Partie 1 : Enfant prodige

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Elle était une enfant de la campagne. Aux confins de la contrée s’étendaient des hameaux disparates au sein desquelles grandissaient des communautés. Née dans l’étendue des sylves du Ridilan, pays tant isolé que paisible. Élevée dans la tradition de la région, sous la chaleur d’un feu ronflant à défaut d’être bercée dans des bras accueillants.

Fherini, fille unique, n’était guère destinée à faucher les champs d’orge et de maïs environnant son village. Son rôle ne consistait pas non plus à pêcher saumons et truites au Lac Holoï, autour duquel Niheld fut bâti. Rarement jouait-elle avec les chérubins de son âge. Son avenir avait été tracé dès que deux paires d’yeux avaient posé les yeux sur sa personne. Il lui était ardu de se défiler quand un important nom la suivait comme une ombre pernicieuse.

Héritière de la famille Laefdra. Ainsi était-elle désignée par tous : tantôt il s’agissait d’une identité à endosser fièrement, tantôt cela s’apparentait à un fardeau. Ses parents étaient issus d’Elodria, plus important fief du nord du pays, où les grands principes de la magie leur furent enseignés. Doleis, sa mère, s’était spécialisée dans la magie du feu, dont elle pouvait peu se servir en dehors du combat. Ce pourquoi elle s’engagea en politique, qui lui apporta également un succès mitigé. Mais son cœur battit pour un ami de jeunesse, comme par enchantement. Remos ne trouvait aucune utilité dans la magie d’illusion tandis que sa reconversion dans le commerce l’ennuyait par moments. L’arrivée d’une beauté enflammée ralluma ses passions éteintes. Ils se marièrent au cours des mois suivants, avant de construire leur carrière dans un lieu plus propice.

Loin des principales routes, condamnées par les instabilités climatiques, Niheld venait de subir un âpre au moment où le couple s’y installa. Leur venue apparut comme une aubaine : unissant leurs magies, Remos et Doleis amorcèrent localement le printemps, s’attirant les faveurs d’une population encore chagrinée par les récentes pertes. Il n’y avait pas meilleure manière de s’intégrer. Quand Doleis se proposa comme cheffe du village, elle reçut d’emblée la majorité des voix et battit à plate couture ses deux principaux rivaux.

Un tel avantage installa le couple dans une solide zone de confort. Aussi purent-ils réaliser leur rêve et donner naissance à leurs espoirs. Depuis lors, Fherini, du haut de ses six ans, peinait encore à appréhender ce qu’ils exigeaient d’elle. À peine avaient-ils achevé leur bouillon de poule au maïs que les voix s’élevaient déjà de part et d’autre de la table.

Génial, pensa Fherini. C’est reparti pour un tour…

— Laisse-la un peu tranquille ! hurla Remos. Ta fille vient de fêter son sixième anniversaire et elle sait déjà lancer une boule de feu ! Tu trouves ça normal ?

— Ma fille ? répliqua Doleis. C’est la tienne aussi, je te signale ! Aie un peu de respect, j’essaie de lui apprendre à se défendre !

— Contre quoi ? Contre les renards qui attaquent des poules une fois par an ? Ou pour brûler nos cultures par accident, peut-être ?

— Il y a des gens dangereux partout ! Tu as oublié l’éleveur qui m’a jeté des œufs en plein discours ? Ou cette fermière qui a cassé notre fenêtre en lançant des pierres ?

— C’est pour ça qu’il faut lui apprendre les rouages de la politique ! Nous sommes les seuls capables de tenir ce village debout ! Fherini doit devenir la cheffe après toi, personne d’autre n’en est capable !

— Elle est trop jeune pour s’engager là-dedans, enfin !

— Mais pas pour déployer des flammes ? Tu es la dirigeante de Niheld, tu devrais comprendre !

— Quoi ? Tu insinues que je ne m’implique pas assez dans la vie politique ? Comment oses-tu, après toutes les manœuvres que j’ai dû mettre en place pour rester au pouvoir !

— Et qui t’a aidée ? Ton mari, ton fidèle conseiller ! Arrête de m’oublier ! Ça ne s’arrêtera jamais…

Fherini assistait régulièrement à ce type de querelles. Une fois encore, lassée des cris de ses parents, elle se réfugia dans sa chambre. Plaqua son oreiller contre ses oreilles. Serra sa peluche entre ses bras. Et même si ses parents vinrent s’excuser quelques dizaines de minutes plus tard, ils ne reçurent pas son pardon. Ni cette fois-là, ni lors de toutes les disputes subséquentes.

