Indigo | Maïa (par Attrape Rêve)
Ça recommençait encore et encore, inlassablement, la même ritournelle, une chanson vénérant cette diablesse aux mille et une facettes. Tous attablés, ils ne pouvaient résister à l’appel de son nom. Le son crachait dans la radio un air qu’ils psalmodiaient, petits toutous bien dressés. Les paroles se répétaient tel un écho venu des tréfonds des enfers. Un tempo envoutant accompagnait les violons pleurnichards et pianissimo les louanges devenaient incantations. Toute la taverne se transformait en une scène des plus répugnantes que je devais supporter chaque jour. Finalement, la saleté de la pièce et les rats qui se faufilaient dans mes pieds était bien plus agréable compagnie. Dans cette taverne obscure, où la moisissure tapissait les murs, les clients devenaient des écervelés lugubres prêts à s’incliner devant la Maitresse Leia la Sulfure.
Dans ce monde, elle était devenue une déesse vénérée. Si on croisait son chemin, on devait s’incliner, se prosterner à ses pieds et les lécher. Si par mégarde on oubliait de la regarder dans les yeux, ses gardes prélevaient un œil à l’imprudent. Si on était assez proche pour la toucher et assouvir ses fantasmes, il valait mieux accepter ses demandes toutes aussi saugrenues. Elle était insatiable et les épuisait. Si le prétendant si refusait, il était attaché, nu à une de ses nombreuses statues à son effigie et fouetté sans scrupules. Quand le châtiment était terminé, il n’avait d’autres choix que de s’offrir à elle. Femme ou homme, tous étaient logés à la même enseigne. Dans son temple des vices et sévices, elle était la gardienne. Elle s’aimait autant que je la détestais. Elle les fascinait moi elle me révulsait, une tâche sur mon tablier que je voudrais effacer. Ils la craignaient, aucun ne voulait la défier et moi j’en rêvais.
À nouveau le chant reprit, entonné en cœur par la chorale des petites gens sans raison et discernement. Les j’oublie tout même mon cerveau. Les têtes de linotte toujours sottes. Pendant le refrain, je devais leur servir un nectar sorti directement des caves de la vénérée. Le breuvage avait la couleur de ses cheveux violacés et son goût amer me faisait vomir à l’idée d’avoir un jour à y tremper mes lèvres. Je réussissais avec habileté à m’extraire de cette obligation. Si je venais à être découverte, je prendrais cher mais le risque en valait la chandelle. Si je laissais cet élixir se déposer sur mon palais, je deviendrais un zombie de Leia. Il en était hors de question. Pour l’heure, j’essayais de me faire discrète et profitait de mes atours pour leurrer les plus fidèles. J’acceptais leurs gestes déplacés pour m’assurer la véracité de mon subterfuge. Si accepter leur regard vicieux sur mes fesses me permettait d’avoir la paix et bien ce sacrifice n’était rien à côté de ce qui les attendait. Si elle apprenait leur trahison, la punition serait violente. Admirer d’autres formes généreuses que les siennes méritaient les geôles de sa prison dorée.
Louez ma grande beauté
Et mes contours appréciez
Inclinez-vous mes fidèles
Lancez-moi des fleurs belles
Adorez votre déesse éternelle
Louez mon corps tant généreux
Avec doigté soyeux audacieux.
Soumettez-vous à mon désir.
Ultime sera mon plaisir
Liberté de me divertir
Faciliter mes envies
Un tel loisir infini
Réel accord
Encore
Une fois la chanson terminée, tous les moutons sagement s’asseyaient et buvaient d’une traite leur vin. Les conversations reprenaient, chacun racontait une histoire de cette femme dont on voyait l’image placardée dans les quatre coins. Comment pourrait-il l’oublier ? Son visage s’immisçait de partout. Narcissisme à son paroxysme, je me demandais comment elle pouvait encore se supporter elle-même. Les artistes la croquaient avec expertise. S’ils avaient le malheur d’oublier un détail, elle prélevait quelques gouttes de leur sang. On disait aux quatre coins qu’elle remplissait des flacons pour en faire ses onguents. Franchement, elle avait des goûts des plus douteux. J’en étais à me demander si elle ne trouvait pas là ce prétexte pour faire sa récolte. Les sombres idiots ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils mettaient ça sur le compte de sa peau opaline. Les médecins prétendaient que c’étaient un traitement nécessaire. Foutaise, elle les avait tous ensorcelés.
Pas question pour moi de la laisser m’envouter et me contraindre. Faire comme le commun des mortels serait une hérésie. Je voulais me nourrir de ma différence, ma plus belle chance pour aller de l’avant. Je passais de table en table avec une seule idée en tête, ne pas me faire prendre par ses sbires. Elle avait une cour restreinte, un petit lot de privilégiés. Elle accordait ses faveurs à sa garde rapprochée. En retour, ils lui vouaient allégeance et se devaient de rapporter tous les faits des contrevenants. Ils étaient intraitables et appliquaient les sanctions en direct. La victime dégustée avant même d’être présentée au palais. Je n’osais imaginer la suite du supplice. Pourtant, je ne pourrais jamais accepter son châtiment. Je surveillais avec discrétion les faits et gestes de chacun et avais rapidement découvert les élus. Les pauvres bougres avaient un signe distinctif, sur leur avant-bras on pouvait apercevoir le tatouage de la vénérée. Encore un signe avilissant, ma peau ne pourrait jamais accepter. Le petit peuple avait aussi sa marque de bons et loyaux services, ils avaient les initiales LLC gravées dans leur cou. Comment pouvait-on accepter d’être rabaisser au rang d’animal ? Jusqu’à présent, j’ai réussi à passer dans les mailles du filet, mes longues boucles brunes me permettaient de dissimiler les contours du bas de mon visage. Personne ne prêtait attention à cette zone. Je mettais assurer d’attirer leur regard dans mon décolleté plongeant.
Alors que je déposais mes dernières chopes sur le bar, je sentis deux bras me saisirent les cheveux et un souffle chaud se déposait dans mon cou. Je voulus m’extraire de l’étreinte, sans y arriver. Je tremblais. Si on venait à découvrir mon secret, moi la rebelle, je ne serais plus qu’une proie accrochée à son tableau de chasse. Je saisis la carafe posée sur le comptoir et l’échappa sur les pieds de l’homme callé dans mon dos. La douleur fut vive et me permit de m’écarter. Je fis face à mon agresseur. Sur son bras, le signe de l’élu, cette vision me fit frissonner. J’imaginais déjà le pire. Sans me démonter, je le toisa du regard. De son côté, il s’approcha. j’étais coincée. Mon dos plaqué contre le bar, il s’avança et me murmura à l’oreille : « Fuis Maïa, il est encore temps ».
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