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J’ai atterri dans un bar, menti sur mon âge d’un an pour atteindre ma majorité. J’y ai trouvé un emploi. Serveuse. Pas très glorieux, mais ça m’a permis de manger à ma faim. C’était un bar de motards. Les gros bras couverts de tatouages se succédaient nuit et jour dans ce bouge. Bizarrement je me suis toujours sentie plus à ma place dans ce lieu dit de "dépravation" que dans la maison douillette et enrubannée de ma mère. Le bar était toujours empli d’une épaisse fumée qui pouvait brûler la cornée et la gorge des non initiés. On pouvait y entendre éternellement un vieux rock. Quant aux riffs des guitares électriques, je m’en serais fait exploser les tympans… Parfois un des clients demandait à ce que l’on monte le son pour pouvoir apprécier un morceau. Ce que je préférais c’était la fermeture du bar, quand la fatigue se faisait sentir et que le whisky parcourait ma gorge pour monter directement dans mon cerveau. En général à ce moment-là, le bar était vide ou presque, je pouvais monter le son de la musique et passer le balai ou l’éponge tout en laissant mon corps se mouvoir sur les accords éraillés des guitares et des basses. Cette routine était presque satisfaisante parce que tous les jours j’avais la chance de faire la connaissance de personnages extraordinaires et hauts en couleur. Certains, après plusieurs verres, avaient même leur langue qui se déliait et me racontaient les pays qu’ils avaient traversés, les femmes qu’ils avaient aimées, les coups qu’ils avaient encaissés. Je les trouvais fascinants. Tellement fascinants que je n’envisageais même pas d’aller voir ailleurs si l’herbe y était plus verte.
Si je me suis aventurée vers d’autres contrées c’est parce qu’il est entré dans ma vie.
Il y est entré sans que je l’y invite.
Il y est entré sans frapper à la porte.
Il y est entré sans que je puisse protester.
Il m’a commandé un verre d’eau. Un verre d’eau ?
J’ai levé les yeux pour voir qui me faisait une requête aussi incongrue. J’aurais dû continuer à fixer le zinc je serais peut-être encore vivante aujourd’hui.
Néanmoins comme on ne peut revenir sur le passé j’ai levé les yeux et je l’ai vu. Il n’était pas le premier beau gosse que je voyais et pourtant je me suis sentie rougir. Moi rougir ? Moi qui avais tant joué à allumer les hommes ? Le voyant danger s’est mis à clignoter dans ma tête.
Il a posé son regard sur moi. J’en ai eu des palpitations. Je ne crois pas qu’il ait perçu mon trouble. Je l’ai servi sans lui adresser un seul mot. Il m’a remerciée et a bu son verre tout en me regardant.
Comme il me regardait j’en ai fait autant. J’ai noté qu’il n’avait pas de tatouage sur les bras, qu’il était bien bâti, que son jean lui allait à merveille, et que ses yeux en partie cachés derrière ses mèches brunes étaient bleu foncé. Je crois avoir mordillé ma lèvre inférieure en l’imaginant torse nu. Du désir à l’état pur. J’avais toujours voulu être désirée et voilà que je désirais pour la première fois. Je ne dominais plus la situation. Je n’étais plus seule maîtresse du jeu. Quand j’ai ramassé son verre vide il m’a demandé de quelle couleur étaient mes cheveux sous ce vert fluo. J’ai dit « roux », il a posé sa main sur ma main et m’a désarçonnée en me disant : "toi et moi ça résonne comme une évidence.".
Une évidence ?
Si j’avais su où elle me conduirait…
J’aurais fait pareil. Je lui aurais murmuré «Une évidence ? De quoi ?» Et quand il m’aurait dit «toi et moi ça sera fulgurant prends le risque suis moi.» J’aurais tout plaqué à l’identique pour le suivre.
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