N'ayant pas vu le temps passer, Nesta nous affirme à toutes qu'il est un peu plus de midi. Nous payons nos vêtements et marchons jusqu'à un café qui propose des sandwichs et des salades composées. Les filles prennent des hamburgers et des frites, je prends une salade. Hely me regarde avec des yeux de chien battu.

- T'es au régime ? Non mais parce que t'en as pas besoin, tu sais ?

- Non, je n'ai pas très faim.

Comment leur dire que je n'ai pas le ''droit'' de manger ce que je veux ?

  En plus je n'ai jamais goûté de hamburger de ma vie, ma mère ne m'a jamais laissé aller à un fastfood. Ma mère m'a toujours répété qu'il faut se contenter de ce que l'on a. Quand j'étais petite, elle me disait que manger n'importe quoi rendait Dieu triste. Aujourd'hui, je me doute qu'elle disait ça pour m'éviter de manger n'importe quoi. Je n'ai mangé des sucreries pour la première fois qu'à sept ans, quand mon cousin est allé en acheter en douce pour me faire goûter. Nous avions tous les deux été punis pour ça. Dans un sens, elle a eu raison de faire ça. Je n'ai jamais envie de hotdog ou de chips puisque je ne sais pas quel goût ça a, je ne sais pas ce que je rate et ça me protège des frustrations gustatives. Même si c'est vrai qu'avoir ma mère sur le dos en permanence pour me dire ce que je dois faire, jusqu'à surveiller mon alimentation, peut paraître étrange. On s'habitue à la longue.

- C'est bizarre. Même quand j'ai pas faim je dis jamais non à un burger, perso. répond Heinesy.

- Mais laissez-la tranquille, bande de goinfres ! Si elle préfère une alimentation saine, elle fait ce qu'elle veut ! me défend Nesta.

Je ris en voyant les filles offusquées, la bouche pleine. Heinesy prend une frite et la jette au nez de la brune qui se met à rire à son tour.

- Manger sain, c'est une arnaque. De toute façon on va tous mourir à cause de la pollution.

- Tu es quelqu'un d'extrêmement positif, Hely. rétorque Heinesy.

- Mais je dis pas n'importe quoi ! Y'a des études !

- T'as raison, foutus pour foutus, pourquoi on se suiciderait pas tous ?

- Parce qu'il y a les hamburgers !

Nous éclatons de rire avec Nesta, face à cet échange. Je secoue la tête. J'inspire et me lance :

- Je n'ai jamais mangé de hamburger de ma vie.

- QUOI !!

Heinesy et Hely crient en même temps. Je hausse les épaules.

- Je n'ai jamais eu l'occasion d'en manger quand j'étais petite, et quand il y en avait à l'école je ne voulais pas faire pleurer Dieu.

Hely hurle de rire. Heinesy plisse les yeux et me demande :

- Faire pleurer Dieu ?

- « Se nourrir mal fait de la peine au Seigneur ». C'est ce que ma mère me disait.

- Mais maintenant tu sais que c'est faux, hein ? me demande Nesta avec des pincettes.

- Oui, bien sûr. Mais... je ne sais pas, c'est comme si j'avais un blocage. J'ai un peu peur d'en manger je crois.

Hely prend son hamburger et prend une petite voix pour l'animer, lui faisant dire qu'il va manger mon gosier. Je retiens mon rire, ne sachant pas si c'est un rire d'amusement ou de gêne.

- J'ai été élevé dans la religion, je ne peux pas m'empêcher de me dire que je ferais peut être une boulette en mangeant des cochonneries.

- On ne te juge absolument pas, me rassure Nesta. Sauf peut être Hely.

Nous nous mettons à ricaner en voyant Hely lécher la sauce qui a coulé le long de son bras. Heinesy pose son hamburger.

- C'est pas un peu compliqué de vivre sous ce genre de conditions ?

Je hausse les épaules.

