1 - Poisonous

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 Tout a commencé par ce boulot. C'était un bon travail, vraiment. Rien de glorieux : côté logistique dans une grande entreprise, mais avec une bonne équipe, une possibilité de monter en niveau. J'ai commencé en bas de l'échelle, comme d'autres, mais avec beaucoup d'efforts et de sueur, au bout de deux ans, je suis monté en grade. Et puis, surtout, grâce aux collègues. Tout le monde est hyper sympa, surtout le management. C'est pas courant, ça. Mais vraiment, bonne ambiance, et des chefs compétents. Surtout Marc. C'est ce que tout le monde dit.


 Marc était arrivé quelque temps avant moi dans l'entreprise, il était déjà chef d'équipe, et tout le monde l'adorait. C'était quelqu'un qui avait toujours un petit mot, une blague qui touchait pile, une phrase motivante, qui nous poussait un peu plus. C'était subtil, mais il nous poussait un peu plus, de l'avant. Il savait tirer le meilleur des siens. Moi, j'étais pas dans son équipe, mais de temps en temps, on le côtoyait, et il était pote avec tout le monde. Il connaissait tout le monde par son nom, même ceux qui n'étaient pas dans son équipe, il retenait leur situation familiale, les liens et les animosités entre les gens, il gérait tout, c'était incroyable.


 Après, je l'ai côtoyé plus, quand je suis devenu chef d'équipe. Je me suis inspiré de son style, pour sûr, mais je faisais les choses à ma façon. Je travaillais deux fois plus. J'aimais ce job, vraiment, mais surtout, je visais plus haut. Sortir des entrepôts, lentement et sûrement, et gravir les échelons. Marc et moi, on était les deux chefs d'équipe avec les meilleurs rendements, le moins de problèmes, les employés avec le moins d'absence, le moins de turn-over aussi. Pas de compétition entre nous, en revanche, tout du moins, c'était pas l'impression que j'avais à l'époque. On était plutôt amis. On avait fini par sympathiser de plus en plus. Tout le monde sympathisait avec Marc, de toute façon. Il est charmant. Toujours le bon mot. Toujours des questions, toujours à se soucier de vous, de vos tracas.
Et puis, en octobre, des rumeurs ont commencé. Comme quoi une nouvelle place allait se libérer, au-dessus. Que quelqu'un du management partait ou avait une promotion. Qu'en gros, que quelqu'un allait monter, de par chez nous, probablement. Et que ce serait un chef d'équipe. Mais bon, c'était qu'une rumeur. Rien n'était sûr. Mais je guettais. C'était ma chance, une chance unique. Des années sûrement avant d'avoir une telle occasion qui se représenterait.


 J'avais peur que ma relation avec Marc commence à s'empoisonner à ce moment, mais non. Rien n'était confirmé, de toute façon. Tout continua comme avant, mais je m'échinais encore plus. Marc continuait d'être parfait, bien sûr, toujours à communiquer, as de la sociabilisation. Il avait l'ancienneté. Il était bien parti pour monter, avec son ancienneté, mais indépendamment de ma relation avec lui, je voulais ce poste. Je me savais apte, et je pensais même être meilleur que lui.


 Un jour, alors que je prenais une pause cigarette extrêmement raccourcie, j'ai vu Phil venir. Phil, il était là depuis quelque temps. Il était pas dans mon équipe, ni dans celle de Marc. Il était pas monté. Il avait pas vraiment d'amis, juste des collègues. Et surtout, surtout, il ne parlait jamais à Marc. J'avais remarqué ça : il n'interragissait avec lui. Marc lui adressait parfois un sourire, ou un petit hochement de tête, et Phil l'ignorait. Bizarre. Le seul qui s'entendait pas avec Marc, alors que tout le monde l'aimait. Mais bon, ça arrive. Je présumais que c'était un introverti, pas quelqu'un de très sociable.


 Phil me demanda mon briquet, et s'alluma une clope rapidement. Il tira deux bouffées rapides en tirant une grimace, avant de dire, de sa voix rauque et mélancolique :


« Tu devrais laisser tomber. »


 Surpris, je lui jetais un œil perplexe. Il rajouta :


« Te frotte pas à Marc. Ça va mal finir. »


 Et ignorant mes questions, il jeta sa cigarette au loin et s'en retourna au travail sans rien dire, mains dans les poches.


