Chapitre 2: Enquête au Nord
Extrémité Nord du royaume d'Arneth, an 452
Breinna venait d’avoir vingt-deux ans, et ce voyage serait son dernier en tant qu'apprentie Armure, tout comme celui de son maître.
Après avoir gagné les sélections, la nouvelle Armure devenait l'écuyère d'un mentor pour une durée de cinq ans. La mission d'un maître était avant tout de transmettre à la prochaine génération d'Armures ses connaissances du royaume, le maniement des armes et, surtout, de s'assurer que son protégé agirait dans l'intérêt de Sa Majesté.
Sieg, son mentor, menait la marche à côté de sa jument pour l'économiser. L'homme, la trentaine, les cheveux de jais volant au gré du vent, n'avait pas ouvert la bouche depuis plusieurs heures. Une habitude que Breinna avait appris à apprécier, car elle donnait à chacune de ses paroles un poids particulier. Il ne parlait pas pour rien dire. Mais aujourd'hui, quelque chose était différent. Malgré son mutisme, il semblait anxieux. Et il n'était pas le seul : la jeune femme avait une boule au ventre.
Ils n'avaient croisé âme qui vive depuis près d'une journée. Rien d'étonnant, les villages se faisaient de plus en plus rares dans cette région austère. La chaîne de Maior, qui séparait le continent de l'océan, se dressait à perte de vue, alourdissait l'atmosphère. Il ne restait plus que le village d'Atnorth à sa base.
Ils étaient partis de la capitale une dizaine de jours plus tôt, à la suite d'une doléance parvenue aux oreilles de Sa Majesté. Un paysan s'était plaint que l'intégralité de son cheptel de moutons avait été tuée en une seule nuit. La reine n'aurait pas envoyé deux des trente-deux Armures pour si peu. Selon le paysan, son cheptel s'était entretué.
Breinna s'enmitoufla plus profondément dans sa cape. La plaine, entourée par les montagnes, était balayée par des vents glaciaux. Elle s'humidifia les lèvres, tentant de combattre leur gerçure.
Sieg, taciturne, était une véritable force de la nature, un homme du Nord. Il connaissait bien la région pour y avoir grandi. Il marchait un pas après l'autre, jetant de temps à autre un regard en arrière pour vérifier que sa protégée tenait l'allure.
Alors qu'il se retournait une énième fois, il vit Breinna grelotter de froid. Il s'arrêta, lui laissant l'occasion de rattraper les quelques mètres qui les séparaient. Il saisit la peau de bête qu'il avait sur les épaules et la posa sur celles de la jeune femme. Elle aurait bien refusé le cadeau de son mentor, mais elle avait trop froid, et de toute manière, elle n'aurait pas eu le dernier mot.
Breinna ajusta la peau de bête qui la recouvrait presque jusqu'aux genoux. Sieg attendit patiemment quelques instants, puis sortit de son mutisme :
— Le village n'est plus qu'à deux heures de marche. Nous allons finir à cheval pour éviter d'éventuels animaux sauvages. Marcher de nuit est trop dangereux.
Breinna acquiesça d'un signe de tête et enfourcha son cheval avec l'aisance d'une cavalière chevronnée. Sieg, déjà sur sa monture, était quelques mètres plus loin.
Sa jument semblait avoir apprécié les quelques heures sans sa cavalière et paraissait revigorée.
L’étroit chemin ne permettait pas aux cavaliers de voyager côte à côte, aussi Breinna resta-t-elle dans le sillage de son maître. La chaleur apportée par la peau de bête l’apaisa et, lasse de fatigue, elle se laissa bercer par la marche rapide de sa jument, tentant de trouver un difficile repos. Elle ne dormait pas, loin de là, elle essayait seulement de reposer ses yeux. Berçée par les pas de sa monture, elle somnolait.
