Chapitre 4

8 minutes de lecture

Quelques jours plus tard, au milieu du jour, on frappa à la porte, et deux hommes entrèrent pour annoncer à Rose que son père était sur le chemin du retour.

« L’est tellement chargé qu’il voudrait ben qu’t’ailles l’aider, garçon. » dirent-ils à l’intention de Mojag. Ce dernier, ayant demandé des précisons sur l’endroit où se trouvait le sieur Roussel, se prépara aussitôt et partit sans tarder. D’après les explications des deux trappeurs, Rose et son frère avaient calculé qu’il ne serait sans doute pas absent plus de trois jours.

Pourtant, au bout du quatrième soir que nous passions seules dans la maison, je sentis mes compagnes s’inquiéter. Je pensais que, comme pour la promesse d’être là pour Noël, le retour n’avait été retardé que par une chasse trop productive ou un mauvais calcul du temps nécessaire au retour. Mais Rose et Tehya semblaient vraiment inquiètes, et vérifiaient plusieurs fois par jour si personne n’arrivait de la forêt. Au milieu du cinquième jour, Rose venait d’ouvrir la porte pour la troisième fois quand elle se tourna vers nous :

« Tehya ! Léonie, viens m’aider ! Laisse ta cape, on n’a pas le temps. Vite ! »

Je suspendis mon geste, c’était bien la première fois que mon amie m’empêchait de me vêtir chaudement pour sortir. Je la suivis, trébuchant dans la neige trop épaisse, frissonnant de froid. Enfin elle s’arrêta en criant : « Père ! »

De ce dernier, je ne vis qu’un corps, ficelé sur l’énorme ballot de fourrures que tirait un Mojag épuisé. Tehya nous rejoignit au même moment, et elles prirent sa place.

« Aide-le. » m’ordonna mon amie en désignant son frère du menton.

Il était tombé à genoux dans la neige, respirant avec difficulté.

« Mojag ? »

Il rejeta la tête en arrière, et je vis son visage, blême et déformé par la douleur ; de son bras droit il se tenait l’épaule gauche et sa veste était poisseuse de sang. Rassemblant toutes mes forces, je parvins à l’aider à se redresser, et il s’appuya sur moi pour regagner la maison.

Rose et Tehya s’y démenaient, elles avaient allongé le sieur Roussel sur la table en abandonnant les fourrures devant la porte.

« Il faut les rentrer. » murmura Mojag en se laissant tomber sur un banc, à bout de forces. Je parvins à mettre l’énorme ballot à l’abri, rentrant dans la maison des brassées de fourrures que je prenais au fur et à mesure sur le traineau resté devant la porte. Puis il fallut rentrer les quartiers de viande fumée qui se trouvaient dessous.

« Que s’est-il passé ? » interrogeait Tehya.

En quelques mots, Mojag expliqua qu’ils avaient été attaqués par des hommes qui convoitaient les prises de chasse et le pécule du sieur Roussel, et que dans la bagarre, si l’un des malfrats avait perdu la vie, l’autre s’était assez bien défendu pour distribuer quelques coups de poings et de couteau avant d’être mis hors d’état de nuire. Il parlait avec difficultés, et ne lâchait pas son épaule.

« Léonie, installe-le sur son lit. » m’ordonna Rose. Il eut toutes les peines du monde à monter dans la soupente, et j’arrivai là-haut avec bien du mal moi aussi, empêtrée dans mes jupes longues, qui ne sont pas pratiques pour monter à une échelle.

Mojag s’effondra sur sa couche, et ferma les yeux un instant avant de se redresser. D’une main, il tirait sur le lacet de cuir fermant son mocassin droit. Comme il souffrait beaucoup, je lui épargnai cette peine, et défis les nœuds avant de tirer sur ses mocassins pour les lui enlever.

« Es-tu blessé ? » demandai-je, sans obtenir de réponse.

