Le démon et le génie (tous les chapitres)

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Le soleil se lève sur une New York dévastée. Les rayons commencent à traverser les cavités des immeubles et laissent passer une magnifique lumière blanche. Pas un son. Pas un mouvement dans les rues. La cité reste endormie malgré l’aube naissante. L’éclat réveille l’homme avachi dans son lit, il n’avait pas choisi la bonne chambre. Pas de store pour assombrir la pièce, ou plutôt pas d’électricité pour l’activer. Blaine sort de son état léthargique. Nu comme un ver, il regarde par la fenêtre la sublime vue que lui offre cet immeuble. Ce n’est pas tous les jours qu’il dort au 57e étage d’un gratte-ciel. « À refaire ! » Il essaye de coiffer ses longs cheveux noirs, en vain. Sous ces allures de sauvage, il possède un charme attrayant qui aurait pu lui réussir par le passé. Il jette un dernier regard sur sa chambre de passage et empoigne une lampe dorée posée sur la table de chevet. « Prêt pour entamer une nouvelle journée désastreuse ». En un instant, il s’élance et traverse la grande baie vitrée. Propulsé à l’extérieur, il respire l’air du matin tout en souriant. Les morceaux de verres tombent avec lui tels une pluie de flocons. Quelques dizaines de secondes sont nécessaires avant qu’il ne s’écrase violemment au sol.

L’impact est brutal. Le trottoir s’est fissuré tout autour de lui, laissant place à une mare de sang. Quelques minutes plus tard, Blaine se relève sans une égratignure. Seulement de la poussière et des tâches pourpres. « Ah rien de tel qu’une belle chute pour démarrer, t’as vu ça, Dhajii ? ». La lampe, qu’il avait conservée en main, commence à briller de mille feux. Une fumée s’en extrait et constitue une gigantesque forme. Un flash lumineux l’aveugle, laissant apparaître un grand homme de couleur verte. Un génie, l’esprit de cette lampe. Un corps musclé, un visage sévère orné d’une petite moustache, une longue tresse noire tombante, des chaînes dorées attachées aux bras. La divinité se positionne en face de Blaine et le regarde dans les yeux.

— Bordel de merde, Blaine ! T’as vraiment pas la lumière à tous les étages ! T’aurais pu briser ma lampe avec tes conneries ! Qu’ai-je fait à l’univers pour mériter un tel boulet comme maître ?

— Relax Dhajii, ce n’est pas la première fois que je saute dans le vide pour m’éclater ! En plus, ça fait belle lurette qu’elle se serait cassée si elle était si fragile.

— Et putain, habille-toi, nom d’un Djinn, fous-toi un caleçon comme un être normal !

— Tu me considères comme un humain maintenant ? Hahaha ! Ça, c’est intéressant. Faut que je le note, ce n’est pas souvent que tu ne m’insultes pas en me traitant de monstre, d’abomination ou de psychopathe.

Détournant les yeux, le génie claque des doigts et fait apparaitre sur l'homme une tenue ample grisâtre.

— Haha, merci Dhajii, un vœu gratos ! Toujours aussi naïf et manipulable ! Et pourtant tu te considères comme un être divin !

— Ta gueule ! Je n’ai pas envie d’observer tes parties gesticuler pendant ton génocide quotidien.

— Regarde plutôt les crânes explosés de mes victimes si ma vue t’insupporte, répond Blaine avec un sourire sadique.

— Je vais surtout rester à l’écart avant que tu m’appelles encore pour me montrer tes trophées de guerre…

— T’es de moins en moins fun, Dhajii ! J’aurais aimé avoir un génie destructeur qui admirerait mon art.

Blaine attache la lampe à sa ceinture. Il commence à s’étirer tel un joggeur prêt à démarrer sa course.

— Allez direction Saint-Pétersbourg ! Il doit y avoir quelques Russes à massacrer. J’espère qu’ils possèdent encore des tanks. J’adore voir leur visage quand ils constatent que leurs missiles n’ont aucun effet sur moi. Par contre, je vais être soûlé s’ils balancent leur arme nucléaire. Ça va à nouveau bousiller le paysage.

