Tartine Aubeurre avait économisé toute l’année pour rencontrer l’homme qui la faisait vibrer au bout de son clavier. Pure folie, selon Raison Lajuste, son amie d’enfance. So romantic, pour Passion Lenflammée, sa voisine de palier.

Comme toujours, les réticences de Raison étaient fondées. D’ailleurs, Tartine se demandait parfois si son Crocodile Dandy, avec son grand couteau, son lasso, ses bottes de cow-boy et son chapeau, lui racontait la vérité. Nombreux sont ceux qui, chaque jour, n’hésitent pas à la travestir ; soit pour l’embellir, soit pour dissimuler le pire. À plus de quinze mille kilomètres, comment être sûre que son viril bushman virtuel était bien réel ? Peut-être s’agissait-il d’un bedonnant fonctionnaire à la retraite qui pâlissait à la vue de la moindre araignée et entretenait une torride correspondance pour casser la routine d’une vie rangée, quasi achevée ? Tout était possible ; Tartine le savait. Amour véritable ? Gigantesque mascarade ? Elle allait être fixée. Plus que quelques heures avant de décoller pour l’Australie et ses secrets.

Catastrophe Aérienne, une hôtesse de l’air au sourire aussi grand que la poche d’une maman kangourou, lui indiqua d’un rapide mouvement de tête son siège. Il était situé côté hublot. Tartine pourrait voir la Terre de là-haut. Elle s’installa, sortit son masque de sommeil, puis le mit. Les derniers préparatifs l’avaient épuisée. Bercée par la voix du commandant de bord, Crash Huit-Cent-Vingt-Sept, Tartine s’endormit. Son vol se transforma brusquement en une dangereuse course-poursuite dans une forêt tropicale remplie de bêtes sauvages. La jeune femme se réveilla au moment où Crocodile venait la sauver et l’avion de se poser. Rapidement, elle récupéra sa valise. Son téléphone bipa. Elle le consulta. C’était un message. Un message de LUI ! Il lui avait envoyé trois mots. Trois mots seulement. Trois mots insignifiants, mais tellement importants, pour elle, à cet instant. « Je suis là. » Malgré le brouhaha des voyageurs, Tartine Aubeurre n’entendait que les battements de son cœur. Fébrilement, elle se mit à chercher l’auteur du texto.

— Croco ! C’est toi ? s’écria-t-elle soudain effrayée en voyant un colossal autochtone débouler tel un prédateur affamé.

— Oui, répondit le séduisant homme au corps d’athlète, d’une voix fluette.

En une fraction de seconde, le mythe de l’aventurier baraqué s’écroula. Depuis le début, Tartine et Crocodile avaient échangé par écrit. Ils ne s’étaient jamais parlé. Crocodile n’avait pas menti. Il vivait bien dans la brousse australienne et ne craignait rien ni personne. Il avait seulement oublié de mentionner au chapitre « particularités » qu’il avait une voix de fillette. Quelle déconfiture pour Tartine ! Elle, qui rêvait de l’entendre déclamer sa flamme au coin du feu, ne pourrait jamais le prendre au sérieux, même en fermant les yeux. Prétextant une urgence, Tartine acheta - à la hâte - un billet retour pour la France. Crocodile resta avec elle jusqu’au moment de l'embarquement. La voyant fuyante, il ne dit rien. Il se contenta de lui tenir la main. Au premier appel, Tartine se leva.

— Adieu, dit-elle, pressée de le quitter.

— Quel dommage de ne pas avoir essayé d’aller au-delà d'une simple voix, ajouta-t-il virilement, après avoir coupé son modulateur de voix. Bon retour chez toi.

Déconfite, Tartine faillit défaillir. Au micro, Catastrophe Aérienne appela, une dernière fois, les passagers. Tel un robot, Tartine avança, sans se retourner.