9 - Precious
L'homme se réveilla en douceur. Il sortait d'un sommeil sans rêve, paisible. Il cligna des yeux plusieurs fois, se réhabituant aux ténèbres. À tâtons, il chercha son téléphone, et grimaça face à la lumière blafarde qu'il émit lorsqu'il chercha l'heure. Il grogna et le reposa. Il referma les yeux, tête enfouie dans l'oreiller.
Il sentait sa propre odeur, sa sueur, celle de son shampoing aussi. Il y avait une odeur particulière dans celle des draps dans lesquels on avait déjà dormi un peu, pas vraiment désagréable selon lui. Il inspira, fort. Souffla. Un peu d'air tiède lui revint au visage à travers la taie d'oreiller, si douce. Il retrouva sa position initale, ainsi que la chaleur qu'il avait quitté juste avant.
Il soupira. Tout était parfait. Calme. La couette était lourde, épaisse, mais juste assez aérée pour ne pas l'étouffer. Il se sentait dans un petit cocon tranquille. Cela faisait si longtemps qu'il ne s'était pas senti comme ça…
…
Il finit par se lever, aussi bien par habitude que parce qu'il n'allait pas se rendormir et qu'il ne voulait pas réveiller celle qui dormait à ses côtés. Il récupéra son peignoir et l'enfila dans les ténèbres, un bref froufroutement seul témoin de la chose. Après quoi, il s'enfuit en toute discrétion, laissant la chambre plongée dans le noir, et après un bref passage aux toilettes, s'en alla vers la cuisine.
Lorsqu'il ouvrit le store, il eut l'agréable surprise de voir quelques flocons tomber. Il eut un petit sourire content, comme un enfant. En chantonnant un air sans queue ni tête, il se prépara un grand bol de chocolat chaud, avec même un peu de sucre en plus. Quand tout fut prêt, il récupéra l'ensemble et alla se poster à la fenêtre, guettant les flocons tombant sur le balcon.
Pieds nus sur le carrelage froid, le peignoir collé contre sa peau nue, il était calme. Paisible. Le ciel était gris, ou blanc, il ne savait pas trop. Très lumineux, presque à lui blesser les yeux. Il regardait les flocons descendre, un par un, trop peu pour faire un quelconque tapis neigeux. Lorsqu'ils touchaient le sol, ils fondaient aussitôt, devenant un à un de petites tâches humides.
Il sirota son chocolat, se brûlant la gorge avec plaisir. Le goût du sucre mêlé au chocolat l'emplit d'une nostalgie douce, et pendant un bref instant, il se sentit bien. Bien mieux que toutes ces années à trimer pour avoir un bel appartement, une belle cuisine, une belle voiture, et tout ce que l'argent peut acheter d'autre.
Mais ce moment, si beau, si pur, d'un homme se remémorant une enfance insouciante, de ces matins d'automne mornes et pluvieux, tristes et gris, lents et ennuyeux, à boire du chocolat chaud tôt le matin devant des dessins animés, à attendre que sa sœur se réveille pour jouer avec elle, à resserer le duvet chaud contre soi tout en suçant son pouce…
Il soupira de contentement.
Une présence dans son dos le fit sursauter.
« Joyeux anniversaire. »
Sa femme se colla à lui et lui fit quelques petits baisers, du cou à l'épaule. Il frissonna de plaisir avant de se retourner et de l'embrasser franchement. Elle se serra contre lui en réponse.
« Déjà levé ?
- Et toi alors ?
- Moi, j'ai des choses à faire. Mais pas tout de suite. Il est encore tôt. Et j'en profiterai pour prendre la petite. Mais en attendant… viens par là. »
Elle regarda sa montre pour la troisième fois en une minute. Elle trépignait dans la file d'attente de la boulangerie, le brouhaha incessant. Elle se frotta la tête alors que devant elle, un vieux couple peinait à choisir exactement quelles pâtisseries ils voulaient prendre, ne comprenaient pas ce qu'on leur disait, répétaient plusieurs fois leurs questions… Elle roula des yeux. En plus de ça, ses talons lui faisaient mal, à force de courir en tous les sens.
