Kean suivit la symbioz et son gardien à travers ces terres hostiles. En chemin, il découvrit les marais acides où l’eau suffisait à éroder les terres alentours et ses habitants, sortes de poissons reptiliens crachaient des jets de bile si corrosifs, que si l’on était touché, seule l’amputation pouvait préserver le reste du corps d’une décomposition accélérée. Kean avait pu en avoir la démonstration avec l’aide d’une branche. Le liquide avait à peine touché le bois que celui-ci avait semblé se liquéfier et seule la suppression de la partie contaminée avait permis de préserver le reste de la branche.

L'animal s'était alors avancé et avait englouti l'épaisse mélasse, résultat de la dégradation de la branche. Après avoir fait disparaître toute trace de son repas et pousser un rot guttural, l'animal retourna dans l'eau et disparut sous sa surface.

Lorsqu’il fallut traverser les marais sur une mince bande de terre qui s’effritait à vue d’œil, Kean se surprit à regarder avancer la symbioz avec grâce. Ses longs cheveux gris anthracite flottaient dans son dos et sa tenue près du corps accentuait le balancement de ses hanches. Le jeune homme observa la peau nue de son dos et vis les muscles se tendre révélant une puissance qu’il ne soupçonnait pas, ainsi qu’une incroyable légèreté en remarquant l’absence de trace qu’elle laissait derrière elle. En comparaison, Kean se sentait lourd et maladroit, un rapide coup d'oeil en arrière, lui montra les profondes traces qu'il laissa dans son passage.

L’antiquaire surprit son regard et lui donna une tape sur l’épaule.

— On avance. Les Reptacides ne font que de rares apparitions, on devrait être tranquille. Mais prends tout de même ce coupe-organique. Si t’es touché, tu tranches la partie contaminée sans états d’âme. La lame est munie d’un dispositif de cautérisation et libère des antalgiques au contact avec une plaie.

Le jeune homme regarda la dague que lui tendait l'antiquaire et lorsqu’il la prit, il fut surpris par son poids et la douce chaleur qui se dégageait de son manche. La lame en elle-même n’avait que sa couleur d’étonnant, elle était d’un noir de jais. Kean chercha un endroit où ranger sa nouvelle arme, mais n’en trouvant pas, il décida de la garder à la main. Après tout, s’il devait s’amputer dans l’urgence, ce choix était sûrement le plus judicieux.

Au moment de s’engager sur l’étroit passage de terre, le déchu fit de son mieux pour avancer d’un pas léger, mais malgré tous ces efforts, le sol ne cessait de s’effriter à mesure de sa progression et vint le moment où son pied dérapa. Il ne dut sa survie qu’à une force inconnue. Son corps maintenu oblique dans un équilibre précaire flottait au-dessus de l’eau acide des marais et de leurs occupants. Il vit ensuite son corps s’élever dans les airs et passer sans difficulté par-dessus les marées, bientôt rejoint par l’antiquaire.

Kean se tourna vers la symbioz et lui adressa un hochement de tête reconnaissant.

— Merci, tu m’as sauvé.

— Ne me remercie pas, je n’y suis pour rien. En plus, nous serons amenés à te tuer par la suite, donc ne nous remercie pas.

— Si tu ne m’as pas sauvé qui l’a fait ?

Ce fut l’antiquaire qui répondit.

— Un élémentaliste.

Kean regarda tout autour de lui, mais ne vit rien. Il adressa un regard interrogateur à son gardien, mais celui-ci se contenta de hausser les épaules.

— Peu importe qui t'es venus en aide, une chose est sûre c'est qu'il est discret.

La symbioz regarda quelque temps encore autour d'eux, avant de faire face au commerçant.

— Il est parti. Selyf, on peut dire que votre candidat est au centre de toutes les attentions. Dépêchons-nous.

Kean se tourna vers l’antiquaire.

— Alors, c’est comme ça que vous vous appelez.

— Oui, j’aurais aimé pouvoir me présenter dans de meilleures conditions, mais Tania s’en est chargée pour moi.

La symbioz se retourna et matérialisa deux dagues de vent à la place de ses avants-bras et les brandies sous la gorge des deux hommes.

— On est pas là pour sympathiser. Gardien, je te rappelle que tu me connais, car mon ancêtre a tué ta dernière candidate, et toi, déchu, tu suivras rapidement son sort.

Pris d’un élan de curiosité, Kean approcha la main de la lame de vent. Arrivé à proximité, il sentit l’air concentré lui taillader la paume. Surprise, la symbioz retira ses lames et ses bras réapparurent. Ses yeux s’écarquillèrent devant les gouttes de sang qui perlèrent de la paume du jeune homme.

