Pourquoi les flamants roses ?
Il fait chaud.
On a couru toute la journée et je crois qu’on a pris quelques coups de soleil.
Le vent nous rafraîchit. Les insectes s’envolent. Le ciel est rose.
On n’entend que les grillons, la mer, la brise dans nos cheveux.
La poussière vole et j’ai les genoux écorchés.
Nous n’avons rien d’autre à faire que de rire et d’être heureux.
- Été 2007.
Les jours avaient rallongé, et le soleil s’habillait désormais de différentes teintes orangées qui enrobaient la lumière d’un halo presque majestueux. Ses rayons filtraient à travers les fenêtres, venaient réchauffer les fauteuils et révélaient la poussière restée en suspension.
Sybille ferma les yeux, laissant la chaleur lui imprégner doucement le dos. Devant elle s'étalaient les derniers mots d’un très long manuscrit qu’elle avait pris le temps de lire mais qu’elle trouvait insipide, et dont l’auteur attendait le retour depuis longtemps. Elle soupira, exténuée, rejetant la tête en arrière en laissant ses longs cheveux blonds lui tomber sur les épaules. Elle songea qu'elle devait les laver. Elle pensa aussi à la vaisselle qui s'éternisait dans l'évier, à sa pile de papiers à trier, son appartement à nettoyer. Elle lorgna sur la dizaine de manuscrits qu’elle avait encore à travailler. Elle grimaça en sentant les muscles de son dos se réveiller douloureusement. Elle pouvait sentir sa chaise lui incruster la peau, ankyloser son corps et son esprit. Résignée, elle ferma son ordinateur et se leva en soufflant. Elle se servit un verre d’eau qu’elle but en une rasade, s’avança vers le miroir de son salon. L’image qui lui fut renvoyée fût celle d’une jeune femme cernée, à la peau blanche, aux yeux bleus pâle, au visage longiligne et tiré. Elle se détourna de son reflet.
Il y avait deux jours qu’elle avait raccroché avec Astrid. Elle avait réservé ses billets, fermé sa valise, préparé une playlist pour le voyage. Elle s’était assise avec Adam, l’avait prévenu qu’elle partait pour deux semaines chez sa sœur qui n’allait pas bien et que, bien sûr, elle l’appellerait régulièrement. Elle n’avait pas dit que c’était elle qui l’avait appelé. Elle n’avait rien dit de sa remise en question, de la panique qui l’envahissait. De ce test de grossesse positif. Elle ferma les yeux en repensant à cette soirée chaotique où elle avait été submergée par un tsunami. Ils essayaient pourtant depuis de nombreux mois. Très souvent elle avait eu les seins tendus, des nausées et un retard de règles, mais les tests étaient à chaque fois négatifs. Pas cette fois. Cette fois, elle était enceinte. Cette fois, une grossesse avait démarré et avec elle l’inévitabilité d’un enfant au bout du chemin. Face à ce fait, vertigineux, elle s’était rendue compte qu’elle n’en avait jamais mesuré l’éventualité, les conséquences, les implications. Il lui avait demandé : “Est-ce que tout va bien ?” et elle avait simplement répondu “Oui”.
Elle rouvrit les yeux. Bon. Son esprit n’était qu’un immense vortex, et il était temps qu’elle aille se laver. Abandonnant son verre sur un coin de table entre deux articles et une tablette de chocolat, elle sauta dans la douche où elle déversa la moitié du ballon d’eau chaude sur son corps et ses cheveux. Quand elle sortit, trempée et les doigts fripés, la vapeur avait tellement envahie l’espace qu’il lui fut momentanément impossible de s’orienter. Elle entendit soudain son téléphone se mettre à sonner et elle traversa l’appartement, nue et rouge écrevisse, pour aller répondre à l’appel d’Adam.
“Bonsoir, ma chère.
- Adam ?
- Oui. Comment allez-vous ?
- Je… Oui.”
Elle cligna des yeux trois fois, se rendant compte qu’elle avait mal répondu à sa question. Il rit au bout du fil.
“Est-ce que vous seriez disposée à sortir et me rejoindre en bas de la rue, très chère ?
- Disposée ? Tu veux dire au moins propre ? Car c’est le cas, en revanche je suis encore nue.
- Il vous faudra des vêtements je le crains.