- On s'y habitue. Depuis l'enfance je vais à l'église tous les dimanches. Je fais ma prière tous les soirs avant de me coucher. Je n'y vois pas de contrainte, mais plutôt une ligne de vie que je dois suivre. Je ne me sens jamais seule, parce que je ne le suis jamais.

Heinesy me fait les gros yeux.

- Ta famille, c'est un peu comme les Flanders dans les Simpsons ?

Nous rions toutes les quatre. Je n'ai pas la télévision chez moi, mais mon cousin a souvent fait cette comparaison. Je hoche plusieurs fois la tête, il n'y pas de mal à faire de l'autodérision. Heinesy s'essuie les yeux.

- Bon, je me moque, je me moque. C'est pour déconner, tu sais...

-Ne t'en fais pas. Je le prends bien.

- Sérieusement. La religion, tous ces machins, c'est pas du tout mon truc. Mais toi au moins tu prends la chose au sérieux sans chercher de faille à exploiter. Respect.

Elle me tend le poing et attend. Après une seconde d'incompréhension, je percute son poing avec le mien. Heinesy vient de prouver que ma mère n'a pas toujours raison ; les gens peuvent comprendre sans y croire. Ça me fait un bien fou.

  Nesta prend ma main dans la sienne et me sourit plus encore. Je n'ai jamais vu quelqu'un sourire autant et aussi souvent. C'est un ange tombé du ciel. Elle n'a rien dit sur ma croyance, je suppose qu'elle respecte mes choix. J'ai l'impression de ne plus être seule pour la première fois depuis longtemps.

  Heinesy redresse la tête et fixe quelque chose au loin, derrière moi. Elle se lève et prend quelques frites dans sa main.

- Mesdames, je reviens dans deux petites minutes.

Elle part pendant que Hely glousse. Elle se tient droite, se recoiffe et rajuste son décolleté. Elle a l'air surexcité.

- Elle m'avait pas dit qu'elle avait des potes sexy ! Ce soir, elle a droit à un interrogatoire en bonne et due forme !

Nesta et moi échangeons un regard avant de nous retourner. Mon coeur a un raté, j'agrippe ma croix. Je suis à deux doigt de me lever et de prétexter un besoin pressant. Ma colocataire souffle d'exaspération.

- Oh, c'est juste eux. Laisse tomber. Mano est défoncé H24 et Learth est macqué.

- Ils sont trois.

- Ah oui, y'a l'autre connard de macho de frimeur aussi.

Hely pouffe de rire, se penchant sur la table pour être plus proche de Nesta.

- Laisse-moi deviner : le connard, c'est ton ex ?

- Exacte. Et pour info c'est aussi un menteur qui va profiter de ta naïveté pour son seul intérêt.

Voir Nesta aussi rancunière me fait froid dans le dos. Qu'a-pu faire ce garçon pour la remonter à ce point ? Hely semble lire dans mes pensées.

- Et il t'a fait quoi pour que tu le haïsses ?

- On a couché ensemble et deux mois plus tard j'ai trouvé sa langue dans la bouche d'une pétasse.

- Ouille ! Ah oui, c'est bel et bien un connard. Un très, très gros connard.

J'écoute d'une oreille inattentive leur conversation alors que je regarde ce trio gyrophare. Décidément, Learth n'est pas le seul à se faire remarqué par son look. J'espère que les occasions de les voir se feront rares, ces garçons sont vraiment inquiétants.

- Dis-moi qu'il t'a pas dépucelée au moins !

- Quoi !? Jamais de la vie ! C'était le deuxième. Et c'était celui de trop, d'ailleurs. J'étais tellement dévastée que j'ai raté mon bac de français. Parce qu'en plus il m'a trompé un mois avant les épreuves.

J'ai l'impression de regarder de la télé-réalité.

- Mais les deux autres sont clean, non ?

- Mano je te le déconseille, il est barré. Et j'adore Learth, mais niveau sentimental c'est un vrai con. De toute façon il est en couple, avec la pouffiasse de maîtresse du connard.

- Pouah ! Votre vie c'est Sex And The City !

