Chapitre 7 - 2/2
Le lendemain, alors qu’il quittait la maison avec la hache pour aller fendre les dernières bûches qui l’attendaient dans la forêt, je le retins.
« Mojag, pourquoi m’as-tu repoussée hier soir ? »
Il posa sa cognée, se retourna pour me faire face.
« Léonie, j’ai promis que je ne te forcerais pas, te souviens-tu ?
_ Oui… » soufflai-je.
Il soupira : « Allons-y doucement, veux-tu ? »
Je me jetai à son cou pour l’embrasser, et lorsque nous nous séparâmes, il souriait.
« Viens me rejoindre pour dîner. » dit-il simplement avant de partir.
Je le regardai s’éloigner, sa hache sur l’épaule. La matinée me sembla durer une éternité, et je trépignais d’impatience à l’idée d’aller le retrouver. Une fois de plus, nous avons mangé notre viande froide, accompagnée des galettes de maïs que j’avais appris à préparer avec Rose et Tehya, assis côte à côte sur une souche. Sa hanche, contre la mienne, son genou qui touchait le mien au gré de nos mouvements, provoquaient en moi de délicieux frissons.
Tout l’après-diner, je n’ai cessé de penser à ces moments passés ensemble, aux sensations que je découvrais depuis peu.
Et le soir, encore une fois, je pris l’initiative de poser ma main sur celle de Mojag. Il sourit, et passa le bras derrière mes épaules pour m’attirer contre lui. Assis côte à côte, nos épaules, nos hanches et nos cuisses se touchaient. Je sentais ses doigts sur ma taille, à travers la peau fine et souple de ma robe, et ce contact me fit rougir.
Mojag tourna un peu la tête vers moi pour me jeter un regard et sourit de plus belle. Comme la veille, il me fit perdre la tête à force de baisers et de caresses. Je n’avais pas la moindre envie de dormir quand il me dit, une fois encore, qu’il était temps de se coucher. Et si lui trouva rapidement le sommeil, sans doute fatigué de sa journée de travail, pour ma part ce fut plus long. Je tournais et me retournais, soupirant de frustration. Pourquoi donc ne faisait-il rien de plus que m’embrasser ? Rose se serait-elle trompée ? Et s’il ne me trouvait pas à son goût ? Après tout, bien que brune de cheveux et vêtue comme une Sauvage, je n’avais rien des femmes de son peuple… Et s’il m’avait épousée uniquement parce qu’on nous l’avait imposé ? Par obligation, par pitié peut-être ?
La nuit fut mauvaise, et le lendemain mes questions me trottaient toujours en tête. Mojag ne manqua pas de s’en rendre compte et de m’interroger.
« Qu’as-tu, Léonie ? Tu sembles triste.
_ Mais… non, tout va bien voyons. » Je niai tout en bloc, plusieurs fois au cours de la journée.
Le soir, plutôt que d’essuyer une rebuffade ou de profiter de caresses qui ne seraient pas sincères, je préférai m’abstenir de tout geste tendre, et partis me coucher bien avant lui. Feignant de dormir lorsqu’il vint enfin me rejoindre, je ne bougeai pas. Je l’entendis, dans l’obscurité, soupirer et se glisser près de moi sous la couverture. Je sentis l’odeur de sa peau, celle du baume contre les maringouins, dont nous étions enduits l’un et l’autre. Je sentis aussi ses doigts frôler doucement ma joue, arrêtant leur course tout près de mes lèvres. Je retins mon souffle un instant, et entendis distinctement un autre soupir. Puis je sentis Mojag se coucher, et je l’entendis murmurer à mon oreille :
« N’aie pas peur, Léonie. Te rappelles-tu ma promesse ? Je ne veux pas que tu aies peur de moi. »
Je fermai les yeux, serrant les paupières le plus fort possible pour éviter de pleurer. Il pensait que j’avais peur de lui… Il ne me pensait pas capable d’éprouver autre chose que de la crainte à son égard, peut-être. Je ne savais plus que penser… Cela semblait si simple, pourtant, deux jours avant !
Le lendemain matin fut un peu étrange, je n’osais pas le regarder, et lui semblait ne pas oser m’approcher, de peur de m’effrayer. Comme aux premiers jours de notre rencontre. Après le déjeuner, Mojag me proposa de l’accompagner :
« Tu pourrais cueillir encore des baies, j’en ai repéré plusieurs bosquets qui devraient être mûrs. Prends donc le repas dans ton panier, nous mangerons dans la forêt. »
Je le laissais prendre la direction des opérations, en ce qui concernait les réserves de bois ou de nourriture pour l’hiver : il connaissait le pays et ses ressources, le climat, nos besoins aussi.