Il avait fallu prendre la voiture. Puis souffrir dans les bouchons du centre-ville, évidemment. Après quoi, trouver une place avait été la croix et la bannière. Tout était plus difficile. Trois flocons tombaient, et c'était la fin du monde. Elle ne comprenait pas pourquoi. Ce n'était même pas de la vraie neige, juste de la pluie en suspension. De toute façon, même la neige la laissait un peu indifférente. C'était joli, oui. Agréable. Mais rien de plus. Et pourtant, tout le monde était tellement ébahi par cette étrange poudre blanche tombant du ciel qu'il fallait bien rouler à vingt kilomètres par heure dans cette rue vide et déserte plutôt que de prendre le risque fou d'aller à une allure décente !
C'était sa théorie, en tous les cas.
Elle n'avait pas le temps, elle avait l'impression. Le temps, toujours le temps. Ce temps si cher, si précieux. Elle courrait après, au travail ou non. Elle avait l'impression de ne faire que ça, depuis elle ne savait combien de temps, justement. Son plus jeune âge, peut-être. Jamais assez de temps pour faire tout ce qu'elle voulait. Même avec une organisation parfaite, les imprévus finissaient par poindre leur nez. Comme par exemple, la paire de grabataires séniles qui se décidait enfin à acheter…
« Dis maman, c'est quoi ça ? »
Toute sa colère fondit comme neige au soleil.
Elle s'accroupit à côté de sa fille collée à la vitrine.
« Hm ? Qu'est-ce que tu regardes ?
- Ça, là ? C'est quoi ?
- Quoi, ça ? Un éclair.
- Mais non, pas ça ! Le tube en chocolat, là.
- C'est ce que je dis. C'est un éclair.
- Mais ça a pas une forme d'éclair !
- Ma chérie, ce n'est pas moi qui fais les noms, tu sais.
- C'est pas un éclair quand même.
- Excusez-moi, madame ?
- C'est quand même un éclair au chocolat.
- Madame ? Ma-dame ?
- C'est plutôt une saucisse au chocolat.
- Madame, bonjour ? C'est à vous !
- Hm ? Oh oui, pardon, infiniment désolée ! »
Elle sourit pour cacher sa gêne. Elle indiqua son nom, sa commande, et deux minutes plus tard, récupérait un gâteau emballé ainsi qu'une baguette. Elle jongla avec sa monnaie, son porte-monnaie, son pain et son paquet, et sortit avec un peu tout dans les mains pour ne pas gêner plus longtemps et, surtout, ne pas perdre de précieuses secondes. Pendant ce temps, sa fille babillait à ses côtés, et elle ne pouvait s'empêcher de sourire, cette fois de bonheur, en l'écoutant raconter presque tout ce qui lui passait par la tête.
« Je sais pas pourquoi ils disent un éclair. C'est clairement une saucisse. C'est comme le mille-feuilles, y a pas mille-feuilles ! Si ? Ça fait beaucoup de feuilles quand même. Mais c'est pas des feuilles dedans en plus. C'est juste de la pâte. Un mille-pâte ! Ahahah ! Maman maman, dis, on mange du mille-pattes ! »
Elle s'arrêta un instant pour réorganiser ses affaires. Elle donna le pain à sa fille pour cela, qui s'était enfin tue pour regarder les flocons tomber sur une barrière en métal, s'accumulant doucement. La gamine y planta son doigt plusieurs fois, avec curiosité, studieuse, puis y traça une figure abstraite.
Elle sourit, consciente de perdre du temps, de prendre du retard sur son planning. Toutes ces précieuses minutes avec tant de choses à faire, mais qui ne valaient rien face à celles où elle admirait son enfant, si merveilleuse, si magique, si chère à son cœur. Elle avait envie de la serrer contre elle et de lui murmurait tout l'amour qu'elle avait pour elle et qui lui crevait le cœur… Mais il fallait bouger, préparer l'anniversaire de papa. Et puis, elle n'aimait pas quand maman était collante.
