La fille morte
Jessie ressentait, sans les voir, la présence des villageois qui avaient dû épier leur conversation cachés dans les hautes herbes ou à la faveur de la nuit. Un frisson parcourut son échine, et elle dut se retenir de passer par réflexe un bras devant son décolleté trop généreux : de toute façon, personne n'aurait plus été capable de le discerner à travers ces ténèbres.
— Tu t’es jetée tête baissée dans le derrière d’une poule ? s’amusa Matilda, qui l’attendait un peu plus loin sur le chemin.
La courtisane n'avait pas retiré les plumes emmêlées dans les tourbillons de ses cheveux – celles que les enfants lui avaient offertes un peu avant la tombée du jour. Et elle choisit de les laisser en place malgré les moqueries de son amie, comme un talisman qui la protégerait de l’animosité du village et des dangers à venir. L’innocence avec laquelle elles avaient été offertes possédait sans doute ce genre de pouvoir.
— Tu comptes vraiment affronter les hooligans, demain ?
La chasseuse de primes haussa des épaules. De là où se tenait Jessie, elle ne paraissait qu’une vague forme blanche sous la lune, mais son sourire en coin se devinait pourtant par-delà l’obscurité – le même petit rayon de soleil qu’elle affichait toujours, adolescente, lorsqu’elle préparait un mauvais coup.
— Ce ne sont peut-être que des jeunes… commença la prostituée en prononçant désormais les mots à mi-voix. Mais les gamins aussi peuvent être cruels, et plus encore lorsqu’ils sont en groupe.
— Tu es avec moi maintenant, non ?
Jessie s’arrêta alors, toute proche de Matilda, leur souffle résonnant à l’unisson avec le chant des grillons. Un coyote hurla dans les montagnes.
— Oui, expira-t-elle.
— Alors je n’ai pas à m’inquiéter. C’est toi qu’ils viseront.
La brune roula des pupilles, regrettant d’avoir oublié – même un instant – que sa camarade était devenue cette femme légère au point d’en être insaisissable.
— Nashoba a fait apprêter un tipi juste pour toi, hasarda Matilda en reprenant sa marche à l’aveuglette. Pour ce soir.
— Tu veux dire… Que tu ne restes pas avec moi ?
— Bien-sûr que non, qu’est-ce que tu crois ? Je loge à bien meilleure enseigne, c’est le privilège de la reine.
— Chez ton mari ?
— Des époux ne devraient-ils pas célébrer leurs retrouvailles ? Je veux dire… Plusieurs fois, tant qu’ils le peuvent ?
Jessie s’abstint de répondre. Cette maudite rousse était-elle capable de la moindre empathie ? N’avait-elle aucun remord à l’abandonner seule au milieu de cette tribu farouche, alors qu’elle l’avait conduite jusqu'ici de force ? Mais la malheureuse savait, au fond, qu'elle s’était laissée embarquer de bon gré si loin de son royaume. Elle avait caressé des espoirs qui se dévoilaient un peu plus grotesques à mesure de ce délirant voyage : les deux amies, en réalité, cherchaient le même fantôme, la même fille morte. Et Jessie devait l'accepter, assumer les conséquences de sa propre docilité. D'une certaine manière, elle en avait fait son travail.
Elle convint donc de conserver sa dignité et ne supplia ni ne protesta pour qu'on l'accompagne.
— Là-bas ?
— Oui.
— Alors bonne nuit.
Tandis que Jessie s’éloignait à grandes enjambées, une main lui saisit toutefois le poignet avant qu’elle ne puisse échapper à sa portée : la courtisane effectua un tour sur elle-même, et sa compagne la prit enfin dans ses bras.
— Merci, murmura celle-ci au creux de son oreille.
La brune se fondit un peu dans cette étreinte, malgré elle, imaginant l’adolescente qu’elle avait connue derrière ces mèches rousses qui lui chatouillaient les épaules, ce cœur qui battait la chamade contre sa poitrine, ces bras chauds autour de sa nuque qui paraissaient un instant ne plus vouloir la laisser partir, et qui se dérobèrent d’eux-mêmes la seconde d’après…
— Retire ses plumes avant qu’un serpent n’essaye de gober tes œufs, plaisanta la chasseuse de primes en s’éloignant pour de bon.
Peut-être existait-il toujours un pont, quelque part, vers ce jardin qu’elles avaient autrefois partagé rien que toutes les deux.
Lorsque Jessie trouva son tipi dans les ténèbres, qu’elle se fut assuré qu’aucun homme ne se cachait à l’intérieur, elle chercha un coin assez éloigné de l’entrée pour essayer de fermer les yeux sans redouter d’être enlevée dans son sommeil… Et tandis qu’elle dénouait le corset qui l’avait étouffée toute la journée, qu’elle ôtait ses bottines, ses bas-résille et arrangeait les replis des jupons de sa robe, un contact froid sur ses doigts la fit sursauter : elle venait de mettre la main sur un pistolet, un revolver LeMat. Peut-être Matilda se souciait-elle davantage de son sort que ce qu'elle ne voulait bien admettre.
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