Jamais ils ne laissèrent leur fille en paix.

Fherini grandit dans un environnement d’animosité et de corruption. Quand l’accalmie revenait, elle recevait son éducation particulière, claustrée dans les valeurs comme dans la demeure de ses parents. Son père favorisait l’apprentissage de l’histoire, de la littérature et de la linguistique, accentuant l’importance de la Langue Commune, bien qu’il lui enseignât aussi des rudiments de mathématique. Bien vite l’enfant assimila ses savoir, toutefois elle chercha la réflexion au-delà de l’assimilation.

Plus les années s’écoulaient, plus Fherini portait en effet un regard critique sur son monde. Niheld semblait prospère à première vue, pourtant, lorsqu’elle sortait de sa maison, elle avisait le dédain de certains congénères. Peu l’invectivaient en face, mais elle préférait tout de même détourner le regard. Intérioriser ses craintes lui permettait de mieux avancer dans la vie.

Mais ses tentatives d’en parler à ses parents se soldèrent par un échec. Soit ils niaient les faits, soit cela entraînait une nouvelle succession de cris. Alors Fherini regrettait son intention et n'essayait plus quoi que ce fût. Tout juste gardait-elle ses sentiments enfouis au fond d’elle-même, destinés à être libérés en temps voulu.

En parallèle, malgré les revendications de Remos, Doleis poursuivait la démonstration des sorts. Fherini s’imprégna peu à peu de cette pléthore de possibilités. C’était comme si elle se plongeait dans un nouveau monde.

— Tout le monde devrait apprendre la magie, répétait sa mère. C’est la plus belle chose qui soit… Et c’est ce qui nous rapproche le plus de la nature.

L’enfant discernait d’étranges rictus par-delà ces sourires. Elle écoutait, appliquait les directives avec assiduité, et libérait le flux contenu en elle sous les applaudissements de sa tutrice. À dix ans déjà, Fherini maîtrisait des dizaines de sorts. Peu importait Doleis qu’il était illégal d’en enseigner tant à une personne de son âge, elle établissait ses propres lois et survolait ses détracteurs. Cependant, des altérations se manifestaient sur son corps. La plus flagrante était la coloration violette de ses cheveux. Une telle caractéristique attirait plus d’un regard, ce dont ses parents avaient cure. Ils considéraient même qu’elle rendait leur héritière unique parmi la population.

Les yeux de la cheffe s’illuminèrent lorsque flamboyèrent les résultats de ses leçons intensives. Un tourbillon de flammes s’éleva sur plusieurs mètres de haut, presque à hauteur des arbres. Ils dégageaient une énergie si grande qu’il leur fallut près d’une dizaine de secondes avant de s’éteindre.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

Devant elles restait un cercle noirâtre, au centre d’un jardin exposé à la hauteur de lointains regards curieux. Doleis resta bouche bée face à la victoire du feu tandis que des frissons ankylosèrent Fherini.

— Je viens de…, balbutia-t-elle. Je viens de créer une colonne de flammes !

— Exactement ce que je t’avais demandé ! louangea sa mère. Quel est le souci ?

— C’est dangereux, non ? Et si ça provoque un incendie ? Et si ça blesse des gens ?

La cheffe ébouriffa les cheveux de son enfant avant de tapoter son épaule.

— Ne te tracasse pas ! rassura-t-elle. Je suis là pour t’apprendre à contrôler tes pouvoirs ! Apprends à viser juste, à utiliser tes talents à bon escient, et tu deviendras une mage aussi douée que papa et moi !

— Mais…, craignit Fherini. Et la femme à l’intérieur, elle a l’air d’avoir peur !

— Oh, la paysanne qui discute avec papa ? Et si on allait la voir, justement ? Elle devrait déjà être partie…

Doleis prit Fherini par les mains tout en se pinçant les lèvres inférieures. Éviter le regard de son enfant lui était inutile, car cette dernière réalisait la situation. Là où elle percevait les gémissements s’élevaient les intentions les plus malveillantes. De ses petits yeux scrutateurs, Fherini apercevait une femme envahie de rides et vêtue de braies dans lesquelles elle flottait. Remos, face à elle, la dominait de toute sa hauteur, quitte à l’intimider.