— La Russie ! s’écrie Dhajii. Mais c’est à l’autre bout de la planète !

— Ouais c’est sûr, avec ma vitesse de vol, je dirais que ça va prendre plusieurs jours avec des pauses. Mais on s’en branle, on a toute l’éternité devant nous. Je ne vais pas gâcher un souhait pour juste un déplacement, n’est-ce pas ?

Dhajii est impatient. Et Blaine le sait très bien. Il le connaît par cœur depuis toutes ces années. Le génie claque à nouveau des doigts, les faisant disparaître tous les deux. Un nouveau vœu gratuit. New York est désormais morte. Comme Saint-Pétersbourg, prochainement…

Cette étrange relation entre ces deux individus a commencé il y a dix-sept ans, sur une plage abandonnée de Normandie. Le jeune Blaine avait alors 22 ans. Rempli de colère, il arpentait le rivage à la recherche de réponses. Sa vie était pourrie. Plus précisément, la vie était pourrie. La guerre, les violences, la pollution, l’extinction des espèces… Rien à retenir de cette planète. Il souhaite exprimer sa propre haine au monde. Un attentat ? Un massacre dans une école ? À quoi bon ? Tellement d’horreurs se déroulaient de nos jours. Son action aurait l’effet d’un ricochet dans une tempête. Une fois abattu ou enfermé, il serait oublié le surlendemain. Tout comme ses victimes. Il avait aussi pensé à devenir un tueur en série pour libérer sa soif de sang. Cela fonctionnerait au début, mais il serait vite attrapé. Le monde ne ressemble pas une série télé. L’espérance de vie des assassins est de courte durée.

Blaine était perdu, sans repère. Il ne savait plus vivre sur cette planète où le vice avait mis à terre la vertu. Il voulait se venger de ce monde tout en le marquant de sa propre pierre noire. Shootant violemment dans le sable, il sentit une petite masse. Un objet doré, extirpé du sol, atterrit à quelques mètres de lui. Il s’agissait d’une sorte de lampe à huile, comme dans les contes orientaux. Il en tirerait peut-être quelques euros afin de pouvoir se payer un peu de bon temps. Mais alors qu’il la frotta, Dhajii apparut sous ses yeux. Dans un spectacle de fumées et d’étincelles, le génie se positionna, un genou au sol, face à un Blaine totalement estomaqué.

— Enchanté, cher maître, merci à vous de m’avoir réveillé de mon profond sommeil. Permettez-moi de me présenter, je me dénomme Dhajii et je vous servirai jusqu’à la formulation de vos trois souhaits. Mon destin est désormais lié au vôtre.

— Euh… mais… Je, le jeune Blaine perdit ses mots face à cette créature divine.

Il ne savait pas ce qui lui arrivait. Un génie ? Devant lui ? Était-il en train de rêver ? Ou bien avait-il pris une drogue à son insu ? Après quelques claques et pincements, il constata qu’il se trouvait bien dans la réalité.

— Vous êtes en possession de trois souhaits de votre choix. Dès que vous m'en énoncerez un, il sera réalisé. Richesse, pouvoir, jeunesse éternelle, reconnaissance… Demandez-moi ce que vous désirez au plus profond de votre âme !

— Il n’y a pas de contraintes ? questionna Blaine.

— Vous faites bien de me solliciter, répondit le génie. En effet, jouer avec la vie des hommes est proscrit. Donc interdiction de tuer ou ressusciter quelqu’un. Pareil pour les sentiments et le caractère. Je ne peux pas les changer : donc impossible de rendre amoureuse une délicieuse femme, par exemple.

Blaine était en train de réfléchir. « On ne peut donc pas faire ce que l’on veut ». Il ne devait pas choisir ses vœux à la légère. Il emporta l’objet brillant et son serviteur chez lui, dans sa cabane de fortune. Nomade, il s’était installé clandestinement dans un bois abandonné le temps de sélectionner une autre destination. Posé sur son matelas détruit par l’humidité, il commença à questionner en détail le génie.

— Que se passe-t-il une fois les trois vœux exaucés ?

