Chapitre 16

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Nous nous sommes mis en route le lendemain au petit jour, après avoir rassemblé nos affaires, replié tentes et fourrures, empaqueté la viande séchée et rempli nos outres d’eau fraiche.

Oswahne tenait sur son dos la toute petite qui s’accrochait à son cou, Maikan, Mingan et Mojag portaient chacun l’une des plus grandes. Sondakua et moi étions chargés d’une partie des bagages. Nous n’avancions pas aussi vite que Mojag et moi seuls, mais tout de même plus rapidement que si les enfants avaient marché : elles n’avaient encore que de petites jambes, et deux d’entre elles devaient ménager leurs forces et leurs pieds tout juste cicatrisés.

Au milieu du jour, après une halte pour avaler quelques bouchées de viande séchée, Oswahne reprit la petite sur son dos. Mais rapidement, je la vis grimacer, sans se plaindre. Je la débarrassai alors de son fardeau, lui laissant en contrepartie un ballot de couvertures que je portais jusque-là. La toute petite s’agrippa à mon cou, je calai ses petites jambes autour de ma taille, et suivis les guerriers qui reprenaient leur marche. Elle n’était pas lourde, mais il était fatiguant de la tenir lorsqu’elle s’endormait et relâchait sa prise sur mes épaules. Mojag finit par nouer une couverture autour de nous deux pour la maintenir sur mon dos. Ainsi, elle put somnoler sans risquer de tomber, et je marchais plus facilement, sans avoir besoin de la tenir.

Mojag s’inquiétait régulièrement de ma fatigue, plusieurs fois il insista pour savoir si j’allais bien. Ne me croyait-il pas capable de porter la petite tout en marchant ? Lui portait bien une enfant, plus grande et plus lourde ! Pourquoi tant d’insistance ? Je m’étais endurcie, musclée, depuis que nous vivions dans la forêt. Je ne dis rien devant les guerriers et les fillettes, mais le soir sous notre tente, lorsqu’il me demanda encore une fois comment je me sentais, je me défendis :

« Mais enfin, pourquoi insistes-tu, Mojag ? Je vais bien ! Je ne suis pas fatiguée, pas plus que d’habitude, je t’assure ! Elle est légère comme une plume, et avec la couverture j’ai à peine besoin de la tenir.

_ Ne te fâche pas, Léotie… » murmura-t-il en prenant mes mains dans les siennes. « Je m’inquiète pour toi, oui… N’es-tu pas plus fatiguée, ces derniers temps ? Ne sens-tu pas… des changements ? »

Je fronçai les sourcils dans la nuit, que me chantait-il là ?

« Tu n’as pas saigné depuis bientôt deux lunes, Léotie, et je me demande si…

_ Si quoi, Mojag ?

_ Enfin, tu sais bien ce que cela signifie ? Et tu as été malade, l’autre matin… Léotie, ce sont des signes… qu’une femme attend un enfant.

_ Oh… »

Je restai muette. Un enfant ? A moi, à nous ? Un enfant, qui grandirait dans mon ventre ?

« Léotie ? » Il caressait à présent ma joue, je sentais le bout de ses doigts effleurer le lobe de mon oreille, suivre la courbe de ma mâchoire. « A quoi penses-tu ?

_ Tu es sûr ?

_ Non, je me pose la question. C’est aussi pour cela que je tenais à ce que nous les accompagnions jusqu’à leur village : les femmes pourront t’aider. Te conseiller. Ils ont une bonne guérisseuse, m’a dit Maikan. Mais, Léotie, les femmes qui t’ont élevée : ta mère, les religieuses… ne t’ont-elles jamais appris cela ?

_ Ma mère, j’étais trop jeune. Et puis les religieuses… Mojag, elles n’ont pas d’enfant, elles ignorent tout cela ! Rose m’en a un peu parlé, l’été dernier. »

Il grogna : « Les Visages-Pâles et leurs coutumes étranges… Promets-moi, Léotie, que tu te ménageras. Si tu es fatiguée ou malade, je veux que tu me le dises. »

Je promis, quoiqu’il s’en apercevrait sans doute tout seul, il me connaissait si bien, il savait lire sur mon visage, parfois il devinait des choses avant même que j’en prenne conscience.

J’eus du mal à trouver le sommeil ce soir-là, notre conversation tournait dans ma tête, et je me repassai les derniers jours pour tenter de définir si ma fatigue était normale ou non, si j’avais été malade à cause de la vue des blessures, ou pour une autre raison…

« Tu ne dors pas ? » s’étonna mon époux au bout d’un long moment à me sentir me retourner dans un sens, puis dans l’autre.

« Non… je pense… à ce que tu m’as dit… J’ai peur, Mojag !

_ Peur ? De quoi ?

_ Si… si c’est vrai. Si j’attends un enfant… est-ce que je saurai m’en occuper ?

_ Tu ne seras pas seule Léotie, jamais. Une mère n’est jamais seule pour s’occuper de son enfant. Je serai là. Et les autres épouses seront là aussi, la guérisseuse… Ne t’en fais pas. Dors… » insista-t-il en m’enlaçant tendrement.

Facile à dire !

Le lendemain, le réveil fut laborieux, et pour le coup je me sentais vraiment fatiguée lorsque nous avons repris notre marche. Mais pour rien au monde je ne l’aurais avoué. Je marchai, suivant les guerriers sous le regard inquiet de Mojag, portant mon petit fardeau somnolant. Son souffle me chatouillait la nuque, et je sentais ses petites mains agripper mes épaules, jouer parfois avec une de mes tresses.