- On ne va donc pas dans un strip-club, je suis un peu déçue. Est-ce qu’il faut que je te vouvoie moi aussi ?
- Vous avez cinq minutes pour me rejoindre.”
Et il raccrocha. Sybille secoua la tête en souriant. Elle se dépêcha d’enfiler une robe qu’elle trouva à sa convenance, à savoir bleue qui lui laissait les épaules nues, des talons et un manteau long et sortit, les cheveux encore mouillés. Elle frissonna, surprise par l’air frais qui contrastait avec le soleil de la journée. Elle dévala les escaliers, croisa le voisin du dessous qui sortait ses poubelles, et débarqua dans la rue animée. Le long du trottoir, la vieille clio d’Adam l’attendait. Elle s’avança, toqua à la portière. Le sourire aux lèvres, Adam fit descendre la vitre qui s’abaissa dans une lenteur extrême.
“Le carrosse de madame est avancé.” dit-il en l’invitant à monter.
Il avait les yeux qui pétillaient. Les fossettes aux coins de ses lèvres étaient malicieusement exagérées par cet immense sourire qui découvrait le diastème de ses dents. Ses cheveux bruns trop longs lui arrivaient désormais presque aux oreilles et il avait rasé son visage à ras ce qui lui donna l’air d’avoir dix ans de moins. Il arborait une veste de costard noire par-dessus une chemise blanche fraîchement repassée et il tenait dans ses mains un bouquet de roses rouges et blanches qu’il lui tendait. Elle le saisit, s'émerveilla de ses couleurs intenses. Elle ouvrit la portière et se hissa dans son bolide flamboyant.
“Elles sont magnifiques, lui dit-elle. Toi aussi, tu l’es.”
Elle l’embrassa, se redressa vite quand elle sentit les fameuses roses se froisser entre eux.
“Tu ne vas pas avoir froid ? lui demanda Adam en caressant ses cheveux humides.
- Si, mais tant pis, ce sera à toi de prendre soin de moi quand je serai alitée demain au fond du lit."
Il sourit.
"Je me demandais… commença-t-il d'une voix grave, si tu accepterais de sortir avec moi ce soir ?
- Eh bien… Volontiers, j'accepte. Est-ce qu’on commence par les formalités ?
- Evidemment. Je m’appelle Adam, j’ai 30 ans. Je suis médecin généraliste, ma couleur préférée est le vert et je déteste les livres policiers.
- Enchantée. Je m’appelle Sybille, j’ai 29 ans et je suis éditrice. Je n’ai pas vraiment de couleur préférée et j’adore la poésie. Où est-ce que tu m’emmènes ?
- J’avais pensé à un excellent restaurant japonais pas loin d’ici, est-ce que ça te dit ?
- Je me laisse porter.”
Il alluma le moteur qui fit vibrer la clio quelques instants, la démarra pour s’engager dans les rues de Paris, les vitres assez ouvertes pour laisser l’air leur faire voler les cheveux. Sybille ferma les yeux. Elle oublia quelques instants ce qui lui embrouillait l’esprit. La nuit les porta et les étoiles les éclairèrent. Ils sortirent repus du japonais où un jeune serveur qui débutait avait mélangé leurs menus, lui laissèrent un pourboire généreux pour l’encourager et regrettèrent d’avoir craqué pour un dessert. Ils sortirent en riant quand ils tentèrent d’imiter les poissons-chats de l’aquarium et marchèrent sur les pavés une bonne heure pour tenter de digérer. La soirée s’était rafraîchie, les voitures étaient moins nombreuses, le vent était tombé. Ils s'arrêtèrent dans un bar où le monde affluait. Il commanda un verre de vin blanc, elle prit un verre de coca en arguant qu’elle avait déjà le ventre trop plein pour tolérer de l’alcool. Il ne releva pas, lui raconta une anecdote, lui caressa la main. Elle lui partagea une musique qu’elle venait de découvrir, noua ses cheveux blonds maintenant qu’ils étaient secs. Les heures passèrent et la nuit s’avança. Ils récupérèrent la voiture mais ne trouvèrent une place que loin de leur appartement. Un lampadaire les éclairait. Adam coupa le moteur et la musique s’éteignit. Il se tourna vers Sybille alors que le silence les entourait.
“Tu es très jolie, tu sais.”
