Chapitre 11
Deux jours plus tard, lorsque Mojag ouvrit la porte pour aller chercher de la neige à faire fondre, comme chaque matin après notre premier repas de la journée, je le vis revenir sur ses pas presque aussitôt, et reposer le seau vide à l’intérieur.
« Léonie, habille-toi chaudement, vite ! Prends ton sac, viens avec moi. » Tout en parlant à voix basse, il enfilait lui-même ses vêtements les plus chauds, et je le vis prendre son arc et le carquois contenant ses flèches, glisser à sa ceinture sa petite hache à côté de son coutelas, passer à son épaule la lanière du sac qu’il avait préparé quelques jours plus tôt. Sans poser de questions j’avais exécuté ses ordres, et je fus prête en même temps que lui. Il étouffa le feu avant de saisir ma main et de m’entrainer à sa suite dans la neige. En silence, nous nous faufilions entre les arbres, je posais mes pas dans ses traces. Comme j’appréciais, à cet instant, les jours passés au début de l’été à apprendre à me déplacer dans la forêt ! J’entendais la respiration courte de Mojag, le léger crissement de nos mocassins dans la neige gelée, mais surtout je sentais une odeur de fumée qui emplissait l’air. Était-ce la forêt, qui brulait ainsi ? Je n’osais poser la question, Mojag était si silencieux qu’il me semblait que je devais l’être aussi. Nous allions vers l’est, d’après la position du soleil que je devinais dans le sous-bois, et surtout d’après la mousse sur le tronc des arbres. Vers chez les Roussel, donc…
Je vis bientôt la forêt s’éclaircir un peu, et reconnus aux entailles dans leur écorce les érables qui nous avaient donné leur eau pour en faire du sirop. L’odeur de fumée se faisait toujours plus forte, et Mojag s’arrêta enfin près d’un gros arbre aux branches basses. Il se tourna vers moi pour murmurer : « Tu vas monter dans l’arbre, Léonie, le plus haut que tu peux, pour t’y cacher. N’en bouge pas, ne fais aucun bruit, je viendrai te chercher. » Il déposa un rapide baiser sur mon front. « Va, maintenant : monte. Je te confie mon sac. » Chargée de nos deux musettes bien pleines, je grimpai d’une branche à l’autre jusqu’à trouver une fourche suffisamment large pour m’y asseoir, en sécurité et à l’abri des regards venus du sol. Heureusement que Mojag avait insisté, quelques mois plus tôt, pour m’apprendre à faire cela ! Je m’assis le plus confortablement possible, appuyai mon dos contre nos sacs, et me figeai pour écouter : nous étions trop loin de la lisière de la forêt, et je ne voyais rien de plus qu’au sol. Je n’entendis pas Mojag s’éloigner, mais continuai de tendre l’oreille. Recroquevillée dans cet arbre à attendre son retour, je bénissais ma robe de peau, mes jambières qui montaient haut sur mes cuisses, mes mocassins fourrés et les moufles doublées de lapin que Rose m’avait offertes pour Noël. Emmitouflée dans ma cape de renard blanc, j’étais bien au chaud – et sans doute peu visible depuis le sol, sans quoi Mojag me l’aurait fait savoir avant de continuer sa route.
J’attendis un long, très long moment. Je commençais à avoir un peu faim, et l’immobilité me pesait, j’avais besoin de dégourdir mes membres. Pourtant je ne bougeai pas. Je n’osai même pas glisser la main dans mon sac pour en tirer une galette de maïs et calmer mon estomac. Enfin, alors que j’étais prête à fermer les yeux pour somnoler – seule la peur de perdre l’équilibre et de tomber de mon perchoir me retenait, depuis un moment – un bruit juste en-dessous de moi me mit en alerte. Était-ce un animal ? Un homme ? Que faire ? De quelle arme disposais-je pour me défendre ? Fébrile, je réfléchis rapidement pour me souvenir de ce que j’avais dans mon sac, ou dans celui de Mojag. Pas grand-chose, malheureusement, qui puisse me servir.
« Léonie ! » Mojag m’appelait tout bas. Rassurée, je me penchai pour le voir monter vers moi. Je ne pus m’empêcher de sourire, rassurée par son retour. Pourtant, je perdis vite mon sourire en voyant l’air sombre de son visage.
« Que se passe-t-il ? »
Il s’installa à califourchon sur ma branche avant de me répondre : « La maison des Roussel a brulé.
