Chapitre 3 : Le deuxième vœu
Vingt-sept ans après cette rencontre sur la plage, soit dix années après la destruction de New York, Blaine n’a toujours pas énoncé son deuxième vœu. Le monde s’est transformé en un enfer. Il n’y a plus de villes. Plus d’habitants heureux. Tous vivent avec la peur au ventre de croiser le démon. Dhajii reste spectateur de la folie de son maître pendant tout ce temps, sans aucun moyen de s’échapper. Ce jeune garçon a trouvé le souhait idéal sans aucune possibilité de le contrer. Épuiser ses deux derniers vœux reste la seule solution du génie pour s’enfuir loin d’ici.
— Alors pourriture, quel est ton programme aujourd’hui ? s’énerve-t-il.
Blaine est en train de dévorer une cuisse de chevreuil crue. Sans aucune installation agroalimentaire fonctionnelle, il chasse désormais des animaux uniquement pour se nourrir.
— Mmmmh, je ne sais pas, dit-il la bouche pleine de sang, ça fait un bail que je n’ai pas débusqué de gens. Avant c’était comme des poupées russes. On trouvait un groupe, puis y en avait un autre caché. Et puis un autre derrière. C’était génial. Maintenant, ils sont de plus en plus difficiles à dénicher. Heureusement que j’adore chasser, héhé.
— Pffff, si tous les enfants battus par leurs parents devenaient des tarés comme toi, il n’y aurait pas beaucoup de stabilité à travers les univers, lui rétorque Dhajii.
— Faut croire que je suis unique. Et si cette situation ne te convient pas, tu iras te plaindre à mes enfoirés de géniteurs décédés ou à ton boss. Mais je te rappelle une millième fois : tu es lié à moi tant que mes vœux ne sont pas exaucés !
Le génie ne prend même pas la peine de lui répondre. Il sait qu’il devra faire preuve d’énormément de patience. Les exterminations de masse sont devenues des parties de chasse. Grâce à ses sens hors norme, Blaine poursuit ses assassinats contre les terriens dissimulés ou confinés. Il s’amuse de leur ingéniosité avec des cachettes de plus en plus insolites. Un nouveau jeu pour le démon depuis plusieurs années.
Mais après plusieurs mois sans déloger de proies, il décide de questionner le génie.
— Dis-moi, Dhajii, il reste encore des humains sur cette planète ?
— Utilise ton deuxième souhait et tu le sauras, enflure !
— Bon, si tu le prends sur ce ton, on va continuer à chercher, pas de problème !
Cet air insolent sur le visage de l'humain l’exaspère. Il se doute qu’il va se faire avoir encore une fois. Le génie s’envole et scanne le paysage. En un instant, il a détecté l’ensemble des êtres vivants.
— Voilà le résultat. Je ne peux te dire si c’est une bonne ou mauvaise nouvelle, mais il ne reste plus aucun humain sur cette planète. Seulement des animaux.
Un grand silence persiste. Blaine commence à rire nerveusement. Allongé au sol, il ne s’arrête plus. Une hilarité effrayante à en faire frémir la divinité. Après plusieurs minutes à s’étouffer, le démon reprend ses esprits.
— Putain, c’est fait. Si j’avais su, j’aurais davantage profité de ma dernière victime !
— À présent que ton ambition est finalisée, tu dois être frustré. Que veux-tu maintenant ? N’as-tu pas un désir enfoui en toi ?
— En vrai, non ! On va pouvoir se la couler douce sur cette Terre vaccinée de son fléau. Vivre avec les animaux et la nature, répond Blaine, toujours allongé sur le sol.
— Mais putain de merde, t’es insupportable ! hurle de rage Dhajii. Tu vas me faire péter une durite, espèce de saleté d’humain. Les souhaits ne rendent jamais heureux bordel ! Toutes les personnes craquent et regrettent une fois le contrat passé ! C’est ultra-universel ! Même le gars aux vœux infinis s’est suicidé de désespoir ! Alors pourquoi restes-tu si serein ?
— Parce que je suis unique, je ne te l’ai jamais dit ? Haha ! Sinon t’ai-je déjà raconté mon enfance ?
— Oui, soupire le génie, beaucoup trop de fois…
— Mon père nous frappait avec ma mère très souvent, continue Blaine sans prêter attention aux dires de Dhajii. Ses coups résonnent encore dans ma tête. Le pire restait ses étranglements. Cette sensation de mort sans jamais l’atteindre. Je vois encore le spectre de la faucheuse m’emporter, puis finalement me lâcher la main. Mais même si mon père était le plus infect des hommes, ma mère ne valait guère mieux. Elle m’utilisa tant de fois comme bouclier pour ne pas se faire battre. Une lâche comme pas possible, ne sachant ni se défendre ni protester. Quand j’ai découvert le monde, l’espèce humaine m’a encore plus dégoûté. Méchancetés des enfants, injustice sociale, ignorance de ma condition par les autorités. C’est comme si porter des bleus donnait le droit aux autres de m’attaquer aussi. Le summum resta la mort de mon paternel. Ivre, il se tua en voiture, emportant avec lui deux gamins. La famille porta plainte contre nous ! Et ils gagnèrent, ces fils de chien ! Payer un bon avocat véreux, ça aide. Surtout que le nôtre s’est fait sûrement acheter ! Ils ont réussi à convaincre ma mère qu'elle était responsable d'avoir laissé son mari bourré conduire. Devastée, elle se suicida en oubliant purement ma présence dans la même pièce. Et c’est ainsi que je m’enfuis, haïssant ce que sont « feu » les humains, sans distinction. Mes années de jeunesse solitaire ne m’ont jamais fait changer d’avis. Il suffisait de voir les actualités…
Son discours, le génie l’a entendu une multitude de fois. Mais en quoi cela excuse-t-il sa démence psychopathe ? Le meurtre de tant d’innocents ? Dhajii n’en peut plus. S’il avait le droit à un seul souhait, il aurait oublié le vœu de liberté et choisi celui de torturer cet humain pour l’éternité. Pour toutes les âmes détruites et pour tout ce qu’il lui a fait subir pendant presque trente ans. Mais sa colère s’arrête net. Il n’aurait jamais cru entendre ce que son maître allait dire.
— Du coup, j’ai trouvé mon deuxième vœu ! Mais j’ai besoin d’une confirmation sur nos règles. On a déjà parlé des voyages temporels, non ?
— En effet. Ils sont autorisés, mais fortement déconseillés, répond Dhajii calmement. Demeurer dans une époque qui n’est pas le sienne perturberait l’équilibre universel. Le voyage est du coup limité à une demi-heure.
— Donc un simple aller-retour de dix minutes irait ?
— Euh... oui, les risques deviennent moindres.
— Très bien, mon souhait est choisi. Envoie-nous dans le passé. Dix minutes uniquement. Chez moi, le 17 septembre 2008 à 11h55. C’est le jour de mon anniversaire. Le jour où tout a basculé.
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