Les ombres accentuaient les fossettes aux coins de ses lèvres. Elle se remémora comme elle en était tombée amoureuse, il y a 9 ans, se dit qu’elle les aimait toujours autant. Ils avaient détaché leurs ceintures mais n’avaient pourtant aucune envie de sortir de l’habitacle.
“Tu as un film préféré ? lui demanda-t-il.
- On continue avec les questions de premier date ? rit-elle.
- Bien sûr, il faut bien que je sache si je veux te revoir ou pas.
- C’est beaucoup de pression pour un film…
- Mais ça en dit beaucoup sur les gens.
- Peut-être. “N’oublie jamais”, je dirais.
- Ah, tu as déjà dû le voir trente fois, non ?
- J’ai oublié de compter… Mais je pleure à chaque fois. Tu as un oiseau préféré ?
- Ah ! Très bonne question. Les flamants roses.
- Pourquoi les flamants roses ?
- J’aime beaucoup leurs longues pattes, leur couleur, leur régime alimentaire.”
Elle le regarda d’un œil interrogateur.
“Oui, j’adore les crevettes moi aussi, se justifia-t-il très sérieusement.
- Les roses ou les grises ?
- Tu sais que ça dépend juste de la cuisson ?”
Elle explosa de rire.
“Je ne suis vraiment pas une femme à marier.
- Tant que tu aimes les crevettes. C’est quoi, ton oiseau à toi ?
- La mésange bleue. Pour plein de raisons. Et c’est vrai que j’aime les crevettes.
- C’est un très bel oiseau.
- Non, ce sont des crustacés.”
Un groupe de passants marcha près de leur voiture, riant dans la nuit. Sybille appuya sa tête contre son siège, un sourire jusqu’aux oreilles. Adam la contemplait. Leur premier rendez-vous n’avait jamais ressemblé à ça. Il l’avait rejoint sous la pluie, la chemise imbibée de parfum, elle avait mis une robe malgré le froid mordant. Ils avaient bégayé de se retrouver là, à échanger des banalités et se complimenter, le ventre noué et les joues roses. Ils n’avaient rien suivi du film dont ils n’avaient encore à ce jour aucun souvenir. C’était à des années-lumières, et pourtant c'était aussi comme hier.
“Tu as des frères et soeurs ?” demanda-t-elle presque dans un chuchotement.
Il l’interrogea du regard quelques instants.
“Oui, répondit-il. J’ai un seul frère, il s’appelle Thomas et il a 34 ans. Il est ingénieur et il adore les tomates. Les grosses tomates, celles qu’on peut farcir.
- Et manger avec de la mozzarella.
- Evidemment.”
Le calme les entourait. La fraîcheur s’insinuait doucement dans la voiture. Sybille ramena un peu plus son manteau sur sa poitrine.
“Et toi ?” continua Adam.
Elle se redressa, jeta un regard dehors à travers le pare-brise.
“J’ai un petit frère qui a 27 ans. Théodore. Il écrit des chansons et travaille avec des chiens de traîneaux dans les Alpes. J’ai aussi une jeune sœur, on a quatre ans d’écart et elle habite à La Rochelle. Elle s’appelle Astrid, elle a hérité de la beauté du monde et travaille en tant que monitrice de voile.”
Elle laissa passer quelques secondes dont elle s’imprégna.
“Astrid avait un frère jumeau. Il s’appelait Léon.”
Elle eut la vision d’une mésange bleue.
“Il aimait les oiseaux, le sable chaud et glisser des petits mots sous nos portes. Je pense qu’il aurait été astronaute ou bien ornithologue.”
Les étoiles brillaient à travers la vitre, visibles malgré les lumières de la ville. Elle sentit la main d’Adam se glisser doucement dans la sienne, une caresse dans l’ombre qui lui réchauffa le cœur.
“Je sais que ce n’est pas une période facile pour toi.”
La voix d’Adam était grave et feutrée, presque chuchotée.
“Il n’y a pas que la date anniversaire… répondit-elle doucement.
- Je sais. Il y a aussi le boulot, et la pression qu’on te met… Je sens qu’il y a des dizaines de choses qui te traversent le cœur et l’esprit en ce moment. Je sens aussi que tu ne veux pas forcément m’en parler… Je te laisserais le temps, l’espace dont tu as besoin. Sache que je suis là. Je serais toujours là, quand tu seras prête.”