— Je disparais avec la lampe vers un autre univers, à la recherche d’un nouveau maître. Uniquement trois souhaits sont autorisés par dimension.

— Un autre univers ?

— Oui, une infinité de mondes existe. Certains ressemblent au vôtre, d'autres sont très différents. Une Terre encore peuplée par des dinosaures, par exemple, ou une dimension dans laquelle vous seriez une femme.

— Donc, quand tout est terminé, tu t’en vas ?

— Bien sûr. Imaginez si la lampe se transmettait d’un humain à l’autre sur une même planète. Ça serait le chaos ! D’où la présence de cette règle.

— Comment sont-elles dictées ?

— Le dieu des génies les a imposées. Une fois définies, impossible pour nous de les transgresser.

— Un dieu des génies, ça existe ?

— Oui, notre créateur et gérant des normes. Il est celui qui nous envoie, coordonne et régule notre nombre.

— Un génie peut donc périr ?

— Haha, non, voyons ! Nous sommes des êtres divins. Des immortels ! La mort est un concept qui ne nous concerne point. Nous pouvons en revanche perdre notre fonction de génie si un humain nous libère avec un vœu.

— Ça serait ton souhait si tu pouvais en posséder un ?

— Effectivement, cher maître. Au même titre que tous les génies des différents univers, nous considèrons la liberté comme notre eldorado !

— Et qu’en est-il d’avoir des vœux à l’infini ? Est-ce interdit ?

— En effet, vous êtes futé. Un précédent retour d’expérience a conduit le dieu des génies à prohiber cela. Ce n’était pas gérable.

Blaine continua de l’interroger durant plusieurs heures sur son monde et ses règles. Il apprit énormément sur cet être. Les trois souhaits lui appartenaient. Si l’on dérobait sa lampe, le contrat restait entre Dhajii et lui. Pas de bouton « reset ». Pas de nouveau patron. La divinité était capable de magie, même en dehors des vœux. Il n’avait pas le droit de contrer ou d’attaquer son maître. La lampe devait demeurer à proximité de lui pour appeler son serviteur. Et enfin, si Blaine venait à décéder avant la réalisation de tous ses souhaits, le travail du génie serait stoppé.

Le reste de ses questions étaient orientées sur la vie et la mort, à la grande surprise de Dhajii. La norme principale posait problème pour Blaine. Impossible de changer le comportement des humains, donc pas de paix dans le monde ou de génocide global possibles. Pourtant, son souhait le plus cher était la disparition de ces destructeurs auxquels il vouait une haine sans borne. Et ce génie était sa réponse. Mais les règles demeuraient complexes, expliciter un vœu entraînant indirectement la mort était aussi prohibée. Blaine oublia donc ces différentes idées : rendre suicidaires les humains, un virus incurable. Des solutions devaient bien exister pour contourner cette règle suivant son énonciation. Provoquer des catastrophes naturelles ? Non, il ne souhaitait pas que la faune pâtisse de son désir meurtrier. Adieu les gigantesques séismes, tsunamis infinis ou carrément une météorite. Mais après plusieurs heures de réflexion, il trouva le vœu parfait. Celui qui lui permettrait d’assouvir ses pulsions et demeurer heureux.

Blaine sortit un manga de son sac . Le seul souvenir agréable de sa jeunesse. Il feuilleta l’ouvrage et présenta au génie une des images en noir et blanc.

— Lui, c’est Dartreign, la némésis du héros. À ce moment de l’histoire, il détient les pleins pouvoirs. Une force surhumaine pouvant détruire une montagne d’un coup de poing. Une immortalité totale avec une jeunesse éternelle et la capacité de se régénérer, même si son corps est explosé. Ses cinq sens sont surdéveloppés. Et enfin, il sait voler à une vitesse extrême. Une sorte de Superman maléfique en gros, capable de faire repousser ses membres. Sa seule faiblesse : la magie. Mais elle n’existe pas chez nous. Mon vœu est simple ! Génie ! Je veux les mêmes pouvoirs que Dartreign !

Dhajii s’exécuta et en un instant, transforma le corps de Blaine. Le jeune homme n’y croyait pas. Il détenait les facultés de son super-vilain fétiche.