Elle perdit la notion du temps, à deux doigts de sombrer dans les bras de Morphée. Le réveil fut abrupt. Son cheval n’avançait plus. Son maître, perché sur son étalon noir, bloquait le passage, tout autant à l’arrêt. Un froid de mort se faufila à travers les replis de la peau de bête. Elle avait tellement froid qu’elle en était pétrifiée, incapable d’esquisser le moindre geste. Elle regarda avec horreur Sieg, à peine plus actif qu’elle.
Ils étaient vulnérables. Elle se fit violence pour sortir de sa torpeur, bougeant un doigt après l’autre. Elle ne voyait plus les montagnes distinctement, seulement quelques reflets perceptibles sous le prisme de la lune. Son cheval s’ébroua violemment, manquant de la faire chuter, mais elle réussit, d’une simple tape sur l’encolure, à le calmer.
"Pour l’instant", songea-t-elle.
Devant elle, son maître semblait reprendre possession de ses moyens. Sieg se retourna et, à travers ses yeux, elle ne perçut qu’une seule chose : une peur primaire, viscérale. Une promesse de mort.
La nuit était déjà bien installée. Comment ne s’en étaient-ils pas rendu compte ? Une lumière à peine perceptible attira son attention, droit devant.
Sieg était redevenu lui-même dans un sursaut d’instinct de survie. D’une voix qui trahissait la tempête d’émotions en son être, il ordonna :
- Breinna, passe devant et fonce droit devant, ne t’arrête sous aucun prétexte !
Il fit faire un écart à son étalon qui semblait avoir repris possession de ses moyens. Breinna s’exécuta, la peur au ventre, et s’allongea presque sur sa monture pour foncer à bride abattue. L’animal, l’écume aux lèvres, fila comme le vent.
Elle entendit son maître en arrière-garde s’époumoner, ordonnant à son étalon de tout donner. La jeune femme, entièrement concentrée sur le fait de rester en selle, ne prit pas le temps de se retourner.
La lumière salvatrice semblait à portée de doigts, mais elle pouvait tout aussi bien être à l’autre bout du monde. Des sapins de plusieurs dizaines de mètres de haut défilaient dans son sillage, telles de grandes statues d’obsidienne cherchant à la happer.
Le froid était devenu presque insupportable. Presque. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, cherchant lui aussi à s’échapper.
Sa jument semblait ralentir. C’était presque imperceptible au premier abord, mais bientôt cela ne fit aucun doute.
Un premier hurlement guttural retentit sur sa gauche. Son cheval sembla reprendre de la vitesse l’espace d’un instant. Mais déjà, un deuxième hurlement lui répondit sur sa droite.
"Des loups ?" se questionna-t-elle.
L’animal semblait avoir presque atteint ses limites. Elle se redressa pour vérifier que l’épée à sa cuisse coulissait bien dans son fourreau. L’immense muraille de conifères l’empêchait de voir l’éventuelle meute.
La voix de son maître résonna dans son esprit.
"Ne t’arrête sous aucun prétexte."
Elle regarda derrière elle, cherchant Sieg dans son sillage, mais elle était seule. Aucune aide providentielle. Pire encore, la lumière de la lune perçait à travers les feuillages.
Une dizaine de loups étaient derrière elle.
Son cœur manqua un battement lorsqu’elle vit qu’ils ne bougeaient pas. Pas plus qu’elle. Son cheval avait atteint ses limites depuis bien longtemps et manquait de s’effondrer. La boule au ventre, elle sauta à terre et dégaina sa lame, qui, dans un tintement sinistre, glissa parfaitement hors de son fourreau.
Elle posa la main affectueusement sur l’encolure de l’équidé, comprenant son sacrifice.
Mais l’animal haletant n’avait pas encore tiré sa révérence et s’ébroua, prêt à se défendre jusqu’à son dernier souffle.
Des hurlements sinistres retentirent tout autour d’elle.
Elle mordit sa lèvre inférieure pour essayer de faire disparaître sa peur. Sa main tremblait de manière presque imperceptible. Elle prit une grande inspiration, se campa solidement sur ses jambes tremblotantes et se prépara à l’assaut.