  J'ignorais la remarque de Phil. Je ne voyais pas ce que Marc aurait pu faire. De toute façon, ce n'était pas son genre, n'est-ce pas ? Des coups bas, une compétition féroce. Je n'y croyais pas. Je ne pouvais pas y croire. Ça se serait vu.


 Le temps passa. Je trimais de plus en plus. Mais des choses changèrent, lentement.


 Mon équipe commença à moins bien tourner. Ils s'engueulaient plus, faisaient moins bien leur travail. Je faisais tout pour les calmer, les aider au mieux, j'usais de la carotte et du bâton, rien n'y faisait. C'est comme si un vent de discorde soufflait sur eux. Du coup, je m'échinais encore plus, compensant comme je pouvais leur productivité réduite. Je ne pouvais pas laisser ma chance s'échapper, et, à force, ils revinrent vers moi. J'avais dû interrompre une bagarre impromptue pour ça, mais j'avais réussi à refaire une équipe correcte. Même si c'était tendu, encore.


 Mais c'était fragile. Et pendant ce temps-là, des rumeurs étranges commencèrent à courir. Sur moi. On parlait de mon passé. De certaines erreurs. Les gens savaient des choses sur moi qu'ils n'auraient pas dû savoir. Les autres chefs d'équipe me respectaient moins. Mais j'avais toujours l'approbation de mon chef.


 Pendant un temps.


 Et puis, lentement mais sûrement, malgré mes résultats, malgré mes efforts, même ça, ça changea. Mon boulot devenait éreintant. J'arrivais épuisé, je rentrais chez moi en m'effondrant dans le lit. Je n'y comprenais plus rien. Je me droguais à la nicotine et la caféine. J'étais tendu en permanence.


 Et pendant tout cela, Marc était toujours là. Mielleux. Toujours le mot parfait.


 Et j'ai fini par voir.


 Qu'il avait toujours le bon mot. Celui, perfide, instillant le doute.


 La phrase juste, parfaite pour planter la graine de la méfiance.


 Le charme idéal, pour faire voir les choses sous un autre angle, horrible, imparfait.


 Il sinuait entre les gens, toujours souriant, toujours là. À tout entendre. À tout observer. À tout enregistrer. Et ses actions, infimes, poussaient les gens juste comme il fallait.


 Je le revoyais, parlant avec mon équipe. Et deux heures plus tard, les insultes fusaient, sans raison apparente.


 Je me souvenais, lorsqu'ils parlaient avec nos collègues, me saluant comme d'habitude. Et la semaine suivante, les rumeurs fusaient, de partout.


 Et ce soir où je rentrais, tard, et que je l'avais entraperçu dans le bureau du chef, avoir une discussion souriante et tranquille, comme ils en avaient l'habitude. Et dès le lendemain, mon supérieur me regardait différemment.


 Alors, bien sûr, j'ai pété un câble. J'ai presque agressé Marc. Je me suis jeté sur lui, le traitant de tous les noms.


 On m'a mis à pied. Pas viré, non. Congé obligatoire. Le médecin a dit « burn-out », entre autres choses. Je n'étais plus vraiment là de toute façon. J'avais tout foutu en l'air, définitivement. Je me repassais la scène en boucle.


 Moi sur lui, le secouant. Les gens me forçant à m'écarter, me retenant, furieux, enragé que j'étais. Et tous ceux autour de lui, s'assurant qu'il allait bien, son sourire tendre, ses mots tranquilles.


 Et ce petit regard qu'il me jeta. Ce sourire.


 …

 Je suis revenu au bout de deux semaines. J'ai travaillé un mois, comme un zombie. Mais ça ne marchait plus. Plus personne ne me faisait confiance. Mon équipe se débrouillait parfaitement sans moi. J'étais là pour le principe.


 Et bien sûr, Marc passait de temps à autre, revenant aux entrepôts, saluant chaque équipe. C'était notre nouveau chef, bien sûr.


 Il me saluait toujours avec un grand sourire.


 Franc, honnête, sincère.


 Empoisonné.

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