_ Est-ce qu’ils vont bien ? Ont-ils eu le temps de sortir ?
_ Je l’espère. » Il me regarda droit dans les yeux : « Ce n’était pas un accident, Léonie. Mais je n’ai trouvé personne dans les décombres, et leur canot n’est plus là. Je pense qu’ils étaient déjà partis, comme ils l’avaient prévu. »
Je frémis de crainte pour nos amis. Mais j’étais en même temps reconnaissante que Mojag ne se montre pas faussement rassurant. Comme moi, il ignorait tout de la situation, et je préférais le savoir.
« J’ai croisé quelques guerriers, c’est pour cela que j’ai été si long à revenir. Je ne voulais pas qu’ils te trouvent. Ils ont été attirés par la fumée, eux aussi. Mais ce qu’ils m’ont dit ne me rassure pas pour l’avenir.
_ Quoi, Mojag ?
_ Les tribus s’organisent. Les guerriers se regroupent. Ils comptent tuer tous les Visages-Pâles qu’ils croiseront sur leur route, les forcer à embarquer pour rentrer dans leur pays.
_ Mais nous sommes en plein hiver ! C’est de la folie ! Personne ne prend la mer en hiver !
_ C’est le cadet de leur soucis, crois-le-bien. Et pour le moment, le mien aussi. J’ai peur pour toi, Léonie. Tu es habillée, coiffée comme l’une des nôtres, tu es mon épouse, mais j’ignore si cela suffira à te protéger. Veux-tu que je t’accompagne jusqu’à la ville ? Tu pourrais y retrouver les Roussel, peut-être que…
_ Non !
_ Chut. » J’avais parlé trop fort.
« Pardon » repris-je dans un murmure. « Non, Mojag, je veux rester avec toi.
_ D’accord... Retournons à la maison. Si on croise l’un des miens, ne dis rien, pas un mot, et laisse-moi parler. Nous ne parlerons pas non plus sur le chemin. »
Il m’aida à descendre le long du tronc et des branches, et une fois au sol nous reprîmes notre marche silencieuse, en revenant sur nos pas. Je n’avais pas vu la maison brulée, et ne le souhaitais pas. J’en garderais les doux souvenirs de l’hiver précédent, et cela me convenait.
Nous cheminions d’un bon pas, mais sans nous hâter. Je suivais Mojag en silence, observant notre environnement enneigé, écoutant les bruits feutrés de la forêt endormie. Bien que je ne décèle rien d’inquiétant, je savais que le danger pouvait se trouver au détour d’un sentier, derrière un arbre ou un rocher. Mojag me l’avait maintes fois répété. Je fus soudain alertée lorsqu’il marqua le pas, et je pris une profonde inspiration en espérant que tout irait bien. Il me jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, à la fois pour s’assurer que j’allais bien, et pour m’avertir aussi, me rappeler de ne pas parler. Quelques pas plus loin, un petit groupe de Sauvages nous coupa soudain la route, semblant sortir de nulle part, armés jusqu’aux dents et le visage peint de motifs effrayants rouges et noirs. Je m’arrêtai derrière Mojag qui lança quelques mots à mi-voix. Je n’osais pas regarder les guerriers qui nous avaient arrêtés, mais je me focalisais sur lui, sur sa voix que je sentais tendue bien que sa langue me soit encore trop étrangère pour que je comprenne ses phrases, il parlait trop vite. L’un des hommes lui répondit, un autre ajouta quelque chose d’une voix à peine plus forte, Mojag parla à nouveau. Je m’efforçais de rester impassible, mais j’avais du mal à réprimer ma peur, et j’espérais ne pas me mettre à trembler bêtement devant eux. La conversation s’éternisait, et je crus reconnaitre le terme « wenuj » qui revint plusieurs fois, et qui signifiait chair blanche, c’était comme cela que les Sauvages nommaient les colons blancs. Je n’en étais pas certaine toutefois, car ils parlaient bas et vite, et leur accent était un peu différent de celui de Mojag. Enfin, les guerriers hochèrent la tête, et après un bref salut de la main ils tournèrent les talons et s’évanouirent dans la nature. Mojag attendit quelques instants avant de me regarder, et tendit la main vers la mienne. Je la saisis, et il murmura : « Quafigno canocha. Aista. » Allons à la maison, tais-toi. Je hochai la tête pour lui signifier que j’avais compris, et nous reprîmes notre marche jusque chez nous, faisant de grands détours pour relever les pièges que Mojag avait posés la veille. En arrivant à la maison, Mojag s’assura que nous y étions seuls et que personne n’y était venu en notre absence.
