Chapitre 2
Avant même d’ouvrir les yeux, je sentis la couche moelleuse sur laquelle j’étais installée, et l’agréable odeur qui embaumait l’air, lequel n’était plus glacé mais tempéré. J’étais donc morte, et arrivée au Paradis !
Une jeune fille de mon âge était penchée sur moi et me souriait.
« Ah, enfin ! J’ai bien cru que tu ne te réveillerais jamais ! J’ai nom Rose, et nous sommes voisines. Tu es chez moi, chez mon père. Ne parle point, tu es faible encore. Je suis en train de préparer la soupe, elle te fera du bien. »
Après un autre sourire, elle se détourna et je la suivis du regard. J’étais couchée dans un lit-clos dont la porte était largement ouverte, et je pus voir une pièce un peu sombre mais éclairée par le feu qui ronflait dans la cheminée. Il y avait un autre lit-clos, et je devinai une table et des bancs posés sur un plancher de bois blanc. Une jolie maison comme je rêvais d’avoir… A cette pensée, les larmes me montèrent aux yeux, et ma vue se brouilla à tel point que je ne vis même plus Rose qui s’affairait devant l’âtre.
« Allons, allons, faut point pleurer » me gronda-t-elle en se tournant vers moi, une écuelle à la main. « Tiens, bois. Mais vas-y doucement, j’ai bien l’impression que tu n’as rien mangé depuis un bon moment, il faut te réhabituer… »
J’obéis sans chercher à comprendre, et bus lentement le bouillon odorant qu’elle m’offrait.
Puis elle me conseilla de dormir, et je laissai le sommeil me reprendre. A mon réveil elle était près de moi, toujours souriante. Une autre femme était là également, plus âgée, brune de peau et de cheveux, qu’elle me présenta comme sa nourrice. Mon estomac criait famine, mais elles refusèrent toutes deux de me laisser absorber autre chose qu’une seconde écuelle de ce bouillon fleurant bon les herbes et les légumes.
J’avais toujours du mal à croire que j’étais en vie, et cela la fit rire :
« Je gage que mon frère t’a effrayée, pas vrai ?
_ Ton…
_ Tu l’as vu avant de perdre connaissance, il me l’a dit.
_ Je… »
Je ne savais plus ce que j’avais vu, ce que j’avais rêvé.
« Je lui ai pourtant dit cent fois pourtant, à ce grand sot, de garder son bonnet pour pas effrayer les dames, mais y’a rien à faire, il préfère sa coiffure de Sauvage ! »
Elle m’expliqua que sa mère était morte de la fièvre des accouchées, et que son père n’avait eu d’autre choix que de la confier à la femme d’un de ses compagnons de chasse, qui avait un enfant de quelques mois.
« Tehya a continué à s’occuper de moi, même quand je n’ai plus eu besoin de son lait. Elle est comme ma mère, ou ma tante. Son fils est mon frère, et il vit tantôt dans le village de son père, tantôt ici avec nous. »
Je me contentai de cette explication, bien qu’elle recèle une part de mystère que je ne m’expliquais pas. On m’avait maintes fois mise en garde contre les Sauvages, leurs coutumes étranges et païennes, et leur fâcheuse habitude d’enlever les femmes blanches pour leur faire subir Dieu sait quelles atrocités…
Je m’assoupis à nouveau, et on me laissa dormir. A chacun de mes réveils, Rose ou Tehya étaient présentes pour me donner un peu de soupe. Entre deux cuillerées, Rose me posait des questions.
« Dis-moi ton nom, un peu.
_ Léonie. Léonie Grandjean.
_ Ah ! T’es la femme à…
_ Laisse-la manger en paix.
_ Oh, mais je ne l’empêche point de manger, Tehya ! »
Cependant, pour ne pas contrarier sa nourrice, elle cessa de me questionner, et me parla d’elle. J’appris ainsi que son père, le sieur Roussel, possédait la maison dans laquelle nous nous trouvions, qu’il était présentement parti en « campagne de fourrures » pour quelques semaines, et que c’est la raison pour laquelle le fils de Tehya s’était provisoirement installé avec elles. Que, revenant de relever ses pièges le matin même, il avait été intrigué de ne point voir fumer la cheminée de la maison Grandjean comme à l’aller, et qu’en entrant il m’avait trouvée évanouie, la cognée près de moi, appuyée contre un banc auquel je n’avais pas fait le moindre mal.
La journée passa ainsi, et au coucher du soleil j’entendis la porte s’ouvrir.
Rose, qui se trouvait assise près de moi, au bord du lit, sourit :
« Voilà mon frère. Tu n’auras point peur, cette fois ? »
Je me rehaussai un peu contre les oreillers, et tendis le cou, mais le lit-clos était placé de telle façon que je ne voyais pas toute la pièce.
Ils prirent le souper à table, et moi dans le lit qu’on m’avait interdit de quitter. A part le raclement des cuillères de bois contre le fond des écuelles en terre cuite, on n’entendait pas un bruit.
Je m’assoupis sitôt ma soupe avalée, et n’ouvris les yeux qu’en sentant Rose grimper dans le lit près de moi. Le second lit était déjà clos, et j’entendis grincer une échelle, dont je supposai qu’elle devait mener à une soupente. Après quoi, la maison se trouva silencieuse.
A côté de moi, Rose murmura dans le noir :
« Léonie… tu dors ?
_ Non.
_ T’as quel âge ? Tu veux causer un peu ? Tehya voulait pas que je t’ennuie, mais j’ai bien envie d’avoir une amie… »
J’avais tellement souffert de la solitude depuis mon mariage que j’aurais parlé aux murs… alors une amie de mon âge ! Oubliant ma fatigue, je lui répondis sur le même ton :
« Dix-huit ans, et toi ?
_ Dix-sept.
_ Sommes-nous vraiment voisines ?
_ Deux lieues, c’est pas loin ici tu sais. Tu viens du Vieux Pays ?
_ Oui, je suis arrivée à la fin de l’été.
_ Et tu as épousé Grandjean.
_ Oui. »
Ni l’une, ni l’autre n’osant émettre un mot de plus à son propos, elle continua :
« J’ai un galant, Père a donné son accord pour qu’on se marie cet été. »
Là, si je sentais bien qu’elle avait envie de s’étendre sur le sujet, c’est moi qui ne savais comment l’y encourager. Ce genre de conversations étaient bien entendu bannies du couvent, et j’avais toujours su que si j’en sortais un jour, je n’aurais pas le choix du mari.
Finalement, Rose se révéla être une incorrigible bavarde, et elle se passa de questions pour me parler de son fiancé, nommé François, et me conter la vie en ce pays. J’appris ainsi que mon époux n’était guère apprécié par ses voisins, qui lui reprochaient son manque de discernement et son ivrognerie. Je ne le savais que trop bien, j’en avais fait les frais depuis nos épousailles…
Et à mon tour je confiai à Rose les violences dont j’étais victime depuis plusieurs mois, la peur continuelle dans laquelle je vivais. Elle me serra la main, et chuchota :
« A présent tu es avec nous, tu as chaud, à manger, tu es en sécurité. Ne pense à rien d’autre et dors, il est temps… »
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