« Léonie ! » Rose avait monté les deux premiers échelons, et son visage se trouvait à la hauteur du plancher. « Reste avec lui, et empêche-le de s’endormir. Tu m’entends ? Gifle-le s’il le faut, mais qu’il ne ferme pas les yeux ! »

J’acquiesçai d’un hochement de tête paniqué, mais elle était déjà partie. Toujours grimaçant, Mojag me demanda de l’aider à retirer sa veste. Rougissant, je fis mon possible, mais à l’idée de ce que je faisais, mes doigts tremblaient tant que je n’arrivais pas à défaire les boutons de corne. Enfin, après bien des batailles, Mojag parvint à passer ses bras hors des manches, et se recoucha en grimaçant.

« Ne t’endors pas, s’il te plait. » murmurais-je à chaque fois que je le voyais fermer les yeux. Il les rouvrait alors, et il me semblait lui demander un effort surhumain à chaque fois.

« Léonie ! Il ne dort pas j’espère ?

_ Non Rose. » se chargea-t-il de lui répondre pour m’éviter d’avoir à le faire.

Enfin, au bout d’un temps qui me parut infini, elle monta à l’échelle et nous rejoignit.

« Comment va ton père ? » demanda-t-il.

« Il vivra, si Dieu le veut. Ta mère veille sur lui. Montre-moi ton épaule, Mojag. »

Il ôta sa main, et je réprimai un haut-le-cœur en voyant la blessure qu’il cachait.

« Tu n’as donc jamais vu de blessé ? » me morigéna Rose.

Je hochai la tête de droite à gauche, et elle soupira. « Passe-moi mon sac. »

Je lui donnai la sacoche de cuir, dont elle tira une flasque qui contenait de la gnôle. Elle en fit boire de longues gorgées à son frère, avant de préparer des outils dont je préférais ne pas connaitre l’usage. Je chancelai, et elle me gifla :

« C’est point le moment de tourner de l’œil ! Je vais avoir besoin de toi. Mets-toi là, comme ça.

_ Mais…

_ Fais ce que je te dis ! »

Je me plaçai comme elle me l’indiquait, pratiquement assise sur la poitrine de Mojag.

« Il s’est endormi, Rose.

_ Non, il est évanoui. Et ça vaut mieux. Tiens-le bien, que je remette son épaule en place. »

Elle fit le nécessaire pour que l’articulation démise reprenne sa place naturelle, tandis que je pesais de tout mon poids sur le torse de Mojag. Il reprit conscience un peu après, et Rose me chargea d’éponger son front moite de sueur. Penchée sur lui, je passais sur son visage un linge mouillé d’eau fraiche, et ses yeux fiévreux ne me lâchaient pas.

« Mets-toi ici, maintenant. »

Elle me montra comment tenir le membre blessé.

« Surtout, qu’il ne bouge pas, tu m’entends. Assieds-toi sur son bras si nécessaire. »

Je la regardai, au bord de la nausée, nettoyer la plaie, l’arroser de gnôle « Ça tue les infections », puis sortir une aiguille, la passer à la flamme, et commencer à recoudre, avec application. Je ne pouvais détacher mon regard de ce spectacle qui me dégoûtait et me fascinait à la fois. C’est la pression d’une main sur ma cheville, au travers de mes jupes, qui me fit lever les yeux vers le visage de Mojag et son regard suppliant. Il articula mon prénom en silence. Après cela, je ne quittai plus son visage des yeux, je sentais qu’il puisait dans mon regard une force dont il avait besoin pour supporter la douleur. Il perdit conscience à plusieurs reprises pendant l’opération, jamais bien longtemps. Enfin, Rose coupa son fil, rangea son aiguille, et fit un bandage propre avant de recouvrir le corps de son frère d’une fourrure.

En nage, elle s’essuya le visage d’un revers de manche.

« Peux-tu rester avec lui ? Veille qu’il ne bouge pas et n’arrache pas son pansement. »

Agenouillée à côté de la couche où reposait Mojag, je le regardai dormir en récitant toutes les prières que je connaissais. En bas, pas un bruit, sauf quelques gémissements de douleur.