Silencieuse, je le suivis, mon panier à la main. Je le regardais marcher devant moi, son arc et son carquois en bandoulière, sa petite hache sauvage et son coutelas à la ceinture. Se mouvant gracieusement, sans un bruit, entre les arbres, posant ses pieds doucement dans les feuilles qui tapissaient le sol, sans jamais faire craquer une branche morte. A quelques pas derrière lui, je me faisais l’effet d’une lourdaude, bruyante et maladroite. Pour la centième fois peut-être depuis notre départ, je soupirai. Mojag s’arrêta et me demanda ce qui n’allait pas.
« Je fais du bruit, on n’entend que moi ! Je ne sais même pas comment tu me supportes derrière toi… »
A ma grande surprise, je le vis sourire. « Veux-tu apprendre à marcher comme moi, Léotie ?
_ Qu’est-ce que cela signifie ?
_ Léotie ? Petite fleur des champs. » traduisit-il avant de reprendre. « Tu veux apprendre à marcher sans bruit ? »
Je répondis d’un hochement de tête affirmatif, et il sourit de plus belle.
« Alors donne-moi ton panier. Maintenant, ne bouge plus et ferme les yeux. Qu’entends-tu ? »
Je me concentrai sur le silence environnant avant de percevoir autre chose :
« Il y a… le vent, dans les arbres. Un oiseau, à droite.
_ Oui. Quoi d’autre ?
_ Des voix, du bruit… une hache ? Des hommes qui coupent du bois ? » Je tentais de tout entendre, autour de moi. « La rivière ! Je l’entends couler d’ici !
_ C’est bien, Léonie. Tout cela, tu dois l’entendre tout le temps, à chaque instant où tu es dans la forêt. C’est ce qui te permettra de savoir que des hommes travaillent non loin, qu’un ours approche, ou que des canots descendent la rivière. En forêt, tes oreilles doivent être tes yeux, puisque les arbres te cachent la vue. Tu dois être silencieuse pour savoir ce qui se passe autour de toi, et pour passer inaperçue aussi… » m’expliqua-t-il. Ensuite, choisissant un endroit dégagé, il me fit marcher les yeux fermés. Ainsi concentrée sur les sons uniquement, j’entendais le moindre de mes pas dans les feuilles mortes qui bruissaient. J’avais l’impression de faire un raffut de tous les diables. Et soudain, à ma gauche, un bruit me fit ouvrir les yeux. Mojag se tenait là.
« Tu m’as entendu ? C’était bien, très bien. Recommence. »
Nous avons bien cueilli des baies, comme prévu, mais surtout Mojag m’a montré comment me déplacer. En silence entre les arbres et les buissons, en équilibre sur un tronc couché en travers d’un ruisseau pour passer sans mouiller mes mocassins… Et il se mit en tête de m’apprendre à grimper aux arbres.
« Mais… ce n’est pas convenable pour une femme…
_ Oublie donc les coutumes des Visages-Pâles ! Monter à un arbre sera peut-être ta seule chance de survie face à un animal, un jour… »
Cet argument était sans doute le meilleur qu’il puisse opposer à mon éducation puritaine, et je me pliai de bonne grâce aux exercices qu’il m’imposait, bénissant mes mocassins : mes sabots m’auraient lourdement handicapée…
La journée passa vite, et les suivantes encore plus : Mojag entreprit de faire de moi une véritable petite Sauvage. Le soir, vannée par les efforts fournis dans la journée pour me montrer à la hauteur, je m’écroulais de fatigue sans demander mon reste. Pourtant, ces jours passés à marcher, courir, grimper, ramper, nous rapprochaient. J’appris à poser un collet sur la trace de passage des lapins, à tirer à l’arc et à lancer un couteau. Chaque instant était prétexte à rapprochement, Mojag guidant mes gestes ou les corrigeant. J’aimais ces moments où il se tenait tout près de moi, où il posait sa main sur la mienne. Parfois il se tenait dans mon dos pour m’aider, et cela ne m’aidait pas à me concentrer…
Le soir, je m’endormais en pensant au contact de ses mains sur les miennes ou sur ma taille, à son souffle sur ma joue, contre mon oreille. Cela faisait renaître en moi, à chaque fois, cette délicieuse sensation de chaleur, ce trouble que la présence de Mojag à mes côtés sous la couverture ne contribuait pas à calmer…
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