Chapitre 13
Quelques jours plus tard, alors que nous cheminions dans une vallée encaissée entre la montagne que nous venions de descendre et une autre, moins haute, nous avons fait halte pour nous restaurer dans une vaste clairière. Assis au soleil sur un rocher arrondi couvert de mousse, nous avons profité de la douceur du jour, des rayons chauds sur nos visages, et de l’atmosphère paisible du lieu.
« Je n’ai pas envie de repartir… » confiai-je à Mojag après avoir terminé de manger, alors que je le sentais prêt à se lever pour reprendre son sac. Il me regarda, un peu étonné, s’attendant sans doute à ce que je confesse une lassitude pour notre marche.
« Cet endroit est si beau, j’aimerais y rester toujours. » expliquai-je naïvement.
« C’est vrai que c’est beau. » sourit-il. « Reste un peu, si tu veux. Je vais aller chasser. Je ne m’éloigne pas beaucoup. » Il me laissa son sac et ses fourrures, n’emmenant que ses armes. Je le regardai marcher en silence, ses mocassins effleurant le sol, lui fendant l’air sans un bruit, sans rien déranger des arbres autour de lui. Je le suivis du regard tant qu’il me fut visible, puis m’intéressai à ce qui m’entourait. Je m’amusai à reconnaitre les arbres, à les nommer dans la langue de Mojag, énumérai les couleurs et tout le vocabulaire qu’il m’avait appris. Je peinais encore sur la prononciation de certains mots, et surtout sur la compréhension lorsqu’il me parlait trop vite. Aux premiers temps de notre mariage, lorsqu’il avait entrepris de m’apprendre sa langue, ses phrases m’avaient paru être composées d’une enfilade de syllabes inarticulées, avec beaucoup de voyelles et peu de consonnes. Mais, petit à petit, mon oreille s’habituant à ces sonorités nouvelles, je comprenais mieux les mots et à présent qu’il ne me parlait plus autrement il pouvait causer plus rapidement, sans répéter plusieurs fois ce qu’il me disait ni mimer, comme il l’avait fait au début.
Je notai plusieurs sortes de pins, des châtaigniers, quelques hêtres, et un bosquet de noisetiers un peu plus loin. Un éclair roux sauta de branche en branche, courut le long d’un tronc et disparut dans un buisson. Un écureuil ! Il ne tarda pas à reparaitre, et je suivis à nouveau sa course, notant dans quel arbre il montait. Il n’y resta pas bien longtemps, mais fut de bientôt de retour. Je suivis un petit moment son manège, avant de quitter mon rocher au soleil pour aller voir ce qu’il faisait. Je marchais avec précautions, comme Mojag me l’avait enseigné, sans faire de mouvements brusques ni frapper mes pieds sur le sol. Je ne pus trouver l’endroit où il allait, et il dut me voir ou m’entendre, car il disparut subitement. Déçue, je revins sur mes pas, et levai les yeux vers l’arbre où il avait grimpé à chaque fois. Moi aussi, je savais monter aux arbres, à présent… Je me défis de ma cape, la suspendis à une branche basse, et entrepris l’ascension, branche après branche, jusqu’à la grosse fourche où je l’avais vu s’arrêter à plusieurs reprises. A cet endroit, le tronc était creux. Était-ce son nid ? Je tendis l’oreille mais aucun bruissement n’en sortait. Je me hissai un peu plus haut pour jeter un coup d’œil, mais le creux était sombre et je ne vis rien à part quelques pommes de pins. Avais-je trouvé sa réserve de nourriture ? Excitée par cette idée, je tendis la main pour saisir une pigne, et la lançai à l’intérieur. Si un autre écureuil se trouvait là, cela ne manquerait pas de le déloger, ou au moins de le faire protester. Mais rien ne bougeait à l’intérieur, alors je plongeai franchement la main dans le trou, et en ramenai une pleine poignée de noisettes, de faines, de châtaignes, de glands, et même un champignon sec. Cette découverte me mit l’eau à la bouche, et je fis rapidement le tri : je savais qu’on pouvait manger certains glands mais je n’étais pas certaine de la variété de ceux-là, aussi je décidai de les laisser à l’écureuil. En revanche, je glissai dans le col de ma robe tout ce que je pus trouver de noix, noisettes, châtaignes, faines et champignons. Je me régalais à l’avance du dessert dont je ferais la surprise à Mojag pour le repas du soir, quand je fus interrompue par le cri d’un dindon. Ou ce qui s’en rapprochait, en tout cas. Trouver un dindon au milieu de cette forêt me parut hautement improbable. Je glissai une dernière poignée de fruits secs dans mon col, et me retournai pour voir où était ce volatile. Quel dommage que je ne sois pas armée ! Je rêvais d’une volaille à la broche…
« Léotie ! » m’appela Mojag, et je crus déceler dans sa voix un vent de panique.
