19 - Scorched

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 « On a plusieurs grands brûlés. Explosion dans une usine chimique. C'est le premier.

  • Merde. »

 Tout le monde se met en branle, redoublant d'efforts. On passe des appels dans tous les sens, on réveille du personnel. Aydan court avec les autres, continuant sa garde qui aurait déjà dû finir – mais c'est une urgence, et il n'est pas du genre à laisser les autres tomber. Alors l'infirmier s'occupe de la première victime. Son visage est ravagé par les brûlures chimiques, il hurle de douleur, réveillant les autres patients. Le jeune homme, perturbé malgré l'habitude, reste figé un instant face à cette face déformée par la haine et la douleur avant qu'un médecin ne le secoue. Anti-douleurs, plus fort, morphine ? Oui, bien sûr, premiers soins, c'est incroyable qu'il soit encore éveillé avec ce qu'il doit prendre, et le voilà qui s'endort enfin. Aydan n'oubliera jamais cette tête brûlée, cette balafre gigantesque en travers du visage, dévorée par les flammes, fondue. Il ne ressent rien en la regardant. Simplement, l'image s'imprime dans sa rétine, sa mémoire aussi est brûlée, comme si l'on gravait un dessin dans le bois à la flamme. Et puis il se remet en branle, car l'hôpital n'attend pas.



 « … une stratégie bien connue depuis des millénaires désormais : la terre brûlée. Une retraite où l'on brûle tout sur son passage, privant l'ennemi de ressources, et l'empêchant par là-même parfois de continuer, sous peine de subir un enfer logistique qui mènerait droit à la défaite. Pendant des siècles, les soldats se sont nourris voire même payés sur les territoires conquis, privant souvent les populations locales de tout, pillant tout sur le chemin. En brûlant champs, fermes, greniers, jusqu'à parfois même des villages entiers, l'espoir est d'enrayer la progression adverse. Mais une ennemi bien destiné continuera malgré tout. Ainsi… »

 Le téléphone sonne. Aydan est sort de sa demie-somnolence avec de la bave aux lèvres. Il ne sait pas quelle heure il peut être, il fait noir dehors mais ça ne veut rien dire. Il répond :

 « Oui ?

  • Il faut que tu viennes. On a besoin de mains, et y a plus que toi de dispo. Désolé de te faire renquiller si vite.
  • Non, non, ça ira. J'ai dormi un peu. J'arrive. »


 Le café est brûlant, si chaud qu'il lui vitrifie presque la gorge. Aydan ne s'en rend même pas compte. Il a juste besoin de ça pour continuer. Le service est débordé, comme toujours. Il ne sait pas depuis combien de temps il est levé, ni combien d'heures il a dormi pour la dernière fois, ni même quand il a dormi la dernière fois. Il court entre les patients, il court, encore et encore, il est un automate en surchauffe, les articulations en feu, mais sa tête est froide, vide, alors tout va bien. Tout va bien.


 « … feu est vert. Aydan ? Aydan ! Le feu est vert !

  • Hm ? Pardon, j'étais ailleurs.
  • T'inquiète, roule. Doucement, hein. T'aurais pas dû venir m'aider.
  • J'ai promis, et t'as personne d'autre pour te conduire, donce je le fais.
  • Mais quand même, t'es claqué. Ça se voit.
  • Mais non. Ça va. Allez, on arrive. »

 Aydan gare le camion sans trop de difficultés. Descend pour décharger les cartons avec son pote. C'est bien. C'est facile. Éreintant, mais facile. Pas besoin de réfléchir. Pas besoin de penser. Juste des boîtes à bouger. Monter. Empiler. Porter. Poser. Encore et encore. Ignorer ce qui lui grignote la tête depuis quelque temps. Souffler. Suer. Porter. Grogner. Bouger. Petit trot pour tenir la porte. Remonter dans le camion.

 « Encore un aller-retour, et on sera bon. On se fait un restaurant après ?

  • Si tu veux, mais vite. Je reprends demain.
  • Sérieux ?!
  • Pas le choix. L'explosion a envoyé beaucoup de monde à l'hôpital.
  • C'est vrai. Merde, courage.
  • Ça va. »


 La cigarette grésille, son feu finit par s'éteindre. Aydan ne soupire même pas, ne grogne pas. Il ressort juste son briquet et la rallume. Essaye encore. Encore. Le briquet ne fonctionne pas. Soudainement, une main apparaît devant lui, tenant un briquet allumé. Il rallume sa cigarette et tire dessus.

 « Je ne savais pas que vous fumiez, Aydan.

  • De temps en temps. »

 Il regarde sa cheffe sans rien dire. Des cendres tombent sur ses pieds. Il les regarde. Des cendres plein la tête. Il ferme les yeux. Visage brûlé. Il les rouvre.

 « Ça va ?

  • Ouais. J'y retourne. »

 Elle le retient.

 « Tiens, mon briquet. Vas-y mollo. Y a pas le feu.

  • Si. Toujours. »

 Il repart, allure vive et mécanique.



 Un visage brûlé. Il ne voit que ça. Il se passe le visage à l'eau froide. Rien. Il ne sait pas. Il relève les yeux vers le miroir. Le visage brûlé lui retourne son regard. Tout est brûlé. Il n'y a plus rien à perdre, maintenant, plus rien, et pourtant il en reste toujours un peu. Il est seul dans les toilettes de l'hôpital. Il se redresse, tremble, vacille. Se touche le front – brulânt, bien sûr. Il voit les ampoules en surimpression, petites lumières partout. Tête brûlée. Sa tête pleine de cendres. Froides. Il plonge la main dans sa blouse. Agrippe le briquet. Tout va bien.



 « C'est un burn-out, évidemment. Que voulez-vous que ce soit d'autre ? »

 Le médecin referme la porte avec un soupir las. Il se laisse tomber dans un fauteuil de l'hôpital.

 « Mais quand même… il… il a essayé…

  • De s'immoler, oui. Il a presque réussi. Désolé de vous le dire, mais ce n'est pas surprenant.
  • Mais vous ne vous rendez pas compte. Il a fait ça avec mon propre briquet !
  • Il l'aurait fait avec le sien tout aussi bien. Ne vous blâmez pas outre mesure. »

 Il jette un œil à sa montre, grogne. Il se masse les tempes et les yeux.

 « Désolé, mais j'ai du travail, et vous aussi. Vous avez un service à diriger. Laissez-le tranquille.

  • Vous avez raison.
  • Sur ce… »

 Il va pour s'en aller. Elle l'arrête.

 « Docteur, juste une question.

  • Quoi ? »

 Hésitation coupable.

 « Est-ce que… est-ce qu'il va s'en sortir ?

  • Ses brûlures ne sont pas si graves. Ça devrait aller.
  • Ce n'est pas ce que je veux dire et vous le savez. »

 Il souffle. L'observe deux secondes sans rien dire, avant de considérer quelque chose, accroché à son cou.

 « Vous êtes croyante ? »

 Elle jette un coup d'œil au pendentif. Cache la petite croix sous ses vêtements.

 « Oui. Qu'est-ce que… ? »

 Sa voix meurt dans sa gorge alors que le docteur s'en repart déjà, en secouant la main avec lassitude par-dessus son épaule.

 « Allumez un cierge. »

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