C’est papa ? Ça ne lui ressemble pas… ou ça lui ressemble trop. Fherini dévisagea l’homme dont elle n’osait plus se rapprocher.

— Qu’est-ce qui vous tracasse, madame ? insista le mage. Les termes de notre accord sont pourtant clairs !

— C’est que…, marmonna la vieille paysanne. Je me sens perdue…

— Pourquoi donc ? Il vous suffit d’accepter ! Nous aidons vos cultures à prospérer, nous vous apportons de la main d’œuvre, et vos problèmes seront réglés !

— Mon mari est mort, mes enfants son partis, il ne me reste plus que mon travail ! Et vous me dites que je dois vous payer ?

— Cessez votre numéro de veuve éplorée ! Sans nous, vos cultures périssent et vous n’avez plus rien ! Tout ce que j’exige de vous est une petite compensation, l’assurance que vous nous resterez fidèles lors des prochaines élections, et un quart de vos bénéfices. Ne soyez pas trop radine ou vous le regretterez !

La contadine, au bord des larmes, chercha refuge auprès de sa dirigeante. Fherini avait déjà amorcé le geste, quoiqu’elle s’en détacha aussitôt. D’une démarche ombreuse, le poing fermé, Doleis se plaça à hauteur de son mari et foudroya la vieille femme des yeux.

— Je vous trouve bien ingrate, renchérit-elle. On vous offre un moyen de relancer vos affaires et vous nous rejetez ? Il est normal que notre aide ne soit pas gratuite, nous ne faisons pas dans la charité. Mais nous vous aidons tout de même de bon cœur ! Vous avez de la chance de négocier avec votre mari, moi je vous aurai demandé directement le tiers ou la moitié de vos bénéfices. Pensez à ce que nous risquons pour vous ! Alors vous avez le choix : soit vous acceptez notre offre, soit vous sombrez dans la pauvreté et les dettes. À vous de voir.

Non… Comment peuvent-ils lui infliger une telle punition ? Fherini se força d’assister à cette scène, fût-elle à l’écart, pour mieux cerner le comportement de ses parents. Elle prenait conscience de leurs travers par une simple étude de leur posture. Remos et Doleis ne lâchèrent jamais la paysanne, criblant d’insistance au détour de leur dédain. Laquelle se sentit alors si visée qu’elle hocha craintivement du chef.

— D’accord, prononça-t-elle à mi-mot. J’accepte…

Elle avait cédé, troquant son malheur contre un avenir indubitable. De sombres perspectives bousculaient les pensées de la petite fille. Fherini resta muette la soirée durant malgré les nombreuses tentatives de ses parents. Le regard dépité de la fermière lors de son départ la hanta lors des semaines suivantes.

Malheureusement, Fherini connut d’autres épisodes de ce type. Ils apparaissaient même de manière régulière et se multipliaient avec le temps. L’enfant se faufilait de plus en plus là où sa présence était interdite, comme ses oreilles traînaient là où tonnaient des dissidentes volontés. Pas un mois ne s’écoulait sans qu’un habitant ne réclamât de l’aide.

Il fut alors aisé à l’héritière d’établir ses propres conclusions. Ses parents, entouré d’alliés corrompus, avait modelé Niheld selon leurs besoins. Désormais la population leur était dépendante : ils enchaînaient les manigances tout en s’achetant leurs faveurs. Remos et Doleis déguisèrent même leur jeu en alternant leur rôle. Peu importait que son père fût au pouvoir, la situation du village n’évolua guère, et la routine se poursuivit de plus belle.

Fherini s’évertua à ne pas s’y engoncer. Son enfance s’achevait, mais le temps de l’innocence s’était déjà envolé depuis longtemps. Au moins adoptait-elle un certain recul par rapport à chacun de ses enseignements. Elle s’impliqua le moins possible nonobstant les appels répétés de son tuteur. Néanmoins, petit à petit, la magie s’ancra naturellement en elle. Les méthodes de sa mère ne lui convenaient pas même si elle apprenait sans rechigner chaque sort.

Un jour viendra où ils comprendront leur erreur ! Oh, ça me fait mal d’en être réduite à penser ainsi.

