Le colosse au grand cœur

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 Jebediah n’avait jamais été du genre bavard. Pourtant, dès qu’il la vit, cette femme trouva des mots à lui ôter de la bouche. Il sut en une seconde qu’elle sentait la vanille et l’amande, et qu’elle était la plus belle créature qu’il connaitrait de sa vie.

— Une seule mégère qui trucide un village d’indiens ? ricana Tom. Allons bon ! Quand je croyais que les Rouges avaient connu toutes les humiliations !

— C’est ridicule… objecta Sergio, le regard plissé du haut de sa monture. Tu as dû prendre un mauvais coup sur la tête.

 La douce reprenait son souffle, et Jebediah ne possédait rien d’autre que sa bouteille de whisky à lui offrir ; il se sentait si rustre devant elle qu’il en rougissait sous les coups de soleil. Mais contre toute attente, après avoir daigné jeter le noir absolu de ses pupilles sur lui, elle accepta la boisson de ses mains. Il sentit son cœur fondre avec la petite lampée qu’elle avala.

— Je sais ce que j’ai vu, répliqua-t-elle alors d’une voix dont l’assurance surprit les six hommes. Ce n’était pas une femme, c’était un démon.

 Elle pointa son nez en direction de l’Italien et de la croix d’argent qui brillait à son cou, avant d’ajouter :

— Elle arborait les cheveux roux du diable, et l’Enfer crépitait du fond de son rire.

 Le moustachu esquissa un imperceptible geste de recul, suivi des trois gaillards derrière lui. Tom, quant à lui, souffla d’un air consterné en les regardant faire, de même que lorsque Jebediah disait une « bêtise ».

— Une rousse, et alors ?

 Il fit avancer son cheval vers la demoiselle, puis commença de tendre le bras :

— Prenons-la avec nous et allons voir ce fameux village d’indiens détruit. Avec un peu de chance, il y aura des victuailles à récupérer.

— Et si elle nous conduisait plutôt dans un piège ? objecta Sergio.

— Ou qu’elle disait vrai et que la femme du Diable était encore là ? renchérit Jim derrière ses lunettes rondes, oubliant bien vite sa peur des Chactas.

 L’inconnue secoua alors du menton, puis feignit de se dérober à la main de Tom. Son visage inquiet évoquait celui d’une princesse de conte qui aurait été trop longtemps tenue captive par un fantôme.

— C’est toi le chef, dans ce groupe ? s’enquit-elle. Je vous en p…

— Ce type n’est le chef de personne, l’interrompit Sergio.

 Son rictus semblait cracher des éclairs, et Tom lui rendit un grognement : les deux molosses se détournèrent brièvement de leur os. Jebediah semblait le seul à réaliser l'ampleur de leur quête. Ni son frère, ni l’Italien n’avaient assez de cœur pour comprendre la détresse de cette grande dame. Scott tendit soudain son doigt vers l’horizon, une exclamation étouffée se perdant avec son geste ; les autres pivotèrent et aperçurent alors un nuage de fumée sinistre qui s’élevait sur les plaines au loin.

— C’est elle ! s’écria la demoiselle. Elle revient pour moi !

— Elle revient pour toi ? réagit Tom. Comment ça ?

— Elle m’a poursuivi jusqu’ici depuis Guthrie en ravageant tout sur son passage.

— Cette femme est un porte-poisse ! glapit Jim. Elle a été marquée par les indiens !

 Dans la panique montante, Jebediah croisa les yeux de son frère, fugace, mais assez longtemps pour trahir l’affection nouvelle que lui inspirait cette étrange demoiselle. L’expression de Tom devint un rideau de fer.

— Arrêtez de divaguer ! s’emporta-t-il. Allons voir, et si vraiment il y a là-bas une folle et qu’elle n’est pas très jolie, alors nous nous débarrasserons d’elle. Sinon…

— Qu’est-ce qui te donne le droit de nous commander ? l’arrêta Sergio. Je rêve ou tu crois vraiment être mon chef ?

 Scott et Ernest, les deux blonds qui accompagnaient le moustachu, firent front commun de leur monture. Tom n’était toutefois pas du genre à se laisser impressionner. Passée l’incrédulité, il railla :

— Très bien, faites dans vos culottes si ça vous chante. Moi, je n’ai peur d’aucune femme ni d’aucun homme.

 Il claqua alors des rênes de son cheval et se pencha pour saisir la belle inconnue par la taille, mais Jebediah s’interposa et l’obligea à cabrer. Personne ne faisait peur à son frère, à part lui lorsqu’il décidait de le contredire.

— Ne la touche pas.

— Qu’est-ce qui te prend, tu es fou ?

 Tom tenta en vain de le pousser, sans conviction. Le colosse n’aimait pas les conflits – d’autant plus qu’il avait un profond respect pour son frangin, qui lui avait tout appris depuis l’enfance –, il savait néanmoins distinguer les rares qui valaient la peine d’être menés. Celui-ci était l’un d’eux. La douce leur intimait à présent de décamper avec insistance :

— Vous ne comprenez pas ! suppliait-elle presque. Ce démon a tué Duncan Leblanc de son fusil ! Elle traque le Conquistador en ce moment même !

— Duncan Leblanc ? Tu dérailles ! Et puis je n’ai jamais entendu parler de ce Conquistador.

 Mais Jebediah croyait la princesse, quoiqu’elle dise. Si les autres hésitaient encore, ils seraient sûrs au moins de ne pas vouloir le contrarier, lui : le groupe pouvait ainsi tomber d’accord sur une retraite pour le moment.

 Ce fut alors qu’un coup de feu tonna dans la distance, comme le clairon d’une trompette dérangée, annonce d’une silhouette que les six hommes ne pouvaient encore qu’à peine apercevoir.

— Nous faisons demi-tour, ordonna Jebediah.

 Et Tom voulut le contredire, alors il le saisit par le col et le secoua avec autant de facilité que s’il avait été une poupée de paille. La demoiselle parut soulagée de voir les autres membres du groupe se résigner à faire tourner leur monture, chacun l’air mi-inquiet, mi-perplexe.

— Ton frère est peut-être plus malin que toi, grogna Sergio à l’intention de l’aîné. Nous sommes encore trop loin pour la portée d’un fusil, profitons-en pour établir un plan.

 L’interpelé serra des dents, son doigt sous le nez de Jebediah, s’efforçant d’ignorer la remarque :

— Nous n’en avons pas fini, toi et moi.

 Le cadet hocha du menton tandis que son frère s'éloignait avec mauvaise volonté. En réalité, il n’avait qu’une idée en tête : sauver cette femme tombée du ciel. Il ne faisait plus aucun doute qu’il s’agissait de la mission pour laquelle Dieu l’avait porté sur cette Terre, et que le Diable se trouvait là-bas avec l’incendie et les coups de feu. Tandis que les autres filaient déjà vers les collines, il fit ainsi courir sa monture et se pencha vers la belle dame afin de la hisser avec lui vers le salut.

 Il eut alors juste le temps de découvrir son visage qui se troublait, presque comme si elle ne voulait pas être sauvée, tout compte fait, puis une nouvelle détonation. Un choc dans sa poitrine, il chuta de son cheval…

Enfin, plus rien.

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