Hely ne s'arrête plus de rire. J'ai presque envie d'en savoir plus sur ces garçons qui m'inquiètent tant. J'ouvre la bouche et des mots en sorte avant que je n'ai le temps de les retenir :

- Mais ils sont comment ?

Les filles me regardent, ne comprenant pas ma question.

- Comment ça ?

- Euh... je ne sais pas, j'espère qu'ils ne sacrifient pas des chèvres, ou quelque chose dans le genre.

Nous partons dans un fou rire insoutenable. Effectivement, c'était une question stupide. Évidemment que les rumeurs sont fausses. Ma question visait les trois garçons, puisque ils sont tous plus bizarre les uns que les autres.

  L'un est grand, très grand – typé asiatique –, arborant un petit bouc noir sous une masse de longs cheveux lisses et blonds presque blancs, il porte un tee-shirt tacheté méthodiquement et un short beaucoup trop large qui ne laisse voir que ses cannes de serin. L'autre porte une veste en jeans sans manche couverte de patchs de groupes de rock, laissant ses bras (couverts de tatouages) nus, ses oreilles sont couvertes de piercings, mais surtout il a les cheveux courts et verts. Ses cheveux sont d'un vert fluo. Je ne vois pas comment on peut se faire une chose pareille en se disant que c'est une bonne idée. Maintenant, la question à un million : lequel des deux est-il l'ex de Nesta ? Je préférerais que la réponse soit « Aucun, c'était une blague ».

  Après ce qui semble être des rires partagés, Heinesy revient vers nous... avec la bande de satanistes.

- Oh mon dieu ! Ils viennent vers nous, trop cool !

- Ouais, youpi.

Le contraste entre Hely réjouissante et Nesta démoralisé pourrait être très amusant, si mon coeur n'était pas sur le point de faire un arrêt. Je porte ma main à celle de Nesta, me voulant réconfortante.

- Ne t'en fais pas, on est là. S'il fait la moindre remarque déplacée, on s'en va.

- Crois-moi, s'il a un geste déplacé je lui fais bouffer ma nouvelle paire de chaussures !

Elle le prend sur le ton de l'humour. Elle donne toujours un aspect positif à tout, bien que faire manger des chaussures à un garçon infidèle ne soit pas vraiment une bonne chose. Pas pour les chaussures du moins.

  Heinesy se rassoit à sa place. Learth se met sur l'une des deux chaises libres, celui aux cheveux longs reste debout, inerte, et celui aux cheveux verts prend la dernière chaise pour s'asseoir au plus près de Nesta. Ce dernier pose les coudes sur la table ronde et fixe Nesta d'un air paresseux.

- Les filles, ces trois cons ont insisté pour que je vous présente.

- Ekin a insisté pour que tu nous présentes. précise Learth.

- Oui, bref. Le grand con c'est Mano la défonce, le sapin de Noël c'est Ekin et l'autre qui râle c'est Learth. Les gars, c'est Hely et Numidia, nos colocs.

- Bonjour mesdames, dit Ekin d'un ton mielleux.

Il accompagne sa formule de politesse par une caresse dans les cheveux de Nesta qui lui tord la main en retour. Je n'arrive pas à imaginer ces deux-là ensemble, c'est le jour et la nuit. Elle qui se soucis tant du monde qui l'entoure, toujours à être brillante et exemplaire, avec ce garçon sans avenir qui doit certainement se droguer, vu son odeur. Et même physiquement : alors qu'elle est petite et mignonne avec un teint clair et lumineux et des yeux extraordinaires, lui est immense et intimidant avec son look gyrophare couvert de tatouages sombres et ses yeux marrons paresseux entrouverts. Ekin jette un oeil vers moi, puis se redresse.

- Eh, mais c'est pas toi qui a fait péter un plomb à Zakia ?

Je cligne plusieurs fois des yeux. Quoi ?

- … Pardon ?

Je deviens le centre de l'attention, je ne comprends rien de ce qu'il se passe. Qui est Zakia ? Nesta me regarde avec des yeux plus grands que jamais, elle pose sa main sur mon avant bras puis approche son visage du miens.