Il referma la porte, mais sans la barrer, et me retint alors que je me dirigeais vers la cheminée pour y rallumer le feu. « Attends. » murmura-t-il à mon oreille en m’attirant contre lui. Je me retrouvai soudain dans ses bras, et me coulai dans son étreinte rassurante. Cela ne dura pas bien longtemps toutefois, et il m’écarta légèrement pour me regarder dans les yeux, avant de me dire, toujours dans un souffle : « Tu as très bien réagi un peu plus tôt lorsque j’ai parlé aux guerriers. As-tu compris ce qu’ils disaient ?
_ Pas vraiment, quelques mots… Ils parlaient des Visages-Pâles, j’ai reconnu le mot, wenuj.
_ Oui. Ils parlaient de toi, surtout. Ils m’ont demandé de quelle tribu tu étais.
_ Qu’as-tu dit ?
_ Que tu avais été élevée chez les Visages-Pâles. Inutile de mentir. Même si j’avais donné le nom d’une tribu éloignée, oubliée, ils auraient vite compris que c’est faux. Je m’attendais à des reproches pour avoir renié les femmes de mon peuple, mais ils ont compris que tu étais réellement l’une des nôtres, élevée depuis toujours par des colons, et que tu avais tout oublié de tes origines. »
J'étais abasourdie : comment ces hommes avaient-ils pu croire que j’étais une Sauvage ? Leur ressemblais-je tant, dans mes vêtements de peau, ma cape de fourrure blanche, mes longs cheveux tressés ? Mojag sourit de mon étonnement, un sourire tendre quoi que tendu :
« Oui Léonie, tu ressembles à une Sauvage. De plus en plus. Tu ne pourras jamais changer la forme de ton visage, et tes cheveux ont parfois de légers reflets cuivrés au soleil, mais tu marches comme moi à présent. Tu pourrais facilement passer pour la fille d’un blanc et d’une Sauvage. »
Je me sentis rosir de plaisir à l’écoute de ce que je considérais comme un compliment.
« Et tu as très bien su grimper dans l’arbre ce matin. Maintenant, il va te falloir apprendre à parler. C’est indispensable. »
Je hochai la tête, bien consciente que les quelques mots que je comprenais ne suffisaient plus, et qu’il me faudrait faire rapidement de réels progrès pour donner le change.
« Nous allons partir, Léonie, quitter la maison. Il va falloir nous fondre dans la forêt. C’est trop dangereux de rester ici, il pourrait nous arriver la même chose qu’à la maison des Roussel.
_ Mais… puisque tu habites ici… ?
_ Crois-tu que les assaillants demandent qui est là avant d’allumer l’incendie, Léonie ? Ils veulent faire disparaitre les colons et leurs maison, c’est tout. Effacer la présence des Visages-Pâles dans la forêt. D’ailleurs, je me demande si je ne mettrai pas moi-même le feu à la maison avant de partir, pour brouiller les pistes et que ceux qui nous connaissent et savent que nous vivons ici ne cherchent pas à nous trouver.
_ Tu veux dire… faire croire que nous sommes… morts ? » Cette idée m’épouvantait. « Brûler la maison ?
_ Il faut te faire à l’idée que nous ne pouvons plus vivre ici, Léonie. Nous devons abandonner tout ce qui vient des colons. Armes, outils, vêtements, bijoux… tout devra rester ici. Nous allons préparer nos affaires, nous partirons ce soir.
_ Dès ce soir ? pourquoi ne pas attendre demain matin ? Nous pourrions dormir une dernière nuit à l’abri…
_ C’est au petit matin qu’ont lieu la plupart des attaques. Quand la nuit est encore noire, et que les veilleurs fatiguent. Non, je ne veux prendre aucun risque, nous ne dormirons pas ici. Mais je te promets que tu dormiras à l’abri chaque soir, Léonie. Je ne te laisserai pas souffrir du froid, ni de la faim. »
J’intégrais lentement ce qu’il me disait. Laisser derrière moi mes quelques biens, mes derniers vêtements de drap ou de laine, le chaudron et les ustensiles de cuisine, la cognée et le fusil, mon coffre auquel je tenais tant : il était la première chose qui m’ait appartenue en propre, il symbolisait en quelque sorte mon passage de fille à femme, même s’il ne m’avait été offert que pour que j’épouse Grandjean. Mon regard se porta sur le coffre, mais Mojag ne me laissa pas m’appesantir en regrets, il me secoua un peu pour que je bouge et l’aide dans ses préparatifs. Démonter la tente qui couvrait notre lit, rouler la peau autour des piquets de bois, sélectionner dans notre couche une peau qui soit solide mais souple, épaisse mais légère, puis les fourrures qui nous tiendraient chaud sans nous encombrer… J’ouvris le coffre pour en sortir nos vêtements de rechange, des mocassins neufs pour lui et moi que j’avais fini de coudre récemment. Ma trousse de couture en cuir, offerte par Tehya lors de notre mariage, et garnie d’aiguilles, d’un petit couteau pointu, de fil et d’un sachet de perles colorées.