Pas un seul loup ne s’approcha pendant plusieurs minutes, chacun la regardant avec avidité.
Le vent qui s’infiltrait dans la peau de bête aurait probablement sa peau avant même qu’il n’y ait un quelconque affrontement, pensa-t-elle.
Elle resta néanmoins là, attendant son sort avec audace, le dos collé au ventre de sa jument qui semblait avoir accepté son destin.
Breinna perdit toute notion de temps. Mais alors que ses yeux semblaient se fermer d’eux-mêmes, tous les loups hurlèrent de concert.
Elle comprit que sa dernière heure était arrivée.
Puis le silence revint. Et avec lui, la peur.
Elle l’entendit avant de le voir.
Des pas lourds, mais d’une régularité et d’une finesse qui ne laissaient aucun doute.
La mort elle-même venait la chercher.
Un loup, au moins quatre fois plus grand et plus massif que ses congénères, sortit des ténèbres, arrachant branches et feuillages sur son passage.
Sa fourrure d’un blanc immaculé scintillait sous la lune. Il avançait d’un pas nonchalant vers Breinna. Celui du prédateur qui a ferré sa proie.
D’abord intimidée par la taille de la créature, Breinna manqua de s’effondrer lorsqu’elle aperçut ses yeux.
Deux énormes phares vermeils et sanguins l’observaient avec convoitise.
La jument ne bougeait plus devant ce prédateur inouï qui se dressait devant elle.
L’immense carnivore continuait sa marche funèbre, d’une lenteur qui semblait presque volontaire.
Breinna avait oublié le froid et la fatigue qui avaient failli la terrasser quelques minutes plus tôt.
Elle saisit la garde de son épée et se prépara au combat unilatéral qui l’attendait.
Dix mètres. Neuf mètres.
Elle décida de tenter le tout pour le tout et de charger, bien consciente que l’effet de surprise ne suffirait pas.
Mais alors que son corps se mettait en branle, une image de mort se dessina dans son esprit, avec l’assurance qu’est la fatalité.
Elle se vit charger en hurlant comme une damnée, et le loup, d’un simple mouvement de patte, l’éventrer comme s’il s’agissait d’un vulgaire rat. Satisfait, l'immense loup s'éloignait pour regardait sa meute la dévorer encore vivante. Elle sentit les crocs se refermer sur ses chairs cherchant avec avidité le moindre centimètres de viande encore fumante. Elle essayait de crier avec un gorge qu'elle n'avait déjà plus.
Elle n’avait pas bougé d’un pouce, tétanisée par la vision qui s’était peinte dans son esprit.
Le loup n’était plus qu’à quelques centimètres d’elle, la scrutant de ses deux immenses mers de sang.
Son regard carmin perçait à travers les replis les plus obscurs de son âme, à la recherche d’une chose que lui seul connaissait.
Alors qu’elle semblait au bord de la folie, un mot clair et impérieux résonna dans son esprit.
— Ankileth.
Un nom qu'elle était seule à connaître. Un nom qu'il était interdit de transmettre. Un nom qu'elle devrait transmettre en rendant son armure.
L’immense loup la regarda encore quelques instants. Breinna, le souffle coupé, observa celui qui, jadis, avait été une armure s’éloigner, satisfait de ce qu’il avait vu dans son âme.
D’un dernier hurlement, qui aurait pu faire trembler la chaîne de Maior, il mit fin à cette entrevue hors du temps, se retourna une dernière fois et lui jeta le regard qu’un père réserve à son fils dont il est fier.
Il repartit d’où il était venu, emportant avec lui son armée de faucheuses, qui n’accordèrent pas un regard à la jeune femme encore tétanisée par ce moment hors du temps.
Le froid mortel s’évanouit comme le vent à travers les immenses statues redevenues de simples sapins, encore éclairés par les derniers rayons du soleil d’une fin de journée.
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