- Numidia, tu connais cette fille ?

- Pas du tout, je ne sais même pas de quoi il parle.

Learth prend la fourchette de Heinesy et l'envoie sur son ami aux cheveux verts. Ekin lui répond par un gémissement de douleur.

- J'adore quand je demande aux gens de fermer leur gueule après avoir dit un truc perso. Pas toi ? lui demande Learth d'un ton sarcastique.

- Maieuh ! Chuis stone, j'ai pas réfléchis moi ! Et puis c'est pas ma faute si ta meuf te prend pour un clebs' qui serait allé dans le jardin des voisins !

Je remets les choses à leur place.

  La fille que j'ai vu hier, quand je suis sortie des douches, j'ai percuté Learth. Il sortait d'une chambre, une fille en sous-vêtements l'a embrassé. Mon Dieu, il sort vraiment avec ça ? Le sataniste descend dans mon estime, il n'était déjà pas bien haut. D'ailleurs, ce que Nesta a dit tout à l'heure : « De toute façon il est en couple, avec la pouffiasse de maîtresse du connard ». Donc Learth sort avec la fille avec laquelle Ekin a trompé Nesta, et ils sont toujours amis ? C'est beau l'amitié chez eux, dites-moi ! Je ne sais pas qui est le plus stupide des trois dans cette histoire. Et Nesta compte sur ses dix doigts ses amis, à sa place je reverrais ma liste. Ekin reprend la parole.

- Et puis hier Zakia a parlé d'une « blondasse coincée copine avec mon ex ». Je m'attendais pas à voir une fille aussi mignonne.

- C'est l'autre salope qui parle de « blondasse coincée » ?

Et voilà que Nesta s'en mêle. Je sens que la bombe ne va pas tarder à exploser. Ekin lui murmure de se calmer, se qui ne la rend que plus furax encore. Puis j'entends pour la première fois la voix du hippie en herbe, Mano, quand il dit haut et fort :

- Ouuuhooo ! Coooooool les gars ! Pourquoi vous vous prenez la tête comme ça ? On est tous pote, nan ? Aller, un p'tit calin collectif.

- Oooh ! Je l'aime bien. rétorque Hely.

Quand Mano tend les mains, Learth leur assène une tape à chacune.

  Les garçons sont restés encore plusieurs dizaines de minutes. Hely et Mano ont copiné, comme s'ils avaient branché leurs cerveaux ensemble. Ekin n'a pas lâché Nesta des yeux, la collant sans cesse. Heinesy et Learth n'ont pas arrêté de parler de musique. Tout le long, je n'ai pas su où poser les yeux, alors je me suis contentée de fixer mon assiette. J'avais l'impression que Learth me regardait et cette sensation était vraiment désagréable, mais je suis persuadée que ce n'était que de la paranoïa parce qu'il m'impressionne.

  Learth regarde son portable. Il fait signe aux garçon puis il se lève. Voyant qu'ils ne réagissent pas, il souffle.

- Quand je vous fais un signe de tête, c'est pas un tic qui se manifeste.

Les garçons soufflent à leur tour. Mano lève un doigt.

- Les filles, venez chez Ekin ce soir, on va picoler et faire les cons.

- Ouais, grave ! répond Hely.

Heinesy hoche plusieurs fois la tête en souriant. Nesta arque un sourcil.

- Je refuse catégoriquement d'aller chez ce gros connard.

- Dommage, tu sais pas ce que tu rates. dit Ekin en se levant.

- En fait si, je sais ce que je rate. T'inquiètes, c'est pas ouf comme expérience.

Les quatre témoins de la scène crient tous « POPOPOOOO » – même Hely – rendant Nesta toute fière. Elle me fait un clin d'oeil en souriant quand elle me voit retenir mon rire.

  Après nous avoir salué, les garçons partent. Nous continuons de parler de garçons, pas seulement d'eux mais en général. Sans savoir pourquoi, mon esprit revient sans arrêt sur Learth.

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Dernière mise à jour le 29/12/2019