— Et bien, c’est la première fois que l’on me réclame un tel souhait. Généralement, on me demande la richesse ou un rang social élevé.

Blaine souriait sadiquement, en prenant conscience de ses pouvoirs. De nombreuses possibilités s’offraient désormais à lui.

— Qu’en est-il de votre deuxième vœu, maître ?

— Pour l’instant, je n’en ai pas besoin. Tu vas m’accompagner pour réaliser mon projet : transformer ce monde en un tas de cendres. Possédant tous les deux la vie éternelle, nous avons tout le temps nécessaire. Je deviendrai le fléau des mortels. La revanche de la Terre. Le destructeur de parasites. Installe-toi bien, ça va nous divertir, mon cher Dhajii !

C’est ainsi que commença le grand génocide de Blaine. Il allait de ville en ville anéantir les humains. Aucune pitié, aucune distinction qu’ils soient femmes, enfants ou vieillards. Tous devaient disparaître. Il prenait son temps, les tuait à mains nues sans aucune difficulté. Pour changer, il s’amusait à utiliser leur artillerie. Les différents gouvernements essayèrent de le contrer, mais rien ne venait à bout de lui : balles, missiles, ainsi que l’arme nucléaire. Son corps, même en poussière, se régénérait à chaque fois et sa force titanesque lui permettait d’exploser les machines de guerre en un seul coup. Certains pays avaient réussi à le contenir quelque temps, un enfermement par exemple dans des prisons ultra-sécurisées. Mais il s’en sortait, éliminant tout sur son passage. Et il aimait ça : massacrer, écarteler, écraser… La vue du sang le stimulait, la peur des hommes lui donnait une sublime jouissance. La chasse et le meurtre étaient ainsi devenus sa drogue. Il fut surnommé le démon. Et son génocide continuerait tant qu’un mortel respirerait le même air que lui.

Vingt-sept ans après cette rencontre sur la plage, soit dix années après la destruction de New York, Blaine n’a toujours pas énoncé son deuxième vœu. Le monde s’est transformé en un enfer. Il n’y a plus de villes. Plus d’habitants heureux. Tous vivent avec la peur au ventre de croiser le démon. Dhajii reste spectateur de la folie de son maître pendant tout ce temps, sans aucun moyen de s’échapper. Ce jeune garçon a trouvé le souhait idéal sans aucune possibilité de le contrer. Épuiser ses deux derniers vœux reste la seule solution du génie pour s’enfuir loin d’ici.

— Alors pourriture, quel est ton programme aujourd’hui ? s’énerve-t-il.

Blaine est en train de dévorer une cuisse de chevreuil crue. Sans aucune installation agroalimentaire fonctionnelle, il chasse désormais des animaux uniquement pour se nourrir.

— Mmmmh, je ne sais pas, dit-il la bouche pleine de sang, ça fait un bail que je n’ai pas débusqué de gens. Avant c’était comme des poupées russes. On trouvait un groupe, puis y en avait un autre caché. Et puis un autre derrière. C’était génial. Maintenant, ils sont de plus en plus difficiles à dénicher. Heureusement que j’adore chasser, héhé.

— Pffff, si tous les enfants battus par leurs parents devenaient des tarés comme toi, il n’y aurait pas beaucoup de stabilité à travers les univers, lui rétorque Dhajii.

— Faut croire que je suis unique. Et si cette situation ne te convient pas, tu iras te plaindre à mes enfoirés de géniteurs décédés ou à ton boss. Mais je te rappelle une millième fois : tu es lié à moi tant que mes vœux ne sont pas exaucés !

Le génie ne prend même pas la peine de lui répondre. Il sait qu’il devra faire preuve d’énormément de patience. Les exterminations de masse sont devenues des parties de chasse. Grâce à ses sens hors norme, Blaine poursuit ses assassinats contre les terriens dissimulés ou confinés. Il s’amuse de leur ingéniosité avec des cachettes de plus en plus insolites. Un nouveau jeu pour le démon depuis plusieurs années.

Mais après plusieurs mois sans déloger de proies, il décide de questionner le génie.

— Dis-moi, Dhajii, il reste encore des humains sur cette planète ?

