16 - Angular
Justin était anguleux. Il n’y avait probablement pas de meilleur manière de le définir, tant tout était saillant et rectiligne chez lui. Sa mâchoire proéminente se terminait en pointe, ses pommettes ressortaient comme deux arêtes coupantes, sa bouche n’était qu’une ligne fine bien que souvent tremblante, ses sourcils deux traits noirs et fins, son front carré projeté vers l’arrière allié à une coupe droite et sobre terminant ce visage qui aurait été inquiétant s’il n’avait cessé d’afficher une mine soucieuse, inquiète ou, au mieux, perplexe. Même le dos voûté de Justin était cassé en deux, deux lignes droites se rejoignant en un angle net. Les bras étaient aussi secs et osseux que les jambes, mais surtout, se terminaient par des mains longues, fines, aux articulations sans cesse repliées.
Ce qui était fascinant, c’est que cet homme anguleux était lui-même obsédé par les angles. Précisément les lignes, leurs jonctions, et tout ce qui avait trait de près ou de loin à de telles considérations géométriques. Il aurait été difficile de préciser où ceci avait commencé, tellement ce genre de choses a tendance à être graduel. Peut-être était-ce ce jeu, que tous les enfants faisaient, qui consistait à ne pas marcher sur les lignes au sol, interstices entre les dalles, sous peine d’un grand malheur ? Probablement pas. Même son goût pour la géométrie n’était apparue que tardivement, bien après sa scolarité en primaire.
Son attraction, sa fascination même pour les lignes et ce qu’elles signifiaient était sûrement apparue par à-coups. Il y avait eu ce moment où il avait désespérément cherché à comprendre les lignes de la main. De nombreux textes prétendaient pouvoir lire votre destinée à partir de ces marques dans la paume de chacun, et il avait cherché à comprendre, tout ingurgiter, avant de tout délaisser d’un coup, perturbé, rejetant l’idée et ce qu’il y avait lu. La ligne de son destin ne saurait être lu dans sa main, avait-il décidé. Mais depuis, Justin gardait toujours ses doigts repliés, comme s’il cachait un trésor.
Il y avait eu l’astrologie, aussi, et l’astronomie, bien sûr. Son adolescence avait été riche en observations de ces dessins complexes, allant de schémas de la NASA aux gravures de vieux livres datant d’il y a des siècles. Les lignes courbes, droites, la signification de la position des astres, des traits les reliant et d’où ils se recoupaient, tout cela pour enfin lui dire précisément son avenir, tout tracé pour lui avant sa naissance. Mais il avait senti le charlatanisme, flairé les incohérences, et avait abandonné tout cela tout aussi vite, n’aimant pas les conclusion qu’il en tirait. Toutefois, de cette époque à se casser le dos sur les livres et des télescopes, il avait bien vite découvert le côté littéral de la chose.
Plus tard, alors qu’il était encore jeune, Justin tomba dans les sites conspirationnistes, la pseudo-science, et trouva le fameux concept des “ley lines”, ces supposées lignes de force parcourant le monde et censées l’influencer d’une manière ou d’une autre. De la même manière, il s’était plongé dedans, récoltant toutes les informations qu’il pouvait glaner sur le sujet. Il sombra dans les délires d’archéoastronomie appliquées, rattacha ses antiques connaissances astronomiques à des idées d’extra-terrestres, combina des théories plus farfelues les unes que les autres pour déterminer enfin l’influence précise de ces myriades de lignes qui découpaient la Terre. Au bout du compte, il en sortit à temps, juste avant qu’il ne soit trop tard. Ses études en prirent quand même un coup, comme sa santé : il n’avait jamais récupéré ni le poids, ni les cheveux qu’il avait perdus à passer des heures en continu à dévorer tout ce qu’il pouvait sur ces sujets, mais sans manger quoique ce soit d’autre ni prendre un peu de repos. Son père avait essayé de blaguer sur le fait qu’au moins, il avait vraiment la ligne, mais ce n’était vraiment pas très drôle.
Après quoi, il se retrouva à travailler en tant que géomètre. Il aurait aimé aller dans l’architecture, mais suite à ses errements passés, il dut bifurquer, zigzagua entre plusieurs cursus, incertain, avant de trouver sa voie. Il aurait aimé tracé l’avenir des autres, en dessinant de somptueux bâtiments, tout en angles et lignes brisées, mais il se contentait de ses cartes et plans, représentant la réalité sous la forme de petits traits anguleux. Il trouvait un plaisir simple dans ce travail, et sa vie suivait son cours, désormais, ligne droite monotone mais tranquille. Son seul véritable divertissement était de continuer ce jeu d’enfant, presque inconsciemment maintenant, à éviter les lignes au sol et ne jamais marcher sur l’une d’elles, de peur de voir tant de malheurs s’abattre sur lui. Il n’y croyait plus depuis très longtemps, bien sûr, mais cela restait amusant.
Et puis un jour, en pleine rue, des électriciens firent tomber une ligne électrique par mégarde. Fort heureusement, on le prévint à temps, et il s’écarta d’un bond de son chemin tout tracé. Les pieds sur la bordure du trottoir, il chercha du regard les techniciens perchés en hauteur, pour leur signaler que tout allait bien. Mais hélas, ce faisant, son talon se prit dans l’interstice abîmé, il vacilla avant de s’effondrer au sol. Quelques instants plus tard, la voiture qui pila pour ne pas l’écraser ne réussit pas à le faire.
Le lendemain, une petite ligne dans le journal annonçait la mort accidentelle de Justin, à l’angle d’une rue.
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