« Je suis là ! » répondis-je en commençant à descendre, précautionneusement, pour éviter de tomber ou de perdre mes précieuses réserves qui étaient retenues contre moi par ma ceinture, sous ma robe.
« Où ?
_ Dans l’arbre, je descends, ne t’inquiète pas. »
Lorsque je posai enfin les pieds au sol il m’attira contre lui, mais je le repoussai, pour la première fois sans doute depuis que nous nous connaissions.
« Léotie ? Que se passe-t-il ? Que faisais-tu dans cet arbre ? » Il était confus, perdu, et me regardait avec inquiétude. Il sembla croire que j’avais tout à fait perdu la tête en me voyant étaler ma cape sur le sol, me placer debout en son centre, et dénouer ma ceinture pour secouer ma robe. Alors, il éclata de rire en voyant la pluie de graines et de champignons secs tomber autour de mes pieds.
« Maintenant, tu peux me serrer dans tes bras ! » lui dis-je en replaçant la ceinture autour de ma taille. Il s’exécuta, m’enlevant du sol pour me faire tourner en l’air et me reposer à côté de ma cape, riant toujours. Puis nous avons rassemblé ma cueillette, et Mojag me confirma que tout ce que j’avais sélectionné était bon à manger.
« J’ai laissé les glands à l’écureuil, je n’étais pas certaine qu’ils seraient bons pour nous. Et puis comme ça, il aura encore quelque chose à manger…
_ Tu as bien fait, mais il a d’autres caches, ne t’en fais pas pour lui. »
Mojag, de son côté, avait tué un lapin. J’allais le mettre dans un de nos sacs, avec mes graines, quand il me dit : « Attends un peu, Léotie. Nous allons peut-être rester ici.
_ Vraiment ? Mais… je sais bien qu’il nous faut continuer, Mojag, je te remercie d’avoir accepté que nous restions un peu plus longtemps, mais nous pouvons repartir à présent.
_ Viens avec moi, je veux te montrer quelque chose. Ou plutôt, tu as raison : reprenons nos affaires. »
Je lui jetai un coup d’œil surpris : bien sûr que nous n’allions pas laisser nos affaires ici, et puis quoi encore ? Le lapin et les graines entourés d’une peau bien serrée, je drapai ma cape autour de moi et passai la lanière de mon sac sur mon épaule, sans avoir besoin de son aide. Mojag m’ouvrit la marche et je le suivis jusqu’à un amoncellement de rochers au pied d’une petit falaise. Il se glissa entre deux d’entre eux et je le suivis encore. Il faisait sombre, mais l’air était étonnement sec dans ce qui semblait être une petite caverne. Cela ne sentait ni l’humidité, ni le renfermé, ni l’odeur d’un animal qui aurait pu nicher là.
J’entendis Mojag frotter l’une contre l’autre ses pierres à feu, et allumer la mèche d’une petite lampe ingénieuse façonnée dans un coquillage rempli de graisse. A la lumière tremblotante de la flamme, nous avons exploré les parois rocheuses de la grotte où nous nous trouvions. Elle n’était pas bien grande, et se terminait en cul-de-sac après quelques pas.