Il nous fallut cinq jours pour arriver au village. Mingan nous avait prévenus, la veille, de notre arrivée imminente, aussi je savais à quoi m’attendre. Je n’étais pas mécontente de voir la fin de notre marche car la fatigue ne s’était pas vraiment estompée, quoique j’aie mieux dormi les nuits suivantes. Mais j’étais aussi inquiète à l’idée d’arriver dans ce village inconnu, de bientôt me retrouver entourée d’étrangers qui ne manqueraient pas de me dévisager, de poser des questions, de me parler en s’attendant à ce que je réponde. Mojag avait beau me rassurer, je ne pouvais m’empêcher d’y penser avec appréhension.

Je n’avais pas vraiment pris garde à notre environnement, me contentant de suivre le rythme imposé par Mingan qui ouvrait la marche, occupée à regarder où je posais les pieds et à éviter les branches des arbres. Mais le paysage avait changé, en cinq jours. La forêt dense et escarpée où nous avions vécu avec Mojag pendant ces semaines hors du temps avait laissé place à une végétation un peu plus clairsemée. C’était toujours une forêt, mais les arbres étaient moins serrés, et le sol était plat, nous n’étions plus sur une montagne.

En fin de journée, au moment où le soleil était encore bien haut dans le ciel, les arbres parurent s’espacer, et il me sembla que l’air se réchauffait nettement. Des cris de joie nous accueillirent soudain, des cris d’enfants :

« Grand-Père, Grand-Père ! »

Plusieurs enfants, garçons et filles, nous entouraient sans que je les aie vus arriver. Ils faisaient fête à Maikan, qui s’arrêta pour les saluer. Les enfants saluèrent aussi joyeusement Mingan et Sondakua, et se montrèrent curieux à notre égard, quoiqu’un peu plus réservés. Oswahne et ses compagnes les regardaient avec un mélange de crainte et d’envie, et les guerriers posèrent sur leurs pieds les fillettes qu’ils portaient. La toute petite se réveilla sur mon dos, et Maikan m’en délesta, en dépit de ses protestations. Comme j’allais la reprendre, Mojag murmura : « Laisse. Il va la porter pour arriver au village. »

Oh, bien sûr… en la voyant sur mon dos, les gens imagineraient qu’elle était ma fille… Je fis rouler mes épaules un peu endolories, puis repris à Oswahne une partie de son chargement. Après quoi, Maikan reprit la tête de notre petite troupe, ses compagnons le suivant de près, puis les fillettes serrées les unes contre les autres, l’ainée tenant la plus jeune par la main. Enfin, Mojag et moi fermions la marche. Les enfants étaient partis en courant annoncer notre arrivée au village que nous devinions entre les arbres, et certains revenaient déjà, suivis par d’autres.

Le village était construit à l’orée de la forêt, au bord d’un lac qui me parut si grand que je me demandai un instant si c’était la mer. Mais non : l’air ne sentait pas le sel, il s’agissait bien d’un lac. Contrairement à la description que Mojag m’avait faite des villages Sauvages, il n’y avait pas une seule grande habitation, une maison longue comme il disait, mais plusieurs petites, entre lesquelles s’avançaient hommes et femmes attirés par les cris des enfants. Maikan nous mena au cœur du village, et lorsqu’il s’arrêta, un large cercle s’était créé autour de nous, un cercle composé de guerriers, de femmes, d’enfants, de vieillards… Tout le village était là. Je n’osais pas bouger, mais j’avais envie de me rapprocher de Mojag, de glisser ma main dans la sienne. Les regards étaient curieux mais avenants, et si personne ne parlait fort, tous chuchotaient calmement avec leurs voisins. Je ressentais le besoin de me rapprocher de Mojag, mais je ne voulais pas me montrer vulnérable devant tant de monde. Je voulais qu’on me pense courageuse, digne de mon époux.

Attendions-nous quelque chose ? Quelqu’un ?

Je trouvai la réponse à ma question lorsque la porte d’une maison toute proche s’ouvrit. Les voix se turent, et une femme aux longues tresses grises en sortit, escortée d’une poignée d’enfants. Son visage était ridé, mais elle se tenait étonnamment droite pour une vieille femme. Le respect que tous lui témoignaient était palpable : le silence s’était fait à son arrivée, et les plus proches s’écartèrent pour la laisser passer. Elle devait tenir un rôle important dans le village, mais son regard était bienveillant et elle ne semblait pas inspirer de crainte. Plutôt une grande estime, de la considération.

« Vous voilà de retour… Maikan, Mingan, Sondakua. » Les salua-t-elle, un par un. « Vous n’êtes pas seuls, qui sont ceux-là ? » ajouta-t-elle sans détour. Tant de franchise me désarçonna un peu, je ne m’attendais pas à une question aussi directe. Maikan prit la parole :

« Voici la fille de ma sœur, et quatre de ses compagnes d’infortune. Ces enfants ont besoin d’une famille. C’est grâce à Mojag et Léotie que nous avons pu les soigner, les vêtir, et arriver jusqu’ici.

_ Bienvenue à vous tous. » sourit la vieille en nous regardant l’un après l’autre. « Vous devez être fatigués, entrez vous reposer. »

Sur ces mots, elle fit demi-tour et repartit vers sa maison. Mojag la suivit, et je l’imitai. Les fillettes, entourées des trois guerriers, nous emboitèrent le pas.

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