— Faire saigner les déchus avant les épreuves est un sacrilège ! Tu peux pas saigner !

— Si, c’est ce qui arrive quand on se coupe.

Kean porta sa main à sa bouche et lécha le sang qui y coulait. Il montra sa main nettoyée à Tania.

— Y’a plus rien, pas la peine d’en faire tout un cinéma.

— Tu comprends pas !

— Explique-moi.

— Tania explique-lui, nous t’écoutons !

Les trois interpellés cherchèrent la provenance de cette nouvelle voix et en regardant dans les airs, ils virent un drone s’approcher, ou plutôt en y regardant de plus prêt, un être mécanique porté par deux hélices et à l’un des yeux doté d'un objectif tel un appareil photo. Le nouveau venu se posa à côté d’eux.

— Mesdames, messieurs, nouveaux peuples de tout bord, moi Filminew me trouve actuellement près du dôme déshumanisé en compagnie de leur déchu et de leur gardien masculin, ainsi que de leur marraine attitrée. Pour rappel, les parrains et marraines, sont choisis parmi la descendance du tueur ou tueuse de déchu. Tania est la fille de notre chef à tous et tueur du dernier humain ayant foulé nos terres. Or, vous venez d’assister ici, à un acte imprévisible tel que savent le faire ces êtres. Regardez par vous-mêmes, ce déchu s’est mutilé, sa paume est parcourue de multiples écorchures, en zoomant un peu plus, on peut même voir, les gouttes de sang apparaître si l’on presse les bords de la plaie. N’est-ce pas fascinant, dans sa fougue Tania se retrouve porteuse d’une dette de sang envers ce déchu humain.

Kean récupéra brusquement sa main et essuya les quelques gouttes de sang qui perlaient de sa blessure. L’objectif du nouveau venu fit une mise au point sur son visage et la voix métallique de l’individu résonna dans l’air.

— Jeune sacrificié, comment t’appelles-tu ?

Selyf tenta de s’interposer, mais l’être robotique déplia une paire de pattes supplémentaires et le contourna aisément.

— Observez comme son gardien prend sa tâche à cœur et tente de couver son protégé. Comment voulez-vous les surnommer ? … Je vous écoute : « Le fou et son gardien », « Le protecteur et l’inconscient », « le multi-centenaire et le bad-boy », « l’endeuillé et le sacrificié ». Bien, je vous laisse voter et je rappelle qu’il est possible de mixer les différentes propositions. Je donnerai les résultats dans le courant de la soirée après le conseil, s’ils y parviennent en vie. Sur ce, chers télespectateurs, il est temps que je me retire !

Filminews ressortit ses hélices et décolla dans un nuage de poussière, avant de disparaître dans le ciel brumeux. Tania serra les poing et retroussa les lèvres dans un rictus.

— Dépêchons-nous.

Kean quant à lui, surveilla les alentours, à la recherche d'autres bizarreries.

— C'était quoi ça ?

— Un cyberteck. Plus exactement, Filminew, le cyberteck reporter.

Kean réfléchit aux paroles de son gardien et réalisa qu'en peu de temps, il avait vu ou du moins découvert les capacités de trois des cinq nouvelles espèces, comme l'avait dit Tania plus tôt, son arrivée était au centre de toutes les attentions. Et d'après ce que venait de dire ce reporter mécanisé, ça le serait d'autant plus par la suite. Kean attrapa le bras de leur guide et la força à se retourner.

— Quelle est cette dette de sang ?

En se retournant, la symbioz arrêta son poing à quelques centimètres du visage du jeune homme.

— Je vais finir par croire que tu es réellement fou.

— Peut-être. Attribue ça au choc des cultures, maintenant dis-moi en quoi consiste cette dette.

Selyf s’immisça dans la conversation.

— Si tu ne t’en charges pas, c’est moi qui le ferai.

— Très bien. Lorsque le Sacrement aura commencé, je devrai te protéger et faire couler le sang pour toi.

— Tu es devenu mon ange-gardien ?

— Rêve pas !

— J’ajoute qu’elle doit faire couler le sang le nombre de fois qu’elle t’a fait saigner. Pour cela, en arrivant en ville, un membre du conseil va examiner ta plaie et rendre son verdict.

Kean observa sa main et sourit à son gardien.

— Il se pourrait bien qu’elle nous fasse gagner.

— C’est une aide non-négligeable en effet.

Tania leva les yeux au ciel et se mit en marche.

— Arrêtez de raconter des conneries. J’aurai beau blesser pour toi, c’est moi qui t’oterai la vie, pour ma famille et pour laver mon honneur.