Alors qu'elle s'apprêtait à ranger son porte-monnaie, une idée lui vint. Elle tira une pièce et rappela sa fille. Elle lui plaça dans le creux de la main.
« Tiens, et prends-en soin. Tu l'as bien mérité. »
La fillette regardait la pièce en silence. Elle cheminait aux côtés de sa mère, le visage grave, sérieux comme le sont parfois les enfants, avec une mine qui laisserait présager le pire chez un adulte, mais qui est souvent tout l'inverse chez les plus jeunes.
Le métal reflétait les éclats lumineux de ce ciel toujours aussi gris et blanc, et même si la neige avait cessé de tomber, il faisait toujours aussi froid. La pièce aussi était froide contre sa main nue, presque gelée, et elle se concentrait sur cette sensation. Il y avait quelque chose de fascinant, à sentir la chaleur de son corps lentement s'immiscer dans ce petit objet, qui renfermait tant de choses, tant de possibilités.
Que pourrait-elle faire avec cet argent ?
Est-ce qu'elle aurait assez pour s'acheter un pistolet de cow-boy ? Ou bien la station spatiale dans sa boîte cartonnée, là, dans la vitrine du magasin ? Elle ne savait pas. Elle imaginait pourtant déjà toutes les aventures qu'elle pourrait y faire, et son esprit bouillonnait d'aventures improbables, sans queue ni tête, simplement motivées par l'envie du moment.
Ou alors, peut-être qu'elle avait assez pour s'acheter plein de bonbons. Voire même une saucisse au chocolat. Elle se demandait si ça avait le goût de saucisse. Ou peut-être d'éclair ? C'était peut-être ça le nom. Elle se dit que c'était peut-être comme lécher une pile. Elle croyait se souvenir que maman lui avait dit que c'était de l'électricité, comme les prises. Et que c'était dangereux, d'ailleurs, et qu'il ne fallait pas lécher les piles.
Le visage sur la pièce était petit, et elle ne savait pas qui c'était. Elle se demandait si elle pouvait acheter une pièce avec son portrait à elle aussi. Peut-être plus petite, et avec que de l'argent. Elle se demandait combien ça coûterait.
Son esprit débordait d'idées. Elle ne savait pas combien elle avait en main, et cela lui importait peu. C'était son trèsor le plus précieux, cette pièce, à cet instant présent. Elle valait tout, car elle était tout : tout un avenir de possibles, dont seule l'imagination était la limite. Peut-être que si elle ajoutait la pièce à sa tirelire, elle aurait assez pour avoir enfin sa piscine de chocolat chaud. Ou alors, elle pourrait s'acheter un petit chiot, ou alors un petit frère, mais elle l'avait aussi demandé pour Noël, alors peut-être qu'elle l'aurait à ce moment-là. Mais peut-être qu'elle pourrait le faire, au cas où…
Oui, cette pièce, précieuse, unique, rien qu'à elle, renfermait des millions de possibilités.
C'est pour cela que lorsque l'occasion se présenta, elle n'hésita pas une seconde.
« Tenez, monsieur. »
La pièce provoqua un cliquètement métallique en cognant contre les autres. Le vagabond remercia chaleureusement la fillette. Celle-ci s'inclina très bas avant de repartir à toute vitesse aux côtés de sa mère, qui la félicita en lui caressant les cheveux. Il regarda la scène avec un pincement au cœur avant de considérer le fond se son gobelet.
Les mains un peu tremblantes, il compta une par une. S'il ne se trompat pas… oui… Ce devrait être assez. Il se redressa en gémissant, ignorant la crampe d'estomac qui lui tenaillait le ventre. Il pouvait aisément tenir jusqu'à ce soir, il le savait.
« Allez, viens. On va te chercher à manger, mon beau. »
Il passa une main aimante dans le poil dru de son chien. Celui-ci se frotta avec tendresse contre sa jambe. Il eut un petit sourire de contentement, ignorant pendant un instant la misère de sa condition.
D'un pas tranquille, la chose la plus précieuse qu'il avait encore trottinant à ses côtés, il partit en quête de la meilleure pâtée pour chiens que quelques pièces pouvaient offrir.
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