ton parce que tu dois être reconnaissante envers nous.

- Et pourquoi ?

- On est venu te chercher dans ta tour d'ivoire.

- Heinesy est venue me chercher dans ma tour d'ivoire.

- Ah ben on pouvait pas prendre ma voiture vu le bordel monstre qu'il y a dedans.

- Tu ne l'as toujours pas rangé ?

- Non, la flemme.

Il repose mon cola en grimaçant.

- De toute façon j'aime pas les boissons pour petites filles. Je vais me prendre une bière.

- Tu m'en prends une ? demande Mano fraîchement arrivé.

- Moi aussi j'en veut une ! ajoute Hely.

Ils viennent s'asseoir avec nous. Ekin tape sur la table en criant « J'ai faim ! ». Nous passons donc commande sans attendre Lokian.

Nous avons fini nous pizzas depuis quelques minutes déjà. Ekin et Mano n'arrive plus à s'arrêter de rire. Nesta répète à son copain qu'il lui fait honte et qu'elle s'excuse pour lui. Mano se tient à l'épaule de Hely pour ne pas tomber.

- Le gars t'a vraiment mis une couche !?

- J'étais attachée à mon lit, ma mère ne voulait pas que je me lève, même pour aller aux toilettes. Il fallait bien y remédier.

- Et t'as réagis comment après.

- Ekin ! dit Nesta hors d'elle.

- J'ai hurlé si fort que les murs ont tremblés.

C'est maintenant au tour de Learth et Heinesy de rire. Cette dernière n'ose pas trop sachant que Lokian n'a rien dit depuis son retour.

- Comme quoi tu sais quand il faut s'énerver. dit Learth.

- J'avais envie de l'étrangler ! Et ma mère surtout. Non seulement elle m'oblige à subir la chimio mais en plus elle m'attache à mon lit et délègue à un garçon répugnant pour les inconvénients.

- Enfin, mettre une couche c'est jamais sexy. Ça enlève tout le sex-appeal ! ajoute Hely.

- T'exagères. répond Nesta.

- Tu crois ? Ok, imagine Johnny Depp avec des couches.

- Oh non ! Arrête de tout gâcher Hely ! hurle Heinesy.

Je ris, alors que je ne suis pas sûre de connaître Johnny Depp. Un chanteur peut être ? Nesta prend ma main et me sourit.

- Couche ou non, on est content que tu sois là.

- Merci, Nesta.

Je lui souris en retour. Elle fronce les sourcils sans s'arrêter de sourire.

- Mais c'était au début ça. Après elle t'a arrêté la chimio, non ?

- Elle l'a laissé plus longtemps que prévu. J'ai donc fini à l'hôpital, encore. Moi qui déteste y aller, mais c'est un séjour de vacances comparé au retour chez ma mère. À peine remise des blessures qu'elle m'avait fait, je suis devenue la bonne à tout faire de la ville. Je devais rendre service à tout le monde et pour un rien. J'ai même dû déboucher les toilette chez une femme qui a un fils de vingt ans au chômage, comme s'il ne pouvait pas le faire lui même. Et Madame Sanchez, la femme grâce à qui je suis là, est tombée dans ses escaliers. Elle a quatre-vingt-dix-sept ans alors elle a dû mal à s'en remettre. Je me suis transformée en gouvernante.

- Ça va, ça pourrait être pire.

- T'es sérieux, Mano ? Elle passe ses journée à jouer aux larbins, c'est super chiant ! rétorque Hely.

- Au moins elle se fait plus tabasser.

- Dans tous les cas, c'est vraiment pourri. Larbin ou punching-ball. Wouah, quelle vie. dit Ekin sarcastique.

D'un seul coup, ma nuit blanche me rattrape. Je suis épuisée. Les autres continuent de parler, et c'est Nesta comme toujours qui remarque ma baisse de régime.

- Tu veux te reposer ?

- Je n'ai pas fermée l'œil de la nuit. Je ne suis pas contre aller dans un endroit plus confortable.

En rentrant chez Heinesy, Nesta m'a accompagnée à ma chambre en me voyant hésiter. Je ne savais pas si c'était bien poli d'aller me coucher à cette heure. Mais à peine me suis-je installée dans les draps que le sommeil m'a happé.

***

Je suis partie de chez ma mère mercredi, j'ai dis aux autres que je voulais rentrer avant mon père, soit samedi matin très tôt. Je rentrerai le quatrième jour donc. Nous sommes jeudi, soit le deuxième jour.

Dès le matin, nous sommes allés en ville prendre des croissants puis direction le parc. Il y a de grandes étendues là-bas ; de l'herbe, des arbres, un lac, un cadre très agréable quand on revient de prison. Nous y avons passé la matinée entière puis nous sommes allés à l'American Diner's pour manger des hamburgers et des frites. Lokian ne connaissait pas ce restaurant, bien sûr, et il l'a beaucoup apprécié.

Dans l'après-midi, je ne sais comment, nous en sommes venu à parler d'océan puis d'aquarium. Exprimant mon désir d'en voir un un jour, nous sommes partis pour une heure de voiture voir l'aquarium de la ville d'à coté. Il était vraiment impressionnant. J'ai été très impressionné par les yeux des requins, ils sont particulièrement étranges. Et j'ai été horrifié par les murènes, ces poissons semblent sortir tout droit d'un cauchemar. J'ai même vu un requin baleine, magnifique. Heinesy m'a acheté une dent de requin au passage que je puisse porter autour du cou, mais j'ai déjà ma croix, chose que j'avais complètement oublié. Je n'avais même pas remarqué que je l'avais remise à chaque sortie d'hôpital. Je ne peux plus m'empêcher de la tripoter maintenant. Je ne vois plus vraiment l'intérêt de la garder autour du cou avec tout ce qu'il m'arrive, mais honnêtement j'ai peur de l'enlever.

Nous sommes resté très longtemps puis Nesta a proposé que l'on rentre tous. Heinesy a ramené tout le monde et je suis allée dans la voiture de Learth avec Lokian, Learth dormant chez Heinesy en ce moment. C'est vrai qu'il m'avait dit qu'il évitait de rentrer chez lui. Je me demande toujours pourquoi. Il n'avait pas vraiment développé ses réserves. « C'est compliqué », avait-il dit.