Sa colère, sa rancœur, ses reproches restaient enfermés au plus profond d’elle-même. Pour le meilleur comme pour le pire : à force de ne rien libérer, Fherini accumulait encore et encore. D’autres voix exprimèrent sa hargne pour elle, mais elles se tarissaient car trop dispersées. Sauf cette nuit-là, quelques jours après son seizième anniversaire, une quinzaine d’hommes et de femmes vinrent protester en face de leur demeure. Ils hurlèrent tant et si bien que Doleis et Remos durent se dresser entre eux et leur logis.

— Ça suffit ! se plaignit le chef. Vous avez une raison de vous lamenter, ou vous avez juste suivi le mouvement ?

— Il y en a marre ! rugit son épouse. Combien de sacrifices avons-nous fait pour vous ? Avant notre arrivée, Niheld était un hameau perdu et sans intérêt. Il revit grâce à nous ! Il est devenu un village florissant, réputé pour son sens du commerce, où nos récoltes sont vendues à d’excellent prix. Alors reculez ou vous le regretterez !

— Menteurs ! Corrompus ! accusèrent les habitants.

Et ils persistèrent, armés de fourches et de torches. Bientôt se dressa pourtant un autre obstacle. Remos et Doleis générèrent un mur de flammes que nul ne savait franchir. Les contestataires, pris de panique, s’en allèrent en ronchonnant, furieux de devoir renoncer si près du but. Ainsi éclata une autre victoire pour les dirigeants du village. Un triomphe auquel Fherini avait assisté.

Cette fois-ci, ils ne s’en sortiront pas.

Elle les attendait dans le salon, bras croisés, tapotant du talon, ses yeux aussi plissés que ses traits. Au contraire de leurs expectatives, l’adolescente n’accueillit pas ses parents d’un franc sourire.

— Votre malfaisance a trop duré, condamna-t-elle.

— Fherini ? s’étonna sa mère. Que se passe-t-il ?

— Ne jouez pas les innocents ! Vous n’avez jamais eu aucun respect pour les gens d’ici, n’est-ce pas ?

— Ils n’en méritent pas, répliqua son père. Ce sont des bouseux mal éduqués qui nous doivent tout. Ils devraient nous remercier au lieu de dénoncer nos privilèges durement gagnés.

— Vous me dégoûtez… C’était ça, votre but depuis le début ? Manipuler pour mieux vous diriger ? Vous m’avez conçue dans cet état d’esprit ?

— Comment oses-tu ? Je vous aime, ta mère et toi, plus que tout au monde ! J’ai tant sacrifié pour vous construire un avenir durable ! Celui des villageois, en comparaison, n’a aucune valeur ! C’est ce que j’ai voulu t’inculquer toutes ces années. Tu ne t’es jamais retenue, pourquoi maintenant ?

— Parce que je me suis retenue ! Mais je ne peux plus fermer les yeux sur vos agissements. Vos actes méritent la prison.

— Tu me déçois, ma fille, maugréa Doleis. Nous t’avons tout appris et voilà comment tu nous remercies. Je croyais que tu valais mieux que ces terreux. Pourquoi tu les défends alors qu’ils te méprisent ?

— Ils me méprisent à cause de vous ! Vous m’avez conçue sans y mettre un soupçon d’âme ! Vous souhaitiez faire de moi la magicienne et politicienne parfaite pour vous succéder et asservir les villageois ! Je vous renie !

Aussitôt une boule de feu apparut autour de la paume de Doleis. Elle comme son mari s’empourprèrent de rage.

— Retire cette insulte sur-le-champ ! ordonna-t-elle sèchement.

— Je l’assume, riposta Fherini. Je ne suis plus une enfant. Vous ne m’imposerez plus rien.

Elle canalisa sa magie contre les hurlements. Des ondes circulaires se déployèrent autour d’elle et projetèrent ses parents sur le mur à côté. Le choc résonna à travers toute la pièce, d’une violence si inouïe qu’ils furent sonnés sur le coup.

Et l’accalmie naquit de la tempête. Inspirant, expirant, Fherini avisa la puissance de son flux sans regretter son geste. Un sourire étendit même ses lèvres en contemplant ses tuteurs inconscients.

Vous m’avez enseigné ce sort, à vous de l’assumer. Vous n’avez plus rien à me dicter. Je suis libre ! Et mon avenir ne se fera pas ici.

Forte de son apprentissage, forte de son impulsion nouvelle, Fherini abandonna l’oppression familiale et fugua afin de trouver une meilleure. Loin, très loin de là.  

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