— Utilise ton deuxième souhait et tu le sauras, enflure !

— Bon, si tu le prends sur ce ton, on va continuer à chercher, pas de problème !

Cet air insolent sur le visage de l'humain l’exaspère. Il se doute qu’il va se faire avoir encore une fois. Le génie s’envole et scanne le paysage. En un instant, il a détecté l’ensemble des êtres vivants.

— Voilà le résultat. Je ne peux te dire si c’est une bonne ou mauvaise nouvelle, mais il ne reste plus aucun humain sur cette planète. Seulement des animaux.

Un grand silence persiste. Blaine commence à rire nerveusement. Allongé au sol, il ne s’arrête plus. Une hilarité effrayante à en faire frémir la divinité. Après plusieurs minutes à s’étouffer, le démon reprend ses esprits.

— Putain, c’est fait. Si j’avais su, j’aurais davantage profité de ma dernière victime !

— À présent que ton ambition est finalisée, tu dois être frustré. Que veux-tu maintenant ? N’as-tu pas un désir enfoui en toi ?

— En vrai, non ! On va pouvoir se la couler douce sur cette Terre vaccinée de son fléau. Vivre avec les animaux et la nature, répond Blaine, toujours allongé sur le sol.

— Mais putain de merde, t’es insupportable ! hurle de rage Dhajii. Tu vas me faire péter une durite, espèce de saleté d’humain. Les souhaits ne rendent jamais heureux bordel ! Toutes les personnes craquent et regrettent une fois le contrat passé ! C’est ultra-universel ! Même le gars aux vœux infinis s’est suicidé de désespoir ! Alors pourquoi restes-tu si serein ?

— Parce que je suis unique, je ne te l’ai jamais dit ? Haha ! Sinon t’ai-je déjà raconté mon enfance ?

— Oui, soupire le génie, beaucoup trop de fois…

— Mon père nous frappait avec ma mère très souvent, continue Blaine sans prêter attention aux dires de Dhajii. Ses coups résonnent encore dans ma tête. Le pire restait ses étranglements. Cette sensation de mort sans jamais l’atteindre. Je vois encore le spectre de la faucheuse m’emporter, puis finalement me lâcher la main. Mais même si mon père était le plus infect des hommes, ma mère ne valait guère mieux. Elle m’utilisa tant de fois comme bouclier pour ne pas se faire battre. Une lâche comme pas possible, ne sachant ni se défendre ni protester. Quand j’ai découvert le monde, l’espèce humaine m’a encore plus dégoûté. Méchancetés des enfants, injustice sociale, ignorance de ma condition par les autorités. C’est comme si porter des bleus donnait le droit aux autres de m’attaquer aussi. Le summum resta la mort de mon paternel. Ivre, il se tua en voiture, emportant avec lui deux gamins. La famille porta plainte contre nous ! Et ils gagnèrent, ces fils de chien ! Payer un bon avocat véreux, ça aide. Surtout que le nôtre s’est fait sûrement acheter ! Ils ont réussi à convaincre ma mère qu'elle était responsable d'avoir laissé son mari bourré conduire. Devastée, elle se suicida en oubliant purement ma présence dans la même pièce. Et c’est ainsi que je m’enfuis, haïssant ce que sont « feu » les humains, sans distinction. Mes années de jeunesse solitaire ne m’ont jamais fait changer d’avis. Il suffisait de voir les actualités…

Son discours, le génie l’a entendu une multitude de fois. Mais en quoi cela excuse-t-il sa démence psychopathe ? Le meurtre de tant d’innocents ? Dhajii n’en peut plus. S’il avait le droit à un seul souhait, il aurait oublié le vœu de liberté et choisi celui de torturer cet humain pour l’éternité. Pour toutes les âmes détruites et pour tout ce qu’il lui a fait subir pendant presque trente ans. Mais sa colère s’arrête net. Il n’aurait jamais cru entendre ce que son maître allait dire.

— Du coup, j’ai trouvé mon deuxième vœu ! Mais j’ai besoin d’une confirmation sur nos règles. On a déjà parlé des voyages temporels, non ?