« Veux-tu que nous nous installions ici pour quelques temps, Léotie ? Nous y serions à l’abri du vent et de la pluie. La région est giboyeuse, je pourrais chasser. Nous pourrions rester là un moment, le temps de reconstituer des réserves de viande, nous reposer… La vallée est agréable et un ruisselet court un peu plus loin. »
J’acceptai aussitôt, et commençai par confectionner un balai avec une poignée de brindilles, pour nettoyer le sol. Mojag posa la lampe à un endroit d’où elle pourrait nous éclairer un peu, et nous avons déballé nos paquets, aménagé notre couche pour la nuit. Puis j’ai dépecé le lapin, décortiqué quelques graines pendant que Mojag ramassait du bois et allumait un feu à quelques pas de l’entrée de notre caverne, pour faire fondre de la neige et rôtir le lapin que j’avais farci de champignons et de châtaignes.
Ce repas fut un véritable festin, et nous avons longuement parlé autour du feu. Mojag semblait plus apaisé que les jours précédents, peut-être du fait que nous étions établis pour quelques temps.
« Oui. » me répondit-il lorsque je lui posai la question. « Dormir en forêt ne me pose pas de problème, je l’ai toujours fait lors de mes expéditions de chasse, mais je ne suis pas seul. Tu es là, et je veux prendre soin de toi, je refuse que tu ne sois pas bien installée. » Sa réponse me fit fondre, mais en même temps je fronçai un peu les sourcils :
« Tu veux dire que tu prends des précautions supplémentaires en raison de ma présence ?
_ Bien sûr. Si j’étais seul, j’aurais marché plus vite, j’aurais parfois continué à avancer jusqu’à la tombée de la nuit, quitte à dormir enroulé dans ma cape sous les branches basses d’un sapin…
_ Je ne voulais pas te causer du souci, Mojag. » protestai-je. « Je pouvais faire comme toi ! Je voulais faire comme toi !
_ Non, Léotie. » me contredit-il doucement, serrant ma main protégée d’une moufle. « Tu es mon épouse, mon rôle est de prendre soin de toi. Les guerriers dorment n’importe où dans la forêt, nous y sommes habitués. Les épouses, lorsqu’elles nous accompagnent, ont le droit à certains égards.
_ Est-ce que les femmes vont souvent chasser avec les guerriers ? » m’enquis-je, avide d’en savoir plus sur les coutumes de son peuple.
« Parfois, surtout les jeunes femmes, qui ne sont pas encore mères. Mais la chasse n’est pas la seule raison de dormir en forêt. Nous voyageons, nous allons rendre visite à des parents ou des amis qui vivent dans d’autres villages, parfois éloignés de plusieurs jours de marche ou de canot. Nous faisons du troc aussi, pour nous procurer des produits dont nous ne disposons pas, en les échangeant contre nos spécialités ou bien des vivres, des peaux, des fourrures…
_ Des spécialités ?
_ Les femmes du village de mon oncle sont réputées pour la douceur des peaux qu’elles tannent. D’autres tribus savent recueillir du sel au bord de la mer et attraper des coquillages, ou bien cueillent des baies qui ne poussent nulle part ailleurs… Tout cela, on peut l’échanger. »
Mojag remit quelques branches dans le feu avant d’aller nous coucher, et nous nous glissâmes dans nos fourrures avec délectation, sachant que le lendemain nous n’aurions pas à tout remballer. Il faisait plutôt doux dans la caverne, et nous avions ôté nos mocassins, lui son pantalon et moi mes jambières. Mojag n’avait pas même gardé sa veste. Sentir la peau nue et chaude de son torse sous ma joue me fit soupirer d’aise, et je déposai un baiser sur son épaule avant de me nicher contre lui. Je ne tardai pas à trouver le sommeil, fatiguée par la marche, apaisée par le toit de roche au-dessus de nos têtes et la présence de mon guerrier.
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