« Les aiguilles… » commença Mojag.
« Les aiguilles sont un cadeau de ta mère. Et personne ne fouillera mon nécessaire à couture, je pense ! » répliquai-je d’un ton ferme. Cette petite trousse me rappelait celle de ma propre mère, que j’avais emmenée au couvent après sa mort et qui m’avait été confisquée par les religieuses : elles refusaient que nous conservions quoi que ce soit venant de nos familles. Hors de question de m’en séparer, d’autant qu’elle me serait nécessaire pour raccommoder nos vêtements, en coudre de nouveaux… Mojag capitula, me pressa simplement de terminer mon tri. Je repliai dans le coffre tout ce que nous laisserions derrière nous, puis rabattis le couvercle et laissai trainer ma main dessus en une caresse d’adieu.
« Es-tu prête ?
_ Je le suis. »
Mojag, de son côté, avait préparé nos raquettes, réuni autant de provisions qu’il avait pu loger dans nos sacs, et empaqueté nos affaires de couchage pour en faire des ballots que nous pourrions porter sur notre dos. Il posa les mains sur mes épaules pour me regarder :
« A partir de maintenant, tu ne t’appelles plus Léonie. Tu es « Fleur de prairie ». Léotie. Souviens-t’en.
_ Est-ce que tous les noms ont une signification ? Que veut dire Mojag ?
_ Celui qui n’est jamais silencieux. »
Était-ce une plaisanterie ? Mojag, jamais silencieux ? Lui, capable de passer des heures sans parler ?
« Lorsque mon oncle m’a pris avec lui, je jacassais à longueur de temps, et je faisais du bruit en marchant, en courant, comme un petit Visage-Pâle… C’est de là que vient mon nom. » m’expliqua-t-il. « Maintenant, oublie la langue de ton Vieux Pays, nous ne parlerons plus que la langue des miens.
_ Mais… je ne la connais pas !
_ Tu l’apprendras, Léotie. Tu l’apprendras. Il est beaucoup trop dangereux que nous parlions encore la langue des colons, même si nous nous croyons seuls il peut y avoir quelqu’un pour nous entendre…
_ Je comprends…
_ Si on nous pose la question, tu as été élevée par des blancs et tu ne sais pas de quelle tribu tu viens. Je t’ai épousée pour te sauver des Visages-Pâles, et nous tentons de rejoindre mon village. D’accord ?
_ D’accord. Allons-nous vraiment dans ton village ?
_ Pas tout de suite. Je préfère m’y faire oublier un peu ; tout le monde sait, là-bas, que j’ai des liens très forts avec les Roussel. Certains pourraient ne pas me le pardonner.
_ Où allons-nous, alors ?
_ Pour le moment, nous allons vivre dans la forêt. Nous y cacher. Laisser passer l’hiver et les attaques. Lorsque la situation sera calmée, nous iront retrouver les miens.
_ Comment sauras-tu que la situation est calmée, Mojag ?
_ La forêt parle, Léotie. Les bruits portent loin. Certains points élevés peuvent servir de belvédère. Nous croiserons sans doute des chasseurs, des trappeurs, qui pourront nous renseigner. Nous verrons… Es-tu prête ? » demanda-t-il à nouveau.
Je pris une grande inspiration, me drapai dans ma cape et hissai mon sac sur mon épaule.
Léonie n’était plus. La Fille du Roy soumise à André Grandjean, apeurée par le climat rude de ce nouveau pays, mourait ce jour d’hui.
Léotie voyait le jour, une Sauvage dont le désir de liberté n’avait d’égal que l’appétit de vivre, l’épouse d’un fier guerrier, la fleur des prairies qui vivrait désormais dans la forêt.
Annotations