La jeunesse décadente

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 Tom jeta sa flasque dans la main de Jebediah, quelques gorgées de whisky avant de reprendre la route. Les deux frères partageaient – en plus de l’alcool – les mêmes boucles blondes et yeux noisette, des fossettes qui leur donnaient un air d’enfant lorsqu’on les prenait à sourire. En revanche, le premier gardait pour lui seul cette petite lueur méchante dans l’ombre des sourcils, la marque d’une intelligence employée à contrarier le monde autour de lui. Le second arborait un visage davantage simplet et crasseux ; il semblait mieux adapté à la vie dans les plaines arides de l’Oklahoma, d’une certaine manière.

— Admets que tu t’es planté, Tom ! s’écria soudain Sergio, dévalant en trombe la colline devant eux.

 Monté sur un étalon vigoureux, ses bras exposés au soleil et son nez souligné d’une fine moustache aussi noire que son regard, l’Italien était suivi des trois autres de la bande.

— Arrête d’accuser mon frère, le rital ! l’invectiva aussitôt Jebediah.

 Tom rabattit son chapeau blanc sur son front, caressant le velours sous ses doigts en ignorant le groupe qui galopait vers eux. Il avait mené l’expédition pour prouver à ce mangeur de pâtes et à ses acolytes qu’il restait encore des grands bisons en Amérique : Buffalo Bill ne pouvait pas les avoir tous chassés, car c’était lui qui devait inscrire son nom dans la légende en abattant le dernier d’entre eux. Et il le prouverait devant témoins.

— On ferait aussi bien de rebrousser chemin avant de tomber sur un Chacta, bégaya l’un des garçons qui accompagnait Sergio.

— Ne fais pas la fillette, répliqua sèchement ce dernier. Je préfèrerai tirer un indien qu’un bison, en vérité. Il n’y a que notre ami ici présent pour s’intéresser aux bêtes déjà mortes depuis longtemps.

 Jebediah, frère fidèle, présenta son majeur à la bande. Il se comportait comme un vrai membre du Doolin-Dalton Gang, avec ses coups de sang et son vocabulaire aussi coloré que l’arrière-train d’une vache, mais Tom savait qu’il hésiterait à appuyer sur la gâchette si un visage humain se trouvait de l’autre côté du canon. En fait, il avait même déjà vu son œil briller en tuant un cerf ou des lapins.

 Pour sa part, l’aîné de la fratrie n’avait jamais tué qui que ce soit non plus. Il savait cependant que cela n’était qu’une question de temps, et l’italien serait d’ailleurs peut-être le premier inscrit sur la liste de ses victimes. Tom rejoindrait un jour les grands hors-la-loi de l’Ouest, comme Bill Dalton ou Duncan Leblanc : contrairement aux autres qui s’étaient aventurés jusqu’ici pour le goût du risque, lui était de leur trempe. En tout cas, il méritait davantage que ce désert d’épines et de buissons carbonisés par le soleil, que ce vent chaud qui étalait la sueur dans ses yeux et grattait son nez par vagues de poussière.

— Poursuivons notre route vers l’Ouest, proposa-t-il au bout d’un moment. On va les trouver.

— Nous finirons surtout par tomber sur les indiens.

— Ça vous fait peur ? Dix de ces sauvages au combat ne valent pas un seul d’entre nous. En tout cas, pas mon frère ou moi.

 Jebediah grogna pour acquiescer, et Sergio se frotta la moustache entre le pouce et l’index. Chacun de ses gestes débordait de suffisance, comme s’il en savait beaucoup plus que tous les autres et qu’il acceptait de les accompagner seulement pour qu’ils ne fassent pas de bêtises. Il regardait Tom de la même manière que s’il avait été un enfant à ses pieds, et cela suffisait à plonger ce dernier dans une humeur à tuer les mouches. Mais lui-même mettait aussi le courage de l’Italien à l’épreuve en refusant d’abandonner, car celui-ci hésitait de plus en plus longtemps avant d’accepter de poursuivre davantage leur expédition. Avait-il peur d’être attaqué par les Chactas, ou bien d’être descendu d’une balle dans le dos par l’un de ses compagnons de voyage ? Le premier qui ferait demi-tour, à ce stade, verrait sa réputation salie à jamais…

 Et le grand frère avait déjà convenu avec lui-même qu’il abattrait les quatre autres, au cas où ils ne tomberaient vraiment sur aucun bison : après tout, il s’agissait de ne pas perdre la face.

— D'accord. Allons-y, lâcha enfin Sergio.

— Je ne le sens pas du tout, ce périple…

 Mais alors que le groupe s’apprêtait à repartir au galop, plus en profondeur vers les montagnes Wichita, une silhouette apparut à l’horizon. Peau pâle et longs cheveux noirs qui dansaient dans les courants d’air, c’était une femme au milieu de nulle part.

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