Le Desperado
Plus épais qu’une charrue, haut comme trois pommiers, le desperado chassait la lumière du jour aux confins de son ombre… Il était affublé d’un long poncho noir et rayé de rouge, d’une épaisse barbe en boucles mal taillées ainsi que d’un colt aux mortels reflets d’argent qui pendait de manière visible à sa ceinture. Lorsque Jessie dévala les escaliers de bois, ce fut pour trouver son saloon aussi troublé qu’une mare dans laquelle aurait été lâchée une grosse pierre, alors que les habitués et les jouvencelles s’étaient écartés ensemble par ondes concentriques autour du sinistre personnage. Sans se laisser déconcerter un seul instant, la patronne dirigea son regard sur la petite Anne, réfugiée derrière Suzanne et Mona, les joues rouges et la main en travers de sa poitrine pour retenir les lambeaux de son col déchiré. Malgré la peur qui se lisait sur son visage, elle adressait une mine outrée et défiante à l’homme qui, debout devant le bar, réduisait la scène au silence.
— Si j’ai bien compris… articula-t-il en détachant chaque syllabe. Tu m’as giflé ?
Les hommes secouaient du nez pour suivre l’échange, s’assurant que leur postérieur restât vissé sur leur chaise en toute circonstance ; mais les filles, elles, ne s’écartèrent pas d’une épaule lorsque le desperado s’approcha.
— Que se passe-t-il, ici ? intervint Jessie d’une voix dure.
L’attention tourna plus vite qu’une girouette au vent, une dizaine d’yeux roulèrent vers elle alors que le criminel tirait son chapeau en arrière pour s’assurer qu’il n’avait pas la berlue. Les donzelles du West Royale étaient jolies – sa réputation, à ce sujet, ne rendait pas justice à la réalité –, mais la créature qui tenait son port altier sur ces marches, elle, juste là, les renvoyait toutes à l’école. Jessie, ses yeux noirs débordant de mille douleurs, de cent lueurs et d’autant de cœur, ses mèches torsadées qui évoquaient le soir et les étoiles, sa gorge bombée, saupoudrée de tâches de rousseur prêtes à s'envoler de leur corset. Jessie, du haut de ses trente et quelques années. Ses colères une tempête, ses sourires une oasis.
— Je veux une fille, grogna le desperado de sa voix bourrue. N’est-ce pas un endroit pour en chercher une ?
La petite Anne avança d'un pas :
— Pas en fourrant tes grosses mains sur m…
— Assez, l’interrompit la patronne.
Jessie avait assez d’expérience dans le business pour connaître le profil d’un visiteur en un coup d’œil. Celui-là était un caïd ; il ne venait pas simplement se faire mousser, mais prendrait bien un réel plaisir à saccager l’établissement et s’imposer aux prostituées qui auraient osé lui refuser leurs faveurs. Elle avait déjà vu des hommes de sa trempe auparavant : la mort planait dans les replis de leur poncho, et pourtant, leur dextérité à la gâchette les prévenait toujours d’être ceux qu’elle emportait… Cette loi prévalait sur toutes les autres, dans les vastes plaines de l’Ouest…
— Je m’occupe de ce monsieur, résolut-elle.
Suzanne exprima une protestation silencieuse, mais le cillement de la patronne la dissuada d’interférer dans sa décision. Si le desperado montait avec une autre qu’elle, Dieu seul savait ce qui lui arriverait. Jessie était la gérante du West Royale et, aussi longtemps qu’elle le serait, aucune de ses employées ne subirait le moindre affront. En prenant inspiration et courage d’un souffle, elle tendit la main vers le colosse qui lui faisait face :
— Suis-moi, si tu veux de la compagnie.
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