Une main sur la mienne me fit relever les yeux. Mojag me regardait, il me remercia d’un murmure avant de fermer les yeux à nouveau. Il n’avait pas lâché ma main, et je n’osai bouger.

Plusieurs jours passèrent ; Rose s’occupait de son père, aidée de Tehya. Elles m’avaient chargée de m’occuper de Mojag, moins gravement blessé. Ma tâche consistait à le veiller, à refaire son pansement, à lui faire boire régulièrement l’infusion d’une plante dont on me dit qu’elle chassait le mal et la fièvre, et à lui monter ses repas. Assise près de son lit, je le regardais somnoler. La fièvre, qui s’était emparée de lui, rendait ses joues rouges et ses yeux brillants, et je priais de toute mon âme pour qu’il guérisse rapidement. A l’idée qu’il souffre, mon cœur se serrait et je souffrais en même temps que lui.

Matin et soir, Tehya ou Rose m’accompagnaient à l’étable où nous soignions la vache, le veau, le cochon et les volailles. Il avait aussi fallu s’occuper de la viande qu’ils avaient rapportée, la saler ou la conserver dehors, dans la glace. Rose, au fur et à mesure que passait le temps, se détendit et recommença à rire : son père allait de mieux en mieux, et son frère lui aussi se remettait.

« Mojag est mieux, n’est-ce pas, Léonie ? La fièvre est tombée depuis deux jours, et sa blessure cicatrise bien.

_ Oui, Rose.

_ Il n’aura bientôt plus besoin d’être veillé, c’est dommage, hein ? »

Je la regardai, scandalisée :

« Rose !

_ Crois-tu que je n’ai pas remarqué ton inquiétude et ta façon de le regarder, Léonie ? Et ne te défends pas, je vois bien que cela dépasse la charité chrétienne, et le fait que tu n’as jamais vu de blessé avant lui. »

Elle retrouvait son entrain, et prenait à nouveau plaisir à me taquiner, c’était bon signe.

Ce soir-là, assises à la porte de la grange, nous prenions le soleil avant de rentrer. Dix jours avaient passé depuis le retour des blessés, et Mojag était maintenant assez alerte pour se lever et descendre prendre ses repas avec nous. Le sieur Roussel ne quittait pas encore son lit, mais Tehya ne semblait plus craindre pour sa vie.

« Maintenant que Mojag est remis, il ne tardera plus à partir » me dit mon amie. « Il est déjà resté plus longtemps que prévu. »

J’avais oublié qu’il n’était là qu’en l’absence du père de Rose, et l’annonce de son prochain départ me fit un choc. Je tentai de n’en rien montrer, mais elle le vit tout de même. Deux jours plus tard Mojag s’arrangea pour que nous nous retrouvions seuls à l’étable, et après avoir fini notre travail il me dit : « Merci, Léonie, d’avoir veillé sur moi.

_ Ta sœur m’aurait étripée si je ne l’avais pas fait. » répondis-je en souriant pour cacher mon trouble : nous ne nous étions pas trouvés si proches depuis qu’il allait mieux.

« Sans doute. Mais ta présence a rendu douce ma convalescence. »

Un tel aveu me mit mal à l’aise, et je préférai ne rien répondre, ni même lever les yeux.

« Je dois partir, Léonie. »

Je hochai la tête : « Rose me l’a dit.

_ Je reviendrai. » promit-il. Je sentis ses doigts autour des miens ; le temps pour ses lèvres de se poser sur le dos de ma main, et il s’éloignait déjà.

Il partit le lendemain. De ce jour, Tehya dormit dans la soupente, et non plus enroulée dans une couverture devant la cheminée, comme elle le faisait depuis le retour du sieur Roussel. Rose lui avait parlé de moi dès qu’il avait été mieux, et il m’avait accueillie comme sa fille.

Annotations

Vous aimez lire Miss Marple ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0