Il avait soudain le regard un peu voilé d’une tristesse qu’elle ne lui connaissait pas. Son cœur se serra. Elle sentit toutes les questions qu’il avait en arrière-pensée, les mots pesés et choisis avec soin. Elle lui serra un peu plus la main, se rapprocha de lui.
“Je suis désolée… Je voulais tout sauf te faire traverser tout ça. J’ai simplement… simplement besoin de faire le point sur certaines choses. Les derniers mois n’ont pas été faciles, les prochains ne le seront pas non plus, tu as raison. Je pense… je pense que c’est une bonne chose que je sois avec Astrid pour le trois août. Je veux appeler Théodore, aussi. Nous n’avons plus été ensemble à cette date depuis longtemps… Cette idée m’angoisse mais me rassure en même temps. Je sais pertinemment que j’ai encore des choses à résoudre de ce côté-là, et je… je ne sais pas trop pourquoi tout est exacerbé depuis quelques temps.”
Elle mentait. Elle avait chaud malgré l’air qui s’était refroidi. Elle sentit son bas-ventre lui peser, abritant la présence de cet être bien réel qui venait chambouler toute sa vie et ce qu’elle pensait être et vouloir. Elle ferma les yeux.
"Prend le temps qu'il te faut, souffla Adam. Fais le point sur ce dont tu as besoin."
Il lui caressa doucement le front, ramena une mèche blonde derrière son oreille.
“Est-ce que… Est-ce que tu as aussi besoin de faire le point sur nous ?”
Ses iris noirs, interrogateurs, attendaient anxieusement une réponse. La question la prit de court, sans doute parce qu’elle-même ne se l’était pas encore posée. Mais elle était là tout de même et cette réalisation fit chuter sensiblement sa tension. Elle ferma les yeux, un vertige lui tournant la tête. Jamais son esprit n’avait été aussi brouillé, aussi flou, aussi indécis. Jusqu’au mois dernier, sa vie n’était que d’une limpidité et d’une facilité indécente. Depuis ce foutu test positif, elle avait l’impression d’avoir sauté en parachute et de réussir à ne se rattraper qu’à quelques branches maigres au passage.
“Je t’aime.”
Ce fut la seule chose honnête, véritable et tangible qu’elle put lui répondre. Une branche un peu plus solide que les autres qui la rattrapa dans sa chute et la fit souffler quelques instants. Le regard d'Adam était toujours troublé d’une inquiétude palpable mais le sourire qu’il esquissa le rendit un peu plus pétillant.
“J’ai du mal à croire que je ne te verrais pratiquement pas pendant un mois…” murmura-t-il.
Sybille aussi avait du mal à y croire. La perspective l’angoissait. Ce n’était pas tant la durée, mais plus la signification. Elle n’avait pas envie de sortir de cette voiture. Les lampadaires les éclairaient d’une lumière faible et orangeâtre, elle frissonnait de la fraîcheur qui s‘était installée dans l’habitacle. Elle regarda Adam, s’imprégna de ses yeux, de ses fossettes, de ses lèvres. Elle se rapprocha encore de lui, glissa sa main dans ses cheveux bruns, l’embrassa doucement. Le baiser dura longtemps, doux, vulnérable, délicat. Le silence continua de les accompagner quand elle détacha ses lèvres des siennes. Adam la contempla quelques instants. Sybille avait arrêté de frissonner et ses joues avaient un peu rosi. Il sourit, lui caressa le cou, l’embrassa de nouveau, cette fois plus avidement. Elle avait la respiration un peu plus saccadée, le cœur un peu plus rapide. Les mains d'Adam couraient sur sa nuque, dans ses cheveux, sur ses joues. Ses lèvres la cherchaient, son souffle la réchauffait. Elle ferma les yeux tandis que sa bouche trouvait son oreille puis le creux de son cou. Elle frissonna sous ses doigts qui arrivaient en haut de ses cuisses. Le levier de vitesse les gênait et limitait leurs mouvements en les rendant maladroits. Le mieux serait d'arrêter et de rentrer chez eux, pourtant aucun des deux ne dit mot et ne le proposa. Le silence les enveloppa et la lune dans cette nuit sans nuage éclaira longtemps cette petite voiture cabossée, seule et arrêtée dans le temps.
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