Les Chactas
Jessie s’habituait à la chevauchée ; elle n’avait jamais été une grande cavalière, mais Matilda savait manier les rênes avec délicatesse. Les bras autour de la taille de sa ravisseuse, elles avaient donc parcouru les plaines sèches de l’Oklahoma toute une journée supplémentaire, jusqu’aux frontières arborées des contrées indiennes.
— Nous allons faire un détour par un village Chacta que je connais bien, avait expliqué la rouquine alors qu’elles partaient dans la matinée.
— La tribu d’indiens ? s’était étonnée Jessie en croquant dans leur dernière pomme. Pourquoi faire ?
— Je dois me refournir en peyotl.
— En peyotl ?
— C’est le cactus magique qu’utilisent les chamans pour parler à leurs dieux. Sans ça, je ne retrouverais pas la piste du Conquistador.
Jessie avait plissé ses yeux noirs à travers le vent et la poussière. Même après une journée de route, elle ne s’était pas faite à l’idée que sa compagne pourchasse un dangereux criminel connu dans tout le pays pour sa dextérité à la gâchette. Encore moins lorsque ledit criminel l’avait déjà abattue une fois dans ses rêves. Mais Matilda n’avait pas voulu discuter de sa détermination : d’après elle, le destin devait la conduire à défier le hors-la-loi depuis de longues années, et il n’existait plus aucune échappatoire à cela. Sans avoir creusé davantage, Jessie s’était donc engagée à la suivre pour recueillir sa dépouille lorsque la prémonition s’accomplirait ; en réalité, elle comptait bien découvrir ce qui se tramait derrière ce mystère et ainsi empêcher son amie de courir à sa mort.
— Et puis ça fait planer, avait ajouté la chasseuse de prime en riant sous son long chapeau. Il n’y a que les indiens pour vénérer de la drogue, pas vrai ? Tu vas voir, je vais te montrer comment on s’envoie en l’air chez eux.
Sur ces belles paroles, les deux donzelles avaient filé au galop vers l’ombre des nuages. Désormais, un filet de fumée grise au loin séparait le ciel en deux, bleu d’un côté, orange où le soleil se couchait de l’autre. Les montagnes Wichita s’étiraient autour d’elles dans la chaleur douceâtre du crépuscule, parsemées d’arbustes et de secrets. Et les couleurs de quelques tipis chatoyaient sur l’horizon embrasé.
— C’est magnifique, commenta Jessie – qui avait oublié que le monde au-delà de Guthrie pouvait aussi être doux.
— Pas mon genre d’hommes, mais chacune ses goûts.
La prostituée fronça des sourcils. Elle allait demander à sa conductrice de s’expliquer, lorsqu’une voix éraillée les interpela :
— Matilda !
Un vieux Chacta, le visage parcheminé et rayé d’une balafre boursoufflée qui lui avait pris un œil, dévalait les pentes de la butte voisine sur le dos d’un étalon musculeux. La bête aurait pu renverser leur Appaloosa volé d’un coup de ses flancs massifs, et semblait dix fois trop grosse pour ce petit vieillard rabougri qui la montait.
— Tu penses que le village va te laisser revenir sans un mot ? s’insurgea-t-il. T’as du cran de réapparaître ainsi !
— Oh, mon chéri ! s’exclama l'accusée d’une voix moqueuse. Je suis justement là pour expier mes fautes !
Elle tira alors sa Winchester de sa sangle d’un geste expert, sans ralentir leur course, puis la fit tournoyer à bout de bras. Le canon acheva la pirouette logé sous son menton.
— Dis à Nashoba que je ne l’oublierai jamais !
Jessie et le vieillard réagirent à l’unisson, agités d’une même vague de panique :
— Qu’est-ce que tu fais ? Arrête !
La brune en amazone derrière elle voulut lui prendre le fusil, tandis que l’indien galopait à toute allure, le bras tendu pour la rattraper… Mais la chasseuse de primes jeta son arme dans la main de ce dernier, le déséquilibrant ainsi et faisant perdre sa trajectoire à son énorme cheval.
— Tu vois ! s’écria-t-elle alors que le poursuivant pilait sur sa monture et ne devenait qu’un point dans une tornade de poussière derrière elles. Tu m’aimes !
— Nashoba sera furieux ! hurlait le vieillard en s’efforçant de garder son équilibre.
— Tu es complètement folle, déplora Jessie en repassant les bras autour de la taille de sa conductrice.
— Je sais.
— Et de qui parliez-vous, au juste ?
Alors, Matilda se retourna pour lui présenter le profil de son visage, un iris vert et luisant dans la lumière du coucher de soleil :
— Nashoba ? Tu vas bientôt le rencontrer, c’est mon mari.
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