— En effet. Ils sont autorisés, mais fortement déconseillés, répond Dhajii calmement. Demeurer dans une époque qui n’est pas le sienne perturberait l’équilibre universel. Le voyage est du coup limité à une demi-heure.

— Donc un simple aller-retour de dix minutes irait ?

— Euh... oui, les risques deviennent moindres.

— Très bien, mon souhait est choisi. Envoie-nous dans le passé. Dix minutes uniquement. Chez moi, le 17 septembre 2008 à 11h55. C’est le jour de mon anniversaire. Le jour où tout a basculé.

Avec presque trente ans à ses côtés, Dhajii comprend immédiatement ce qu’il a en tête.

— Je te préviens. Changer le passé ne transformera pas ton présent. Cela va seulement créer une nouvelle dimension. Un univers où tes actes ont modifié cette ligne temporelle. Dans dix minutes, tu reviendras dans ce monde pourri que tu as détruit.

— Sauvé, tu veux dire, répond Blaine, amusé. Ne t’en fais pas, c’est parfait !

— Bien, c’est parti. Top chrono, pourriture ! réplique le génie en claquant les doigts.

Blaine et Dhajii apparaissent aussitôt dans le salon d’une modeste maison. Elle est sombre et lugubre. Le Havre de son horrible enfance. Dans la pièce contiguë, ils voient un petit garçon aux cheveux noirs, pas plus de cinq ans, assis par terre à jouer avec des cubes. Dhajii constate une certaine émotion dans les yeux de son maître. Se retrouver face à soi-même semble particulier.

— Rends-toi invisible, s’il te plait, il ne faudrait pas traumatiser le gosse, lui quémande Blaine.

Sans même se plaindre et exiger un vœu, le génie s’exécute. Soudain, les deux Blaine entendent un bruit de fracas provenant de la cuisine. Il voit les yeux effrayés de l’enfant. Son père arrive, enivré par une douceur matinale tout juste ingurgitée. Une bouteille à la main, sa ceinture dans l’autre, l'homme déboule du couloir, tel un boiteux.

— T’es où, connasse ? Si tu ramènes pas ta gueule, c’est le p’tit qui va prendre tarif... Ah ouais, tu réponds pas ? Pas de souci. Tu y passeras après. Blaine ! Viens voir Papa, j’ai un cadeau pour toi !

Il dessoûle sur l’instant en apercevant un intrus dans son salon.

— Putain ! T’es qui toi ? Qu’est-ce que tu fous chez moi ? Dégage d’ici ou je te crève !

— Salut Papa, répond le fils d’un air sadique.

Pas une seconde pour réagir. Blaine fonce sur lui à toute vitesse, l’entrainant à travers le mur. Ils atterrissent dans la cuisine chamboulée par l’impact, à l’abri désormais du regard du petit garçon. L’homme ivre et secoué n’arrive pas à se défendre. Blaine le tient fermement au sol, ses mains autour de son cou. Impossible de riposter. Son assaillant ne bouge pas d’un millimètre. C’est comme s’il essayait de lutter contre une bête gigantesque, l’ayant pris pour proie. Il commence à suffoquer. À paniquer. Distinguant seulement le regard fou de son agresseur. Le père arrive à attraper un couteau à terre mais rien à faire, la lame pénètre et ressort du corps du démon sans effet. Les plaies se régénérant en un instant.

— Hahaha c’est le pied ! Quel plaisir de te tuer de mes propres mains, Papa ! Tu aimes ? Tu aimes cette sensation ? Oh j’ai tellement rêvé de ce moment ! On a tout notre temps ! Au moins cinq minutes, dans lesquelles tu passeras de la vie à la mort ! Hahaha !

Cette torture a duré sept minutes. Blaine maintient et relâche à intervalle régulier ses serres autour du cou de son père. Technique ironiquement héritée de celui-ci. Une terrible jouissance traverse son corps. Et quand 12h04 s’affiche sur l’horloge, le démon lui brise les cervicales sans pitié. Il rejoint le génie, laissant un cadavre dans la cuisine. Apeuré, le petit Blaine s'est recroquevillé dans un coin du salon, derrière le canapé.

— Il s’en remettra. Le pire est derrière lui maintenant. On part, Dhajii !

Les deux êtres immortels réapparaissent dans leur époque. La ville irlandaise en ruines n’a guère bougé. Pas de répercussion sur son monde, comme son génie l’avait averti !

— Alors, tes pulsions vont mieux ? Tu as pu tuer ton propre père, espèce de malade ! C’est quoi la prochaine étape ?

— J’avoue, ça fait un bien de fou ! Mais ce n’était pas l’objectif premier. Je souhaitais surtout créer une dimension où un Blaine pourrait vivre normalement, sans sang sur les mains.

Une étrange sensation traverse pour la première fois Dhajii. Une sorte de compassion pour son maître qu’il haïssait habituellement du plus profond de son âme. Il distingue enfin son côté humain. Sa capacité à avoir des sentiments et se préoccuper de quelqu’un avant sa propre personne. Même si les esprits fins diront que cela reste de l’égoïsme « Sauver son soi du passé » …

— J’aurais encore un service, s’il te plait. Avec tes pouvoirs, peux-tu juste vérifier si ça a marché ! Est-ce que mon autre moi vit paisiblement dans cet univers ?

Sans même discuter du troisième vœu, Dhajii s’exécute et disparait un court instant. « Suis-je vraiment en train de l’aider par envie ? ». Son retour est marqué d’un immense rictus sur son visage.

— Tu vas très bien ! Le monde est toujours moyen. Mais tu sembles heureux. Tu as une femme, des enfants, une belle maison. Et tu es un surtout un bon père.

Les deux êtres se sourient. Malgré toutes les atrocités commises toutes ces années, le génie voit pour la première fois une once d'humanité .

— Très bien, c’est l’heure du troisième souhait et de se dire au revoir Dhajii !

Choquée par cette phrase, la divinité n’en revient pas. Tellement d’émotions en si peu de temps circulent dans son corps céleste. Il pourrait en pleurer. Il va enfin pouvoir partir de cet univers !

Blaine chuchote au niveau de la lampe. Les chaînes dorées de Dhajii commencent à se briser. L’objet brillant se fissure jusqu’à imploser. Dhajii tombe à terre, il ne comprend pas ce qu’il se passe. Sa silhouette verte disparait, laissant apparaitre une peau mate.

— Putain de merde, t’as pas quand même souhaité ça ! s’écrie-t-il.

— Bah quoi, tous les génies rêvent de liberté, non ? J’ai donc ordonné que tu deviennes un humain.

— Mais enfoiré ! Fallait juste demander « Génie, je te libère » ! Maintenant, je suis un vulgaire mortel, sans magie. Et pire, coincé avec toi, dans ce monde détruit ! Impossible de me casser de cet univers sans mes pouvoirs. J’aurais préféré que tu utilises ton souhait pour n’importe quoi d’autre. Comme ça, j’aurais peut-être été encore un génie, mais plus ici ! Bordel !

— En effet, tout était calculé, répond Blaine d’un sourire vicieux. Sinon, il me semble qu’il reste à nouveau un humain sur cette Terre.

— Je te demande pardon ?

Le démon lui saute à la gorge et le plaque au sol. Ses mains terrifiantes entourent déjà son cou. Pour la première fois de son existence, Dhajii se sent impuissant. Il ne peut pas bouger. L’ancien génie est en train d’étouffer. Tremblant d’excitation, Blaine lui adresse ses adieux.

— Hahaha, voilà mon rêve ultime. Te tuer, Dhajii ! Terminer par toi est la meilleure chose que je pouvais souhaiter ! Tu es désormais le dernier homme sur Terre. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas faire durer ça longtemps, contrairement à mon père. Nous allons en finir rapidement ! Merci pour tout. J’ai sincèrement apprécié nos années ensemble. Adieu, mon ami !

Tout devient flou. Dhajii ne ressent plus rien. Le spectre de la mort ne l’a pas fait patienter…

« Un génie peut donc mourir ? — Haha, non voyons ! Nous sommes des êtres divins. Des immortels ! La mort